Eurydice et Orphée, Initiation et Transgression

Les mythes fondateurs habitent notre inconscient. Ils œuvrent en nous dans des processus d’émergence qui peuvent nous révéler à nous-mêmes au moment où nous en prenons conscience. Selon les cultures, ils prennent différentes formulations et colorations mais souvent, amour, mort et renaissance y forment une trilogie fondatrice.

Trois siècles avant notre ère, Evhémère soutenait que les dieux grecs étaient des héros ou de grands hommes divinisés après leur mort. Peut-être arrive-t-il que le mythe se forme à partir d’une légende, elle-même ancrée dans le passé sur un élément historique, un personnage réel, une aventure vécue ? Quoi qu’il en soit, le mythe est d’une certaine façon le fruit du temps, et ne peut s’y réduire : la poésie ou la seule ferveur, qu’avivent un besoin d’absolu, le hissent sur un plan symbolique, voire sacré. Et la légende devient mythe lorsqu’elle rencontre (obtient ?) sa dimension d’éternité. Pour Claude Lévi-Strauss : « la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. » (Anthropologie structurale, 1958). Les mythes apparaissent dans le déroulement du temps des humains, tout en restant intemporels. Ils sont actuels dès qu’ils sont revivifiés. Les figures des dieux et divinités y sont des présences cosmogoniques opérantes, leurs actes ayant fonction de modèle.

La promesse d'Eurydice. ©Anny Pelouze

Des mythes actifs, c’est le point de vue que je souhaite partager ici, déjà remarquablement traduit par le poète Octavio Paz : « Pour que les symboles soient réellement eux-mêmes, il est indispensable qu’ils cessent de symboliser, qu’ils deviennent sensibles, c’est-à-dire des créatures vivantes et non des emblèmes de musée » (essai introductif aux Fragments d’un voyage immobile de Fernando Pessoa, Payot 1990).

Pour aborder un mythe, il me semble qu’il nous faut d’abord passer par l’allégorie de la caverne de Platon (La République, VII). C’est renforcer l’idée qu’un mythe ne se dévoile pas avant qu’un niveau de conscience suffisant soit atteint. Pour rappeler rapidement cette allégorie : dans la caverne, des prisonniers sont enchaînés près d’un mur. Ce qu’ils voient et assimilent à la ‘réalité’ extérieure ne sont en fait que les mouvements des ombres projetées sur ce mur à travers les flammes d’un feu situé à l’entrée de la caverne. Pour ces prisonniers, attachés et rivés à ce qu’ils perçoivent, la réalité est celle de ces ombres en mouvement. Distinct d’eux par son niveau de conscience, le philosophe pressent, comprend, que le vrai monde n’est pas le monde sensible, occulté par celui de l’apparence et du reflet imparfait, mais celui des Idées. Il ne se satisfait pas de ces simulacres, saisit la nécessité de sortir de l’illusion, se libère des liens qui le maintiennent en erreur, se retourne et part en quête de la réalité. Il est celui qui a contacté la liberté intérieure qui est sienne, dont il sait qu’elle est la plus puissante et l’essentielle liberté. Platon dit aussi que si on libérait un prisonnier non préparé pour le retourner vers la lumière, il ne pourrait pas la supporter, trop ébloui et déstabilisé.

Pour avancer intérieurement, pour s’approcher du réel, étape après étape, accepter de tout remettre en question, il faut se ‘dé-chaîner’, ôter soi-même les chaînes qui nous entravent, se ‘dé-voiler’, se dépouiller des fausses identités accolées par nous-mêmes, par les autres ou la société, se ‘dés-encombrer’ de fausses mémoires, de faux devoirs. Cela pour retrouver le chemin de qui je suis dans mon entièreté, pour naître à soi-même. Demander de l’aide chaque fois que nécessaire, avec discernement, sans perdre sa liberté, afin d’engager ce retournement, cette metanoïade l’être, pour accueillir en nous quelque chose d’encore plus grand que ce que nous connaissions de nous. Ne pas oublier que nous ressemblons à ces prisonniers et qu’une part de nous appelle cette libération…

Un mythe transcende le temps habituel, profane : il se place dans un temps sacralisé par le sens que nous lui permettons de porter. La perception du sacré ne procède pas de la rationalité mais bien d’une mise en vibration de la sensibilité, d’un accord de fréquence pour qui ouvre le champ de résonance. Le mythe s’enrichit d’un regard neuf, vivifié par chaque nouvelle création ; ses interprétations sont autant de facettes qui présentent, suggèrent ou provoquent. Sa capacité apparaît protéiforme, perceptible depuis de nombreux angles de vision, de compréhension. Ce lieu privilégié de l’imaginaire, collectif autant que personnel, se dévoile dans des conditions spécifiques, telles les initiations sur le chemin de celles et ceux en quête de sens, dans des climats propices que sont des événements majeurs de vie : une rencontre fondatrice, un songe, un voyage, un deuil marquant... Les étapes, les degrés du cheminement intérieur, qui se doublent souvent d’un déplacement extérieur, procèdent déjà de l’initiation dont la fonction est de relier les passages personnels au collectif, générant un rôle spécifique (passager ou durable), une tâche ou mission particulière à y accomplir au sein du cosmos.

Avec ce Printemps des poètes de Solliès-Pont, issu de l’enthousiasme du poète Georges de Rivas, nous sommes dans l’orientation spécifique du mythe d’Eurydice et Orphée. Dans leur fertile, nous pouvons nous situer comme des ‘questeurs’ d’immortalité et de beauté, en nous approchant sincèrement (étymologiquement ‘ sans cire’, en écoute libérée) de leur alliance qui fascine et inspire les artistes.

 

Eurydice et Orphée : un mythe sans cesse revivifié

Le mythe d’Eurydice et d’Orphée nous est transmis de façon détaillée par les récits poétiques de Virgile puis d’Ovide. Leurs versions passent les siècles en influençant un grand nombre de créateurs.Cependant, dès le VIesiècle avant notre ère, et donc bien avant d’être rédigée par Virgile à l’aube de notre premier millénaire, existe la légende d’un Orphée musicien et Argonaute, qui charme par sa lyre-cithare les arbres, les humains, les rochers eux-mêmes. C’est cet Orphée archaïque que l’on retrouve peint, gravé ou fresqué, célébrant la naissance du monde. Les poètes antiques à la source de ces œuvres y privilégient l’humain dans son rapport au sacré, orientant le mythe d’Orphée vers une connexion cosmique au monde des dieux. Son chant est hymne cosmogonique et des courants religieux, s’enrichissant de cette beauté qui les rassemble, deviennent ‘orphiques’. A la suite de Dionysos, Orphée subjugue ces mouvements encore mal unifiés et les fait entrer dans le monde d’Eleusis et ses mystères.

