Eugenio de Signoribus : Air du Dernier appel
Eugenio De Signoribus, un poète dont la voix compte encore – de plus en plus peut-être, dans l’Italie incertaine d’aujourd’hui –, avait fait une apparition remarquée à Paris, où une rencontre en son honneur était organisée à l’Institut Catholique (une publication est attendue), fin 2015, “Le poète pèlerin”. Depuis lors, des critiques et quelques textes de lui ont paru, surtout en ligne, ici et ailleurs, en particulier une très belle Élégie à la mémoire d’Yves Bonnefoy – lequel estimait sa poésie.
Maintenant, Eugenio nous a fait l’amitié de nous confier cette nouvelle version, remaniée, d’une page centrale de son dernier recueil, Stazioni, paru au début de l’année chez Manni. Le poème s’intitule Aria, comme un chant singulier (voir Caproni) mais aussi ou mieux comme un souffle, « comme une respiration – nous écrit-il – voulant crier mais sans être entendue, ainsi qu’est la poésie même, que l’on espère pour tous mais n’arrive à personne : on la prononce à l’intérieur de soi, prenant une respiration profonde que l’on émet ensuite, avec pudeur et désespoir » (correspondance privée). Pour l’occasion de la rencontre citée plus haut, j’avais traduit un texte de 2010 intitulé Poème de l’unité, dans la section « Rue(h) de l’esprit » du recueil Trinità dell’esodo (Garzanti, 2011) ; une note de l’auteur donnait une indication intéressante sur cette respiration : « Rue, du latin ruga, ride, pli, acquiert un surplus de sens si on lui ajoute le souffle de l’h, ruah qui, en hébreu, signifie l’esprit, le souffle de l’esprit » (de même, pourrions-nous avancer, que ar-rûaH en arabe). D’où, alors, cet essai de traduction qui peut être utile ici :
oh souffle expansé, rue
de l’esprit, rueeeeeeh !...
de lointains arrières
d’une bulle écartée […]
Il me semble que ces mots continuent d’avoir toute leur force aujourd’hui, « avec pudeur et désespoir », pour nous aider à lire l’Aria, un Air du dernier appel comme on le verra, avant l’obscurité. Et, nous l’espérons, sans obscurantisme. Depuis des abris peut-être « écartés », des voies « séparées » (j’ai traduit par « la voie étroite et divergente »), une conviction fragile indestructible.
traduction de Jean-Charles Vegliante
Siècle, en toi est peut-être
la fin du temps tourmenté
et les heures contraires, ni vécues
dans l’attente du vent radical,
ne nous sauveront…
la conscience seule ne suffit pas
nous devons encore nous appeler
nous reconnaître sans cesse
pour que renaisse l’idée
et qu’elle ne meure pas de nouveau à l’aube…
mais nous sommes les mineurs, au verbe marginal
et des mots désormais confettis
et ce n’est pas la fête, pas carnaval
mais l’émiettement des jours d’impatience…
La souche qui semble enterrée
ou derrière la lueur des écrans
en secret entrame chaque ordure
et enfume la tête des peuples
et les somnolents moineaux capture
et les étourdis de verbiages et peurs…
Ainsi la vaste lande, dite Europe,
proie marchande et prédatrice
retourne à la voie étroite et divergente
empoisonnée en corps et en esprit…
et chaque district fait ses comptes
contrôle qui arrive et qui va
croit pouvoir s’en sortir seul
en rêvant d’un eden protégé
alors que l’effroi ouvre des brèches
et change destin et point de vue…
On perd le regard commun et l’on sait
où mènent les frontières barrées
où mène ce pas marché
marqué mentionné martial…
s’élèvent de fortiches fortins
pour se protéger du mal forain
et qui crie pour sauver les couleurs
de toute la terre
s’époumone dans sa maison
bouclant en reddition les portes…
(pourquoi n’écoute-t-on pas
les voix contre la mort ?)
Sur les seuils restent les mineurs,
dispersés et désespérés,
soufflant des confettis en l’air
des mots en direction de mots
vers des arches futures…
actes intérieurs, respirations
(ce soir je voulais vous envoyer une photo
d’un couchant rouge sur les monts
d’une prodigieuse beauté…
mais le temps de chercher la pose
la lumière audacieuse s’est éteinte
en quelques instants c’était la nuit)
octobre-novembre 2017 - octobre 2018
(Version revue de l’éd. Stazioni, Manni, 2018)((Sur le recueil Stazioni, voir (avec un autre poème traduit) : http://poezibao.typepad.com/poezibao/2018/06/carte-blanche-%C3%A0-jean-charles-vegliante-stazioni-de-eugenio-de-signoribus.html))
Aria dell’ultimo appello
Secolo, forse è in te la fine
del tempo travagliato
né le opposte ore, le vissute
in attesa del radicale vento,
ci salveranno…
non basta la sola coscienza
dobbiamo ancora chiamarci
riconoscerci continuamente
perché risorga l’idea
e non muoia di nuovo all’alba…
ma siamo i minori, col verbo marginale
e le parole ormai coriandoli
e non è festa, non è carnevale
ma lo sbriciolare dei giorni impazienti…
La ceppaia che pare sottoterra
o dietro la luce degli schermi
in segreto intrama ogni lordura
e infuma la testa dei popoli
e i sonnolenti passeri cattura
e gli intronati da chiacchiera e paura…
Così la vasta landa, Europa detta,
preda mercantile e predatrice
torna alla via stretta e separata
avvelenata nel corpo e nello spirito…
e ogni distretto si fa i conti
controlla chi arriva e chi va
s’illude di fare da solo
sognando un eden protetto
mentre il terrore apre brecce
e cambia sorte e prospetto…
Si perde lo sguardo comune e si sa
dove portano i barrati confini
dove porta questo passo mercato
marcato marchiato marziale…
si alzano forzuti fortini
per proteggersi dal male alieno
e chi grida per salvare i colori
di tutta la terra
si sfiata nella propria casa
serrando in resa le porte…
(perché non sono ascoltate
le voci contro la morte?)
Sulle soglie restano i minori,
dispersi e disperati,
a soffiare coriandoli in aria
parole verso parole
verso arche future…
atti interiori, respiri
(stasera volevo inviarvi una foto
d’un rosso tramonto sui monti
d’una prodigiosa bellezza…
ma finché ho cercato la posa
la luce animosa s’è spenta
in pochi istanti era buio)
ottobre-novembre 2017- ottobre 2018
(pubblicato in Stazioni, Manni, 2018, qui con alcune integrazioni)
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Note
““““““la posa”: la migliore inquadratura.