« Je n’ai pas écrit la moindre ligne du voyage. On revient éteint de cette station, alors que la ville crépite de ses yeux multicolores. L’éclairage est avare. On ferait volte-face, manquant de la preuve de soi. Quel est donc ce tableau qui ressurgit pourtant à la fenêtre, avec son vantail et son carreau animé par une image révélée au cœur de la chambre noire. »
Ces quelques lignes de Fabrice Farre contiennent l’essentiel de son recueil Partout ailleurs. Que le lecteur arpente l’île de Poveglia au large de Venise ou les berges du Darro près de Grenade, qu’il se perde à Lisbonne, à Magé au Brésil ou à Pripiat en Ukraine, il devine que le récit n’est ici pas tenable dans une forme linéaire. Partout ailleurs est nulle part. Nulle part dans les paysages et nulle part dans les visages.
Le voyage existe pourtant. On y trouve des notations ordinaires qui font penser à la poésie de Nicolas Bouvier. Elles disent le travail de la terre et du fer afin qu’adviennent les villes dans le fracas des lignes électriques. Le chantier de Fabrice Farre en 2018 bat la même enclume que celui de l’auteur de Le dehors et le dedans à Hokaïdo en 1965. Elles disent les gens de peu, toujours fragiles toujours émouvants, et le lecteur s’y lit comme dans un miroir qui ne triche pas pour énoncer le métier de vivre. Il faut bien arrimer les bagages sur la galerie de la voiture avant le départ, en un geste qui s’oublie. Il faut bien qu’un tel demande une cigarette en échange d’un renseignement s’il est impécunieux, en une parole qui s’assourdit.
Fabrice Farre, Partout ailleurs, éditions
p.i.sage intérieur, 58 pages, 10 euros
Mais c’est peut-être dans la langue que le voyage affirme davantage sa présence. « Nos langues chuintent puis chuchotent, luttant sans cesse contre la fatigue… Que dis-tu, je ne comprends rien ou alors, je saisis tout de notre étrangeté. », écrit Fabrice Farre. Nous ne saurons jamais, « dans les lignes confuses des paroles », qui s’adresse à qui, qui est adressé à qui. La langue est une multitude de sons épanchés dans les corps qui souffrent. Le rythme du cœur est trompeur, la vue se trouble, l’accord n’est possible que par les bribes que le bruissement recouvre. Cet empêchement à dire n’est cependant pas désespéré. Un sourire traverse le réel. L’amour apprête son chant au chèvrefeuille. Un peu de joie s’éparpille dans les voix. Il y a toujours quelqu’un pour accueillir un message. Quelqu’un ou quelque chose. Une ombre ou un lac, un merle qui jaillit ou « une pie discrète ». Aussi, Fabrice Farre en appelle-t-il en exergue au poète-philosophe Roberto Juarroz, auteur des Poésie verticale « Les messages perdus inventent toujours qui doit les trouver. ».
Ce nouveau recueil de Fabrice Farre confirme un chemin d’écriture très exigeant. Le lecteur ne trouvera dans ces proses poétiques aucune métaphore en carton bouilli qui émousserait le tranchant du réel. Il peut ainsi mieux se dépouiller et se perdre, dans les échos de [l’océan proche et de la terre rase à perte de vue]. Un message viendra jusqu’à lui. Mais qui le premier reconnaîtra l’autre ?
Extraits :
« On travaille dans le pays, ôtant rails et traverses. On charge le ballast au soir, dans les sacs en toile, avant d’aller dormir. Les chemins défaits rêvent alors de trains. Pendant le sommeil, les rues partent en direction du foyer, délaissant les bleus de travail inflammables à la frontière, pour la couleur de la rose, le bonheur de l’oubli. »
« Les promesses de retour se multiplient, jusque tard dans la nuit. Venues du port par le bateau français, elles gravissent les coteaux couverts d’étoupe. Elles glissent dans le bassin rocheux, entrent dans la chambre du mourant. Promettre de revenir un jour est une trahison, une pierre qui retombe. »
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