Jacques Heurgon, dans son Orphée et Eurydice avant Virgile (1932), considère cette période et développe l’argument d’un Orphée primordial solitaire : « c'est le mage inspiré que Polygnote avait peint, dès 450 [av. JC], sur les murs de la Leschè de Delphes, dans le bocage de Perséphone. Il est là, vêtu à la grecque, assis sur un tertre, touchant de la main gauche les cordes de sa cithare et de la droite les branches du saule contre lequel il est appuyé. Autour de lui, Patrocle, Ajax, Méléagre, et Marsyas, et Charon : point d'Eurydice. »Et ailleurs : « Il n'est pas impossible de montrer, par l'examen chronologique des documents, qu'il a existé, et sans doute dès le début, au moins deux versions distinctes du mythe d'Orphée et d'Eurydice, et qu'elles ont cheminé parallèlement, avec plus ou moins d'éclat, jusqu'à ce que l'autorité de Virgile ait imposé celle de son choix à la postérité. »

L'Oracle Orphee ©Anny Pelouze

Au IIIesiècle avant notre ère, ‘la femme d’Orphée’ reçoit une première identité : Hermésianax de Colophon la nomme Argiopè, ‘à la voix claire’. Et c’est au Iersiècle avant notre ère que le Pseudo-Moschos la dénomme Eurydice, ‘qui rend la justice au loin’. Bien que ce second prénom reste assez générique (depuis plus de trois siècles il est porté par de multiples autres femmes-épouses de la mythologie grecque : celles de Nestor, Enée, Créon…), Eurydice commence, en tant que telle, à participer au mythe d’Orphée.  

Lorsque Diodore de Sicile compile les fables et les mythes antiques (vers – 30), il y reprend la légende d’Orphée, chantre au pouvoir magique, et sa descente au royaume d’Hadès pour y chercher son épouse : « Pour l'amour de sa femme il eut l'incroyable audace de descendre chez Hadès et, ayant séduit par ses chants Perséphone, il la persuada de seconder ses desseins et de le laisser emmener sa femme morte ». Une fois encore, cette épouse reste anonyme et sa seconde mort n’est pas mentionnée.

C’est Virgile qui, dans ses Géorgiques (vers – 30), tire définitivement Eurydice de l’anonymat et rassemble les différents aspects d’Orphée autour de son amour unique pour elle. Sur le thème de leur aventure tragique, renforçant l’aspect dramatique par une seconde mort d’Eurydice, il apporte au mythe un nouvel élément majeur. Dans les Bucoliques, quelques années auparavant, Virgile citait déjà Orphée en tant que poète divin, mais c’est dans ce traité d’apiculture (Géorgiques IV, 450-557) qu’il développe, sous le discours de Protée, le drame du poète-musicien et de son épouse Eurydice. Réel et surnaturel se mêlent – mais toute démarcation n’est-elle pas illusoire ? Par deux fois la mort tragique de la jeune nymphe puis celle, suppliciale, d’Orphée, scellent la vengeance des dieux pour les transgressions qu’il a commises envers leurs lois.« Jusqu’à Virgile, Orphée triomphe. Depuis Virgile, il échoue […] C’est Virgile qui, pour des raisons littéraires qu’on pourrait facilement imaginer, a substitué de sa pleine autorité, à la tradition du succès, la tradition de l’échec. Or, Virgile n’invente pas. Son art poétique se résume en deux mots : agôn [joute oratoire] et contamination. Comme tout vrai classique, il dédaigne ce que nous appelons l’originalité. Seulement il aime rajeunir les traditions banales en les recoupant avec des fables plus obscures. Son travail propre, en fait, consiste à réconcilier et harmoniser des mythes ennemis. » (Jacques Heurgon, Orphée et Eurydice avant Virgile).

 

Puis, à l’orée de notre premier millénaire, Ovide dans les Métamorphoses humanise Orphée, resté chez Virgile un demi-dieu habitué à être satisfait dans ses désirs. Il le situe dans un temps antérieur à la guerre de Troie, vivant en Thrace dans les collines du Rhodope. Surtout, il le dépeint moins subversif : si le chantre apaise Hadès et Perséphone, c’est autant par la compassion qu’il éveille en eux que par ses chants magnifiques et magiques. Il reconnait être soumis à la mort et c’est en amant éploré qu’il demande un sursis de vie avec sa jeune femme : « Après que le chantre du Rhodope l’eut suffisamment pleurée dans les airs supérieurs, pour ne pas rester sans tenter de gagner aussi les ombres, il osa descendre par la porte du Ténare jusqu’au Styx » (MétamorphosesX, 11 à 49).

 

Rives. ©Anny Pelouze

Orphée et Ovide semblent partager un même souffle poétique. Le récit épique de la genèse du monde et des mythes fondateurs fait alliance avec le style élégiaque des souffrances d’Orphée et d’Eurydice. L’harmonie cosmique que le chantre divin a tant servie résonne avec la jonction ovidienne de deux discours poétiques, épique et élégiaque, qui pourraient pourtant se contrarier.

Après Virgile (Iersiècle avant notre ère), Ovide (début Iersiècle), viennent Sénèque (milieu Iersiècle), le Pseudo-Apollodore (IIesiècle)… Tous reprennent fidèlement la trame virgilienne. C’est ainsi que le mythe se revivifie dans le temps : il continue d’être revisité, très longtemps après l’Orphée archaïque et probablement solitaire, bien encore après l’alchimie Eurydice-Orphée célébrée par Virgile. Les siècles passent et le mythe y puise prodigieusement une jouvence renouvelée, par ses multiples déclinaisons, réinventions, réécritures. Il demeure symbole, en quelque sorte réénergisé, de ces deux parts d’un même Etre divino-humain autant que symbole de l’extraordinaire puissance de la Poésie.

Au Moyen Age, Virgile et Ovide deviennent des auteurs majeurs dans la culture occidentale : considérés comme des prophètes, leur œuvre est soumise à exégèse au même degré que la Bible ; ainsi Virgile est-il désigné comme flor de clergie. A la Renaissance, les découvertes archéologiques inspirent les artistes, qui relisent les textes antiques : Orphée, chantre apollonien, devient l’archétype très représenté de l’artiste idéal, à la fois poète, musicien, philosophe. Au XVIesiècle (cf. Emilie Bleschet : Les représentations du mythe d’Orphée du XVIe au XIXesiècle, Univ. Lyon 2, 2016), du Bellay voit en lui un ‘poète divin’, l’inspiré connaissant la désespérance, doté d’une extrême sensibilité artistique et affective. De même pour Ronsard, Orphée représente la puissance de la poésie et de l’intermédiaire par lequel s’expriment les muses et donc la voix d’Apollon. Au XVIesiècle encore, Jean de Montlyard voit en Orphée un sage ‘convoiteur de justice’, inventeur de la civilisation, des cités et des lois, son Eurydice figurant l’équité, comme l’une des traductions de son nom l’indique.

