Frédérick Tris­tan nous avait habitués à de longs romans : Les égarés (en 1983) ou Stéphanie Phanistée (en 1997), des livres qui rap­pelaient les grands romans russ­es du XIXème siè­cle finis­sant ou alle­mands de l’orée du XXème, ceux de Dos­toïevs­ki ou de Thomas Mann. Brèves de rêves – deux cents courts réc­its – pro­pose un tout autre rythme, un autre espace-temps, mais la sub­stan­tifique moelle demeure la même.

La fron­tière entre la veille et le som­meil s’est estom­pée, le réel et le songe cohab­itent et nous per­dons nos repères. Une parole d’André Bre­ton placée en exer­gue donne le ton : « Fer­mez les yeux afin de les ouvrir ». On retrou­vera Bre­ton, plus loin. Et lorsqu’il n’apparaît pas franche­ment, il lui arrive d’être présent entre les lignes. Car l’état dans lequel se trou­ve la con­science du nar­ra­teur – l’auteur lui-même en fait, ou son dou­ble – cet état rap­pelle les expéri­ences de Bre­ton : l’écriture automa­tique notamment.

Le pre­mier réc­it donne une petite idée du type de regard que l’on peut pos­er sur le monde, une fois les yeux fer­més : un regard d’enfant. Parce que les enfants voient der­rière le tableau noir une clair­ière, une forêt dans laque­lle ils peu­vent se réfugi­er. Leur insti­tu­teur, lui, n’y a pas accès. Le nar­ra­teur a su garder une âme d’enfant : il s’émerveille devant les papil­lons, entend des voix… Il lui arrive un bon nom­bre de choses improb­a­bles en fait. Il croise sa mère : telle qu’elle était il y a soix­ante ans, durant la guerre. Elle porte deux lour­des valis­es, un havre­sac et, sur la tête, en équili­bre, une cais­sette en car­ton qui, je le sais, con­tient des albums enfan­tins que je lisais. 

Qui con­naît un peu l’auteur sait que cette vision-là est sans doute la sienne, son pro­pre sou­venir de l’exode. Quelques pages plus loin, il est ques­tion de la Meuse d’ailleurs. Un sou­venir per­son­nel là encore. Frédérick Tris­tan a vécu dans l’est de la France (il est né en 1931 à Sedan). Mais sou­venir et con­te – ou mythe – ne font qu’un chez lui. Œdipe et le loup du Chap­er­on rouge sont des mem­bres de sa famille.

Dans cet univers, on fait des bonds ver­tig­ineux, le temps d’un bat­te­ment de cils, d’une forêt au com­par­ti­ment d’un train, d’une cham­bre à une salle de con­cert. L’ellipse est la règle. Elle se pro­duit par­fois au milieu d’une action, ce qui provoque une rup­ture, un déséquili­bre. Toutes les car­ac­téris­tiques du rêve sont réu­nies. Le rêve a sa logique pro­pre, déroutante.

On croise à la fin d’un réc­it un chef d’orchestre qui n’est autre que K, l’homme de Prague. Kaf­ka occupe sans aucun doute une place impor­tante dans la fil­i­a­tion qui mène à Frédérick Tris­tan. Chez ce dernier, comme chez Kaf­ka – dans Le Procès ou Le château notam­ment – l’absurde appar­ent per­met sou­vent d’approcher et de dire la vérité. Et par­fois de lancer, au pas­sage, un coup de griffes. Aux édi­teurs qui vendent des livres comme on vendrait de la viande par exemple.

Le rêve est aus­si pure poésie. Les mots devi­en­nent alors des images qui n’ont pas d’autre but que leur pro­pre beauté.

Plus loin, en con­tre­bas, c’est l’ultime marécage. N’y stag­nent que des cra­pauds desséchés, des arbres cal­cinés, les vieilles amours aux doigts coupés. Je m’affûte grâce à l’instinct fol des spi­rales de l’orage.

Y a‑t-il un sens caché dans ces quelques lignes ? Il nous échappe. Mais on sait que quelque chose vient d’être dit qui a pour nous toute son impor­tance. On ne se l’explique pas et on appré­cie que cela ne soit pas clair.

Si le rêve est sou­vent obscur – il est ques­tion de noces qu’on n’a pas pu célébr­er à cause d’un jardin en friche dif­fi­cile à tra­vers­er – il lui arrive aus­si d’être léger et joyeux. Madame Berthe rend vis­ite au dormeur affublée d’une per­ruque faite de sucreries et de raisins con­fits. Elle sem­ble sor­tie du Pays des Mer­veilles, pour­rait être une amie du lapin blanc.

Ils sont nom­breux ceux qui, dans ce livre, ren­dent vis­ite au nar­ra­teur – à l’auteur. Frédérick Tris­tan est devenu une sorte de vaste demeure où les vieux amis vont et vien­nent, puis s’aventurent ailleurs sans plus se souci­er de cet hôte qui leur a offert le gîte et le couvert.

Mes per­son­nages s’échappent tou­jours. Ils prof­i­tent de la nuit et se sauvent à légers pas de renard. Ils veu­lent vivre leur vie comme ils l’entendent. Ont-ils dev­iné que c’est là mon plus vif désir ?

Mais lui aus­si s’échappe sans arrêt.

Les gen­darmes sont venus me vis­iter. Con­trôle de rou­tine. Ils veu­lent être cer­tains que je suis bien là. « Il ne man­querait plus que vous nous jouiez la fille de l’air ! » Ils ignorent que, dès qu’ils auront le dos tourné, et sans même quit­ter mon chez-moi, je reprendrai mon voy­age pour le Zam­bèze – en com­pag­nie de la fille de l’air, justement.

Il s’invite chez Barbe-Bleue (et con­state que ses sept épous­es sont bien vivantes) ; il boit du cham­pagne en com­pag­nie de Picas­so, Braque, Duchamp et quelques autres à la Coupole…

Il arrive que les fêtes virent au cauchemar, que les autres con­vives le tour­nent en déri­sion par exem­ple. Mais le plus sou­vent l’humour con­tre­bal­ance l’angoisse.

À l’horizon de mes rêves éveil­lés se lèvent des soleils nou­veaux, des lunes, des comètes, et même, si je n’y prends garde, des créa­tures étranges toutes pétries d’une matière plus noire que la nuit.

Tout le livre de Tris­tan est, me sem­ble-t-il, dans cette phrase. Car chez lui lumières et ténèbres vont de con­cert et, avec elles, l’amour et l’aversion, la joie et la peine, la vie et la mort. Pas éton­nant que ces courts réc­its fassent un grand livre. Chaque réc­it est l’une des pier­res de la cathédrale.

Tris­tan évoque sa pro­pre mort à la fin de son livre. Et il tente de ras­sur­er les per­son­nages qu’il n’a pas con­vo­qués dans ses romans.

« Trop tard ! » dis­ent-ils. Mais ils ont tort. Un autre les écrira.

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