Au XIXe siècle, les Romantiques, refusant le classicisme autant que le rationalisme, privilégient Orphée : artiste en marge, chantre inspiré et refusant l’ordre divin, médiateur entre les humains et les dieux. Théâtre, musique, poésie, danse, prennent souffle dans le mythe, pour de nombreuses interprétations de plus en plus libérées des textes antiques. Paul Valéry a vingt ans lorsqu’il écrit : « Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée ! – Le roc marche, et trébuche ; et chaque pierre fée – se sent un poids nouveau qui vers l’azur délire ! »

L’Orphée du XXesiècle est essentiellement l’archétype du poète. Son amour pour Eurydice et sa catabase sont transposés allégoriquement : un poète est avant tout amoureux de la Poésie. De grandes œuvres, qui nécessiteraient d’être chacune évoquée, forgent l’imaginaire de nos générations avec notamment une filmographie particulièrement riche, mais aussi le manga japonais…

 

L'experience imprévue. ©Anny Pelouze

Orphée, une nouvelle orientation de la quête héroïque

Amour, mort, renaissance, cette trilogie fondatrice déjà soulignée est caractéristique d’Eurydice et Orphée. Et ici, comme souvent, au centre du triangle se trouve la beauté. Eurydice et Orphée est, par essence, l’un des mythes les plus directement reliés à la culture poétique universelle. Précisons que le ‘beau’ n’est pas forcément l’esthétique, aujourd’hui controversée par ceux qui n’associent plus nécessairement à l’art les valeurs platoniciennes du beau, du vrai, du bien. N’étant ni celle du ‘joli’ ni de ‘l’agréable’, fréquemment synonymes de banalité, l’expérience du beau fait souvent irruption : imprévue, elle apporte avec elle un sentiment d’étrangeté exaltante qui nous fait voir, entendre ou ressentir ‘autrement’. « Le beau est toujours bizarre… », écrit Baudelaire dans ses Curiosités esthétiques.

Orphée est issu d’une lignée prestigieuse : fils d’Œagre, roi de Thrace, et de Calliope, muse de la poésie héroïque et de l’éloquence, il est par ailleurs fils spirituel d’Apollon, dieu de la lumière, dieu des arts et conducteur des muses qui y président, consulté pour ses pouvoirs de guérison, par l’intermédiaire de la Pythie, dans son sanctuaire de Delphes.

Ainsi Orphée reçoit-il tous les dons par sa seule naissance. Parmi eux la kithara, lyre-cithare à sept cordes qu’Apollon a précédemment troquée avec Hermès contre un caducée. Les sept cordes représentent symboliquement les sept planètes ; la lyre d’Apollon figure l’harmonie cosmique, célèbre le cosmos en tant que l’Un primordial, source où tout s’origine et où tout retourne. Orphée en enrichit subtilement les sons, en lui ajoutant deux autres cordes en hommage aux neuf muses, dont la plus éminente : sa mère Calliope. Et cette lyre à nulle autre pareille, catastérisée à la mort d’Orphée, sera identifiée par Ptolémée à l’une de ses 48 constellations... Lorsqu’Orphée en joue en accompagnant son chant, le Cosmos entier s’incline devant lui, les arbres se déplacent et se rapprochent. Les animaux féroces eux-mêmes viennent l’écouter, captivés par l’enchantement – au sens du chant/charme magique qui est le sien – par lequel il séduit, conduit vers lui. Rien ne lui résiste, rien ne saurait donc lui résister ?

Il est acteur de l’harmonie. Pour Hésiode (VIIIe siècle avant notre ère) et les Grecs anciens, Cosmos est harmonie, qui limite et oriente la béance de l’initial Chaos. Après Chaos apparaissent Gaïa la féconde, Tartare le ténébreux, Eros force de mouvement et d’engendrement. Il y a personnification, déification de ces entités antagonistes. Cet équilibre cosmos/chaos est lui-même un medium essentiel, garant de la vie. C’est cet équilibre qu’entretient Orphée en tant que poète. Les personnages des épopées, je pense notamment à Gilgamesh, dans une autre culture et civilisation, illustrent eux aussi et presqu’invariablement cette balance, cette oscillation, cette lutte souvent, destinées au réajustement permanent entre deux orientations, deux pôles. Ces pôles en tension sont reliés par un point central, une frontière non visible où l’énergie, commune aux deux, s’inverse.

Cependant, bien que hautement mythique, Orphée ne se comporte pas comme un héros au sens classique du personnage au cœur de l’épopée.

Il ne combat pas avec armes ni force corporelle, ne conquiert aucune terre, aucun peuple. Tout au long de son chant, c’est l’amour qui mobilise. C’est l’amour qui appelle Orphée dans l’union, la catabase au risque de la mort. C’est l’amour qu’il invoque pour convaincre le couple puissant formé par Perséphone et Hadès : « Si le récit d’un rapt ancien n’est pas une fable mensongère, vous aussi, l’Amour vous a unis » (Métamorphoses, X 25-39). De la descente dans les Enfers d’Eurydice puis d’Orphée, je retiens un élément symbolique central : l’Amour entre dans le lieu des ombres et des châtiments, il en franchit le seuil avec détermination et, avec lui, la lumière qui l’accompagne. A partir de cette entrée dépouillée de toute peur, pleinement décidée, les Enfers ne seront plus les mêmes ; ils auront été visités – en partie transfigurés ? – par un amour plus fort que la mort. La mort, la ré-animation, puis la seconde mort d’Eurydice, perçues sur ce plan de compréhension prennent alors un éclairage qui enrichit encore la résonance de ce mythe : l’aventure d’Eurydice-Orphée est celle de la victoire de l’harmonie sur le chaos. Preuve ontologique de la puissance de notre intériorité. Le récit lui-même est pacificateur, inversant les caractères habituels du peuple des Enfers : les dieux y connaissent sensibilité et émotion, les supplices des condamnés qu’Orphée y croise s’interrompent.

Orphée échoue, aussi. Lui, habitué à unifier les mondes, découvre l’échec en perdant son Eurydice juste à la frontière des mondes, celle qui sépare les vivants et les morts. Et sa tête finira par échouer... sur un rivage de Lesbos.

Il en devient presque un anti-héros, qui ne cherche pas à prouver sa capacité, dont la quête mène au contraire à la rencontre de l’humanité dans ce qu’elle a de plus fragile et magnifique. Il part d’un plan céleste et descend dans les aventures et mésaventures de l’incarnation. Sa recherche quitte la projection habituelle dont les humains parent leurs dieux et demi-dieux. J’oserais volontiers dire que sa royauté et son royaume ne sont pas de ce monde… La nature vient à lui, les Enfers lui accordent un passage libre sans qu’il ait à réaliser une quelconque mise à l’épreuve. Sa mission est de témoigner de la Beauté, qu’il chante et joue sur sa lyre. Orphée, anti-héros car véritable musicien, anti-héros car poète d’exception, anti-héros car capable d’amour si sensible qu’il touche les humains. Alors ces humains s’y reconnaissent et peuvent projeter sur lui leurs propres égarements, leur refus de la mort en tant que fin, leur quête d’amour absolu, éternel, et aussi leur courage de continuer, continuer encore lorsque l’aventure devient aride, risquée, effrayante. Car, malgré ce qu’en dit Platon, Orphée n’est pas un lâche : il n’accepte pas aveuglément le destin lorsque celui-ci le frappe d’une épreuve implacable par la mort d’Eurydice. En provoquant les dieux, c’est au Destin lui-même qu’il s’oppose. Orphée ne se résigne jamais ! Il ose, transgresse sans violence, avec élégance, et le tribut sera à la mesure du courage accompli. Mais invoquer l’amour plutôt que le courage pouvait paraître étrange dans la Grèce antique...

 

Et puis cette terrifiante initiation par la descente vers les Enfers, lorsqu’il outrepasse l’absolue interdiction faite à tous d’y pénétrer. Il désobéit pour venir y supplier les dieux chtoniens de lui rendre sa bien-aimée. Il accepte de tout quitter pour aller demander à Perséphone et Hadès l’autorisation de la ramener vers le monde des vivants. Pour montrer sa motivation profonde, il prend soin de préciser que ce n’est pas le désir de voir le sombre Tartare qui le fait descendre dans ce lieu.

En cette étape qui est probablement la plus décisive pour lui, Orphée n’est déjà plus le même lorsque sa prière devient supplication ; il implore le couple divin de façon si prégnante que Perséphone et Hadès, réputés impitoyables, finissent par lui accorder sa demande. Cette catabase marquera notre imaginaire et notre sensibilité affective. A ce moment, le nouvel Orphée commence à apparaître. Lui qui contemplait les cieux, accomplit sa metanoïa et, par elle, sa complétude : « Il n’existe pas de lumière sans ombre » (C. G. Jung, L’âme et la vie, 1963).

 

Genèse. ©Anny Pelouze

Eurydice, féminin de lumière

L’artiste en Orphée, lorsqu’il rencontre Eurydice, est captivé par sa beauté. Cependant sa subtilité, ses dons, sa propre beauté ne sauraient le placer sous le joug d’une simple beauté plastique. Il sait, ressent qu’elle est une nymphe particulière. Et dès l’instant où il en devient amoureux, son art de chantre divin se relie à elle, dans les prémices d’un amour neuf, absolu.

Loin d’être née d’une royale lignée, Eurydice est une Dryade, une nymphe des arbres. Bien que secondaire, elle est une divinité mais la différence d’origine entre eux est grande. D’elle, on ne connaît aucune ascendance car, Dryade, elle n’a pas de filiation. Elle se différenciera de quelques autres nymphes, comme les Néréides de la mer ou les Oréades des montagnes, en entrant à jamais dans le mythe d’Orphée.

Le ‘destin’ des nymphes, si souvent simple récréation des dieux, n’entre pas dans la mémoire des légendes. Elles sont là pour la joliesse, comme le sont les fleurs dans un paysage, et pour divertir les dieux. Beaucoup d’entre elles, pour leur échapper, doivent choisir de se transformer et demeurer dans une autre apparence que la leur. Ceci explique (sans que jamais les Grecs anciens ne pensent à le justifier ! ) qu’Aristée, un demi-dieu fils d’Apollon et de la nymphe Cyrène et dont le nom signifie pourtant ‘le meilleur’, poursuive Eurydice en ne suivant que son désir ; quoi de plus naturel pour lui ? Et quand, plus tard il pleure, alors que par sa brutalité il a conduit involontairement Eurydice vers la Mort, ce n’est nullement par culpabilité ou remords mais sur lui-même et la mort de ses abeilles car, comme le lui révèle le devin Tirésias, « les Nymphes avec qui Eurydice menait des chœurs au fond des bois sacrés ont lancé la mort sur tes abeilles » (Géorgiques IV). Aristée trouve son sort bien injuste : comment lui,demi-dieu, n’a-t-il été protégé d’un tel fléau ? Le récit de Tirésias révèle le drame advenu : « Eurydice fuyant devant toi courait éperdue sur les bords du fleuve ; elle ne vit pas à ses pieds – l’infortunée qui en devait mourir ! – une hydre immense, cachée sous les hautes herbes de la rive. Soudain le chœur des Dryades ses compagnes remplit au loin les montagnes de ses cris ; les sommets du Rhodope en gémirent ; les cimes du Pangée, la terre de Rhésus aimée de Mars, les Gètes, I’Hèbre et Orithyie en pleurèrent. Orphée, le triste Orphée, charmant avec sa lyre les douleurs du veuvage, seul sur la rive déserte ne chantait que toi, chère épouse, toi quand venait le jour, toi quand revenait la nuit » (Virgile, Géorgiques IV). Et le devin somme Aristée d’honorer les mânes d’Eurydice et Orphée par des sacrifices, qui lui vaudront de retrouver de nouveaux essaims.

Aristée, Orphée, tous deux reliés à Apollon en tant que fils charnel et fils spirituel. Pourtant Aristée fait ici œuvre dionysiaque : pulsion des sens, instrument de déstabilisation de l’harmonie d’une noce apollinienne, créateur de chaos menant Orphée à descendre dans les Enfers pour y rechercher la lumineuse Eurydice. Cet événement dont l’aspect tragique va croître est un rappel qu’à défaut de complémentarité, une alternance est nécessaire à l’équilibre entre ombre et lumière, désordre et harmonie, sensualité et spiritualité.

Si l’on envisage l’aventure dramatique d’Eurydice en tant que ‘personne’, Aristée n’est pas l’unique responsable car une question se pose d’évidence : pourquoi donc est-elle, le jour de ses noces, à errer ainsi seule dans la campagne ? Mais où est donc Orphée ?

Eurydice, anima d’Orphée

Dans L’homme et ses symboles (1964), Jung parle de « cet élément féminin dans chaque homme que j’ai appelé l’anima ». Pour lui, cette représentation féminine au sein de l’imaginaire de l’homme a son pendant chez la femme sous le nom d'animus.

Une vision symbolique permet de reconnaître Eurydice et Orphée comme les deux parts d’un même symbole et non pas des entités distinctes. Symbole, celui du sumbolon grec, en cela qu’ils sont Un, que le destin agi par les dieux brise à dessein, en cela que leur séparation n’est qu’apparente et que chaque partie reprend place dans leur Unité originelle au jour venu des véritables noces.

Subtilité, douceur, harmonie… Orphée porte en lui cette dimension spirituelle que la rencontre avec Eurydice va permettre d’accomplir. Devenant l’unique amour d’Orphée, elle le complète et le rassemble : « Symbole du désir d’harmonisation et de concentration créatrice, Eurydice se trouve ainsi opposée à la multiplication dionysiaque des désirs, aux Ménades et, sur le plan concret, à la multitude des femmes secrètement désirées » (Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, 1966).

En tant qu’anima d’Orphée, Eurydice ne peut que s’effacer progressivement, à chaque étape de son évolution intérieure, jusqu’à n’être plus qu’un souffle qui se libère de son corps pour rejoindre le monde invisible. Orphée a accompli avec Eurydice, par elle et en elle, la part de ce féminin intérieur qui les élève. Eurydice, chantée par les poètes, initiatrice à l’amour-don, réanimée de sa première mort par l’amour d’Orphée, ne disparaît qu’après avoir accompli ‘ce pour quoi’ elle a pris forme en une incarnation. Leurs noces spirituelles vont ouvrir une porte de lumière, un plan hors espace et temps, une vibration haute dont les sons de la lyre sont les annonciateurs.

Orphée préfigure, dans l’imaginaire de la légende devenue mythe, l’attente d’un verbe céleste qu’un Enseigneur, lumineux et humble de cœur, apportera à l’humanité. Il ouvre le possible de l’impossible.

Eurydice, silence et acceptation

Comme le souligne Marilyne Bertoncini, Eurydice représente le silence. Si elle prononce peu de paroles, c’est qu’elle est désencombrée d’un mental qui envisagerait toutes sortes de projets pour échapper à son destin. Eurydice est don, écoute, non-jugement. Dans le texte d’Ovide, elle reste muette même lorsque, provoquant sa deuxième mort, Orphée, son bien-aimé qui la guide vers la sortie des Enfers en marchant devant elle, se retourne. Alors, saisie de surprise et certainement d’effroi car elle connaît la sentence impitoyable, « elle ne proféra aucune plainte contre son époux ». Et Ovide d’ajouter : « de quoi se plaindrait-elle en effet, sinon de ce qu’il l’aimât ? » (Métamorphoses, X). C’est dire que l’Eurydice d’Ovide est habitée d’une confiance sans faille.

Virgile, dans son Chant IV des Géorgiques, ouvre la parole d’Eurydice pour cet instant ultime : « Elle alors : Quel est donc, dit-elle, cet accès de folie, qui m’a perdue, malheureuse que je suis, et qui t’a perdu, toi, Orphée ? Voici que pour la seconde fois les destins cruels me rappellent en arrière et que le sommeil ferme mes yeux flottants. Adieu à présent ; je suis emportée dans la nuit immense qui m’entoure et je tends des paumes sans force, moi, hélas, qui ne suis plus tienne. » A cet instant du retournement d’Orphée, Eurydice initiatrice, accomplie en tant que part d’Orphée, se révèle avant de s’effacer.

Silences et sons ont besoin d’alternance, l’écoute relaie la parole et le chant. Contrepoint de l’aède divin possédant le don de tous les sons, Eurydice est la part d’écoute d’Orphée, tout comme sa lyre est sa part sonore. Eurydice ‘est’ silence, Orphée ‘est’ son et lyre que la présence d’Eurydice magnifie. Ainsi vibrant d’amour pour elle, il acquiert la capacité surnaturelle de pénétrer dans les Enfers.

Silence… et acceptation. Cette approche d’Eurydice peut nous faire envisager que, dès le départ, elle accepte son destin. Le jour même des noces, nous dit Ovide, il n’y a pas eu de bons augures ni de vraie célébration car les paroles consacrées n’ont pas été prononcées par Hyménée.

Dans les récits fondateurs du mythe, à aucun moment elle ne se rebelle : ni dans sa première mort, ni même à l’instant de sa seconde mort où définitivement, cette fois, elle est reprise par l’hadès. Elle s’estompe, s’évanouit... mais ne se révolte pas. Nous le constatons même dans la parole que Virgile lui a donnée brièvement : la protestation est si faible qu’elle en devient question sans réponse. Elle « tend des paumes sans force ».

Un texte contemporain de Virgile (Culex de l’Appendix Vergiliana, vers – 40) dit aussi l’obéissance silencieuse d’Eurydice et dénonce l’impatience d’Orphée : « Elle qui n’avait que trop éprouvé la sévérité des Mânes, suivait le chemin prescrit ; elle ne retourna point les yeux vers l’intérieur, ni n’anéantit, en parlant, les dons de la déesse. Mais c’est toi, plus cruel, ô cruel Orphée, qui cherchant à l’embrasser, violas les ordres divins. »

Eurydice l’acceptante, féminin du silence intérieur, du don total. Tout donner, tout aimer, vivre sa mort, sa descente, en espérer la remontée sous la guidance d’Orphée, lâcher cet espoir et vivre sa seconde mort en sachant qu’elle est définitive. Véritablement ‘vivre sa mort’ car elle entre, pleinement consciente, dans le processus qui la fait disparaître aux yeux d’Orphée et du monde ; présence au présent, adhésion à l’instant. Elle est accomplie en tant qu’animad’Orphée, d’Orphée qui accomplit lui aussi son destin, sa légende, pour devenir un mythe d’une puissance toujours opérante.

Si nous la rencontrons aujourd’hui avec autant d’intérêt, voire de passion, chez les artistes qui la célèbrent, c’est qu’elle-même, par son âme, son être subtil, a accompli une véritable ascension au sens où elle est céleste à jamais. Présente, elle l’est quand Virgile ou Ovide témoignent d’elle, présente elle demeure.

Initiation

J’ai donné à cette intervention le titre « initiation et transgression » : une initiation est le processus selon lequel on transmet et selon lequel on reçoit. Elle procède d’un accompagnement plutôt que d’un enseignement, car elle n’est possible que lorsque la personne initiée est prête à laisser émerger quelque chose de nouveau en elle. Cet accompagnement est aussi, souvent, l’inscription dans une reliance à un groupe partageant une même orientation de pensée, un certain savoir et, surtout, une pratique commune. Ici, ‘pratique’ est à entendre au sens d’expérimentation complémentaire à la pensée. Très souvent, un rituel acte cette étape essentielle et transformatrice. L’initiation est inséparable de la notion de ‘passage’. En référence à elle, existe un avant et un après, non seulement pour l’initié(e) mais également pour le groupe qui l’accueille, en son compagnonnage par exemple. Elle est une étape de vie et peut être précédée ou suivie d’autres initiations. Avec chacune d’elles, s’inscrit plus profondément une sorte d’adieu au vieux monde en soi pour aller vers la suite du chemin, accomplir un destin, une individuation selon le terme psychanalytique désignant, chez Carl Gustav Jung, un processus de prise de conscience de l'individualité profonde.

Des initiations, Orphée en a reçu de multiples, déjà par sa naissance extraordinaire en tant que fils d’un roi et d’une muse. L’initiation au monde divin s’est faite dès sa naissance par la filiation spirituelle reçue d’Apollon.Voyageur, il est initié aux mystères de Samothrace et à ceux d’Osiris en Egypte. Lui-même est initiateur : sur la nef Argo, construite avec les chênes des bois de Dodone qu’il a en-chantés, il donne aux rameurs la juste cadence, calme les flots, apaise ses compagnons, les protège des Sirènes et les initie aux mystères de Samothrace.

Par sa capacité exceptionnelle à faire mouvoir le Cosmos par sa voix et sa lyre, il est naturellement initié aux mystères de l’Harmonie qui le régit. C’est donc qu’il ‘est mouvement’ pour pouvoir entrer en relation subtile avec l’univers. Quand les oiseaux et les animaux sauvages viennent à lui, ce n’est pas par captation, mais par harmonisation. Participant à l’accord, tout est ensemble, ajusté, en écoute, tout est en paix.

L’initiation suivante est celle de son amour pour Eurydice. En elle, il rencontre son ‘face’ à ‘face’, sa résonance à la fois distincte et de même fréquence. Un face-à-face qui rapidement va être interrompu par la mort d’Eurydice. Orphée, demi-dieu et donc promis à la félicité, habitué à générer l’harmonie, célébrer la vie et la beauté, ne peut accepter que la Mort lui ravisse celle qui est devenue l’autre part révélée de lui-même, son vivant et inconditionnel miroir, acquis, aimant. Il y a quelque chose de Narcisse et Écho dans ce ‘visage-à-visage’ de créatures qui ne sont pas, ou pas seulement, humaines.

Transgression

La flamme divine d’Orphée lui permet de recevoir plusieurs initiations et, par là même, lui donne de pouvoir les transgresser : il enfreint déjà la coutume en étant absent lorsqu’Eurydice est poursuivie par Aristée et meurt, le jour même de leurs noces. A sa mort il rompt aussi la règle des demi-dieux en ne rejoignant pas, sans elle, les îles élyséennes où ils séjournent après leur trépas.

Transgression surtout, lorsqu’en entrant dans les Enfers, il outrepasse un interdit absolu. Dans la mythologie grecque, très peu de héros y ont pénétré, aucun de son plein gré : Héraclès, quand, couvert de la peau du lion de Némée et pour le dernier de ses travaux (forcés, puisqu’il y a été condamné par la Pythie et mis au service d’Eurysthée), il descend maîtriser et capturer Cerbère, effrayant le passeur Charon et libérant Thésée au passage ; Psyché à laquelle Artémis, par jalousie et sous le prétexte d’entretenir sa beauté, enjoint d’aller aux Enfers chercher un flacon ; Perséphone elle-même, qu’Hadès a enlevée pour l’épouser, enjeu d’un contrat entre lui et Déméter, et qui passe une moitié de chaque année dans les abîmes. Un autre héros, Ulysse, ne se rend pas dans les lieux infernaux mais en convoque les âmes du devin Tirésias et d’Achille, grâce à la magie de Circé.

Parmi les héros transgresseurs auxquels il s’apparente, Orphée est de ceux qui ignorent la séparation entre le monde des morts et celui des vivants et le seul à le faire pour sa bien-aimée. Il est aussi celui qui ne parvient pas à respecter sa promesse. Nous l’avons dit, il se place dans une posture plutôt originale, celle d’un héros anti-classique, un héros d’un genre nouveau qui révèle un archétype masculin autre, et dont l’empreinte traversera les siècles.

Potentiellement, transgresser est créer une ouverture, pour le meilleur ou le pire. Qu’il gagne ou qu’il perde, Orphée ouvre, franchit seuils et limites! En cela, le mythe d’Orphée est l’une des plus proches représentations symboliques de l’artiste. L’artiste authentique est celle-celui qui peut tout remettre en question, passant de moments de grande inspiration, où tout est donné, à d’autres où tout est retiré, comme dans une partie perdue. Grandes oscillations, rythmes du Vivant. L’artiste affirme et doute, descend dans ses enfers, voit autrement l’art, lui-même et le monde, remonte en secousses brutales... L’intranquillité est son état intérieur.

Et Orphée se retourne…

Lorsque, grâce à l’accord obtenu des dieux chthoniens, Orphée remonte des Enfers pour guider Eurydice vers sa libération, que se passe-t-il en lui, qui le fasse se retourner et la perdre définitivement ?

Ce retournement peut-il être une véritable erreur, malgré le si crucial enjeu que représentent la vie d’Eurydice et l’unité qu’elle forme avec lui ? Virgile (Géorgiques, IV) présente l’acte d’Orphée comme un accès de folie : « Déjà, revenant sur ses pas, il avait échappé à tous les périls, et Eurydice lui étant rendue s’en venait aux souffles d’en haut en marchant derrière son mari (car telle était la loi fixée par Proserpine), quand un accès de démence subite s’empara de l’imprudent amant ». Amoureuse impatience : une sorte de démence particulière aux yeux des sages, la passion, le ferait-t-elle se retourner pour voir si Eurydice est bien là à le suivre pour être ramenée vers la lumière ? Peut-être.

Ovide (Métamorphoses, X) y voit plutôt de la peur : « Orphée, tremblant qu’Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entrainé par l’amour, les yeux vers elle ; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s’efforçant d’être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l’air inconsistant. » Laisserait-t-il le doute s’immiscer en lui ? Doute de la parole de Perséphone qui pourrait avoir rusé pour garder celle qu’il est venu réclamer comme son bien ? Peut-être. Ou s’agit-il d’un acte manqué ? Comme l’écrit encore Paul Diel: « Seul un amour vrai et profond aurait pu inspirer à Orphée la maîtrise de soi, la force de ressusciter Eurydice ». Craindrait-il de se lier à jamais en ressuscitant Eurydice ?

Autre possibilité pour ce regard en arrière, où il nous faut revenir à l’interdit de Perséphone : pour Ovide, « Orphée du Rhodope la reçoit [Eurydice] mais avec elle aussi l’interdiction de porter ses regards derrière lui, avant d’être sorti des vallées de l’Averne ; sinon le présent sera vain. » (Métamorphoses X, 50). L’inexorable loi d’Hadès concerne à la fois Eurydice et Orphée ; et si nous relisons l’extrait précédent du Culex, elle est double : garder le silence, et garder le regard droit vers la lumière extérieure :« Elle […] suivait le chemin prescrit ; elle ne retourna point les yeux vers l’intérieur, ni n’anéantit, en parlant, les dons de la déesse. » Ou, dans une autre traduction :« Eurydice y consent : de l'enfer redouté, prévoyant les arrêts et la sévérité, suivant un tendre époux sous l'infernale voûte, d'un pas obéissant elle observe sa route. Elle se garde bien de détourner les yeux, de corrompre d'un mot un bienfait précieux : toi seul, cruel Orphée ! oui, toi seul qu'elle adore, si l'arrêt est barbare, es plus barbare encore ! Hélas ! pour un baiser tu violes ta foi, et trahis de Pluton l'inexorable loi ! Noble amour, qui devais trouver des dieux sensibles, et fléchir les enfers, s'ils n'étaient inflexibles». L’interdit ne porte pas sur le fait de se regarder l’un l’autre, mais de se retourner, de tourner le regard vers l’intérieur des Enfers qu’ils s’apprêtent à quitter et qu’ils n’auraient jamais dû voir. Ne pas regarder en arrière, ne pas voir ce que l’on ne doit pas voir du monde divin, se voiler la face… ces lois reviennent dans tous les récits où le secret, le non-dévoilement est récurrent. En se retournant, Orphée accomplit son destin mythique : humain et divin, il dépasse l’interdit et dévoile les mystères. Si cette dernière transgression est peut-être l’effet de son amoureuse impatience, elle acte un impressionnant et irréversible dévoilement pour l’humanité.

Orphée se retourne. Si l’on y songe, que serait devenue l’histoire d’Eurydice et Orphée sortis des Enfers, célébrant joyeusement leurs noces, vivant comblés et ayant ensuite beaucoup d’enfants ? L’adage dit que les gens heureux… n’ont point de légende !

Ce n’est pas le bonheur tranquille que cherche Orphée, habitué à l’exception depuis sa naissance. Ce n’est probablement pas cela non plus que cherche Eurydice, nymphe pour laquelle les projets humains ne sont probablement pas si motivants.

Mort et accomplissement d’Orphée

La seconde mort d’Eurydice signe définitivement la fin de la vie enchantée et radieuse d’Orphée. Avec elle, c’est une part de beauté pure, entière, qui est détruite, niée. Amoureux et veuf, inconsolablement, Orphée continue sa vie. « Que faire ? où porter ses pas, après s'être vu deux fois ravir son épouse ? Par quels pleurs émouvoir les Mânes, par quelles paroles les Divinités ? Elle, déjà froide, voguait dans la barque Stygienne. On conte qu'il pleura durant sept mois entiers sous une roche aérienne, aux bords du Strymon désert, charmant les tigres et entraînant les chênes avec son chant » (Virgile, Les Géorgiques, IV 500). Sa vie après la perte d’Eurydice, certains auteurs la disent définitivement chaste, quand pour d’autres il devient l’un des instaurateurs de la pédérastie, acceptant le désir mais refusant la souffrance liée à la perte d’une femme aimée. « Orphée s’était dérobé à toutes les séductions des femmes, soit parce que leur amour lui avait été funeste, soit parce qu’il avait engagé sa foi. Beaucoup pourtant brûlaient de s’unir au poète, beaucoup souffrirent d’être repoussées. Et ce fut lui aussi dont les chants apprirent aux peuples de Thrace à reporter leur amour sur de jeunes garçons » (Métamorphoses,X 80).

C’est par ce rejet des femmes que Virgile comme Ovide expliquent la mort d’Orphée sous le courroux des Ménades : « Les mères des Cicones, voyant dans cet hommage une marque de mépris, déchirèrent le jeune homme au milieu des sacrifices offerts aux dieux et des orgies du Bacchus nocturne, et dispersèrent au loin dans les champs ses membres en lambeaux. Même alors, comme sa tête, arrachée de son col de marbre, roulait au milieu du gouffre, emportée par l'Hèbre œagrien, "Eurydice !" criaient encore sa voix et sa langue glacée, "Ah ! malheureuse Eurydice !" tandis que sa vie fuyait, et, tout le long du fleuve, les rives répétaient en écho : "Eurydice ! " » (Géorgiques, IV 520).

Et, chez Ovide : « L'une d'elles secoue sa chevelure dans l'air léger : "Le voilà, le voilà, celui qui nous méprise !", dit-elle » (Métamorphoses, XI 7). Longtemps, elles mènent le combat d’une cacophonie furieuse contre l’euphonie de la musique orphique. Longtemps, le chant du poète apollinien affaiblit leurs traits, l'accord de la voix et de la lyre domine les pierres et tient envoûtées les forces dionysiaques de la nature. Mais les hurlements des Bacchantes finissent par couvrir les sons harmonieux : « alors à la fin les pierres ont pris la couleur rouge du sang du chantre qu’elles n’entendaient plus. » (XI, 18-19). « Il tendait les mains et alors pour la première fois, ses paroles restaient sans effet et sa voix ne touchait plus rien ni personne. Les femmes sacrilèges l'achèvent et, ô Jupiter, par cette bouche écoutée des rochers et comprise par les bêtes sauvages, son âme s'est exhalée et s'est éloignée dans le vent » (XI, 39-43).

Les membres du corps d’Orphée « gisent dispersés ». Sa tête tombée dans l’Hèbre est ainsi portée jusqu’à la Mer Egée. Sa lyre, emportée elle aussi, tant ils sont inséparables, et glissant au milieu du fleuve, fait entendre des plaintes auxquelles les rives répondent par les leurs. La tête d’Orphée, échouée sur un rivage de la Mer Egée, continue à dire, inlassablement, le nom d’Eurydice. Pour Ovide, le chant, la poésie d’Orphée survivent par sa lyre et sa tête échouées à Lesbos, haut lieu de poésie. La poésie est immortelle.

Aristée puis Orphée sont responsables des deux morts d’Eurydice : le masculin la tue deux fois. A l’inverse, le féminin tue Orphée lorsque la furie de femmes, Ménades grecques ou Bacchantes romaines, accomplit le diasparagmos des fêtes dionysiaques. Mort suppliciale à partir de laquelle la vie légendaire du chantre divin, accompagné en guidance inversée par l’âme d’Eurydice, fonde le mythe. Musique céleste contre discorde du bruit. Dans cette joute sans fin répétée entre Cosmos et Chaos on peut lire aussi ce terrible combat intérieur, l’affrontement symbolique de deux polarités : notre conscience apollinienne de l’individualité et notre sentiment dionysiaque de la reliance à l’ensemble. Le psychanalyste Giorgio Giaccardi (Cahiers jungiens de psychanalyse, 127, 2008) présente ainsi ces modes d’irruption du numineux : « Les êtres vivants saisis par Dionysos ne sont plus des individus et peuvent ainsi participer d’une énergie primordiale […] qui, parce qu’elle est inépuisable, peut aller jusqu’à sacrifier ses meilleurs éléments». Et la numinosité apollinienne est « vécue comme venant d’en haut, tant par le respect mêlé de peur qu’elle inspire que par ses aspects terrifiants. La créativité apollinienne exerce une fascination sur les humains par son caractère olympien et spirituel et elle surgit d’en haut et de loin quand elle frappe ceux qui la rejettent. » Il présente également plusieurs écueils : pour le premier, « en libérant temporairement les individus de leur moi, l’expérience dionysiaque satisfait aussi la tendance humaine à rejeter leurs responsabilités ». Le comportement d’Aristée en est une illustration. Et pour l’autre mode, « ce qui peut être fatal, ce n’est pas seulement de ne pas reconnaître Apollon mais c’est aussi le fait de s’y identifier de façon unilatérale ».

Cette version ancienne de la mort d’Orphée est la plus retenue par les poètes de l’Antiquité. Des versions alternatives content son suicide, causé par l’échec de sa remontée des Enfers. D’autres le disent foudroyé par Zeus : le citharède a révélé aux hommes les Mystères, passant outre l’interdiction des dieux de divulguer les vérités cachées aux humains, aux non-initiés. Il est châtié pour cette impardonnable révélation.

Par sa vision du mythe, Ovide permet ensuite à Orphée de retrouver Eurydice aux Enfers : dans son récit, alors qu’un serpent s’apprête à mordre la tête échouée du bien-aimé d’Eurydice, « Apollon paraît, et prévient cet outrage »,changeant le serpent en pierre : « ses mâchoires figées se durcissent, telles qu’elles étaient largement écartées. L’ombre d’Orphée descend sous la terre ; les lieux qu’il avait vus auparavant, il les reconnait tous ; il parcourt, en quête d’Eurydice, les champs réservés aux âmes pieuses, il la trouve, il la serre passionnément dans ses bras. Là, tantôt ils errent tous deux, réglant leur pas l’un sur l’autre, tantôt elle le précède et il la suit, tantôt, marchant le premier, il la devance ; et Orphée, en toute sécurité, se retourne pour regarder son Eurydice. » (Métamorphoses, XI 61-65). La descente à la rencontre de sa propre ombre, parachève dans le monde des mânes la réunification des deux parties du symbole qu’elle et lui recomposent à jamais.

Le supplice d’Orphée en fait un martyr (étymologiquement : témoin) de l’amour unificateur, par la beauté et la noblesse de la relation avec Eurydice dans la vie et la mort, en une quête absolue. Cocteau, commentant son Orphée, porte ce sacrifice à un niveau ontologique : « La Mort d'un poète doit se sacrifier pour le rendre immortel… »

 A la fois Orphée et Eurydice, à la fois épopée et élégie

Orphée-dieu devenu homme rencontre cruellement la limite de son extraordinaire pouvoir de charme et d’harmonisation : dès que les sons de sa lyre et de son chant sont couverts par la cacophonie féroce des Bacchantes, dès qu’il n’est plus ‘audible’, il perd ce pouvoir. Alors, il rencontre la fragilité de l’humain, la difficulté à se faire entendre, lui dont le rôle est d’être pacificateur, harmonisateur. C’est dire l’actualité toujours vive de son mythe…

Il n’a pas vaincu la mort et n’a jamais cherché à le faire, mais seulement à différer celle d’Eurydice, pour que son épouse ne soit pas qu’une promesse de vie mais vie pleine et accomplie, ‘vie bonne’ comme disent les anciens grecs. Lui qui témoigne de l’Un, de la reliance cosmique, est paradoxalement bidimensionnel : en tant qu’incarné, il aime, chante la beauté, jubile, puis souffre l’inhumaine séparation par la mort d’Eurydice, ose tout pour la retrouver en bravant les dangers, risque tout, y compris les privilèges liés à son ascendance demi-divine et sa filiation apollinienne. S’il franchit les portes de l’Hadès, c’est avec la conviction profonde qu’en toute justice Eurydice doit être délivrée et rendue à la lumière, cette lumière dans laquelle il est habitué à être libre. L’amour pour son épouse lui apprend, dans une traversée d’intense souffrance, ce qu’est l’échec, ce qu’est l’expérience crucifiante de tout perdre. Déchu de sa confiance en lui, il meurt à son tour, harcelé par la fureur et mutilé, sacrifié par le chaos qu’il a repoussé tant de fois. Rien ne lui est épargné, à l’image d’Eurydice dont la jeune vie est cueillie par deux fois. Impitoyable sanction pour, peut-être, un regard d’impatience amoureuse… mais l’éternité leur est acquise par la seule force de leur rencontre.

Orphée-dieu, compagnon d’épopée des héros voyageurs, qui enchante et harmonise la nature. Orphée et Eurydice amoureux, qui descendent et apportent la lumière jusque dans les ténèbres. Orphée devenu homme, figure de la douleur dont la souffrance sera partout chantée.

Et, incessamment, Orphée poète.

Souffrance et gloire, élégie et épopée, la dualité d’Orphée est encore à lire comme une réflexion sur la poésie.

Orphée a au moins trois visages : l’amoureux, le poète, le prophète. Il est aussi chantre, magicien, aventurier, pacificateur, législateur, civilisateur, inventeur, médiateur, fondateur de culte, comme le présentent A. Béague, J. Boulogne, A. Deremetz et F. Toulze dans Les visages d’Orphée (1998). Et si nousconcevons Eurydice en tant que sa part de silence et d’écoute, émergent alors les deux reflets d’un même être, androgyne, complet. La seconde mort d’Eurydice signe l’entrée d’Orphée dans l’accomplissement de son Etre. Le miroir disparait. C’est probablement de ce moment crucial qu’émerge la création de l’orphisme. Car Orphée ressort transformé, unifié, des Enfers. Subtilement, l’initiatrice Eurydice, depuis leur rencontre et jusqu’au bout de leur aventure mythique, l’aidant à s’orienter, le guidant vers lui-même, vers son accomplissement et ce qu’il transmet aux humains, notamment à travers l’approche mystique à laquelle adhèrent les orphistes. Mais de cela je parlerai une autre fois…

La Poésie dont Virgile nous dit allégoriquement l’immortalité, a besoin de la voix, de l’écriture, du trait, des formes, des images et des notes des artistes que les mythes inspirent et auxquels ils rendent un souffle vivifié. L’être ré-unifié ‘Eurydice-Orphée’, ambassade de la Poésie, infiniment !

Si ce mythe traverse deux millénaires par ses résurgences, artistiques essentiellement, c’est que son message porté aux humains est hautement opérant. Eurydice et Orphée, deux parts d’un même être dans sa complétude, rejoints par leur rencontre dans la toute lumière qu’ils emportent dans leur descente aux Enfers, au profond de l’ombre, et qui œuvrent en initiés au chemin d’éternité. Lequel, laquelle des deux messagers de l’amour absolu serait l’âme de l’autre ? S’il est toutefois une réponse, elle est intérieure et silencieuse à qui s’approche au plus près d’eux. Témoin de leur ascension, la lyre stellaire du musicien-poète que la nymphe inspire scintille pour longtemps encore…