DEUXIÈME EXTRAIT
Démone et Belladone
« Les enfants se regroupent par bandes enjouées. Ils courent les uns derrière les autres, se dérobant à ma vue. C’est un jeu de cache-cache qui se trame à travers les ruelles, dans les culs-de-sac et les arrière-cours. Longiligne et frigide, une belle femme s’offre au regard de l’homme qui vient à sa rencontre. Il avance masqué de cuir. Elle est nue sous la robe qui s’entrouvre sur ses cuisses. Il l’entraîne dans son sillage tandis qu’au loin, derrière les collines, au-delà du village, une cavalcade violente soulève des nuées.
Annonciatrice d’un désastre proche, une flambée d’oiseaux effrayés gicle dans le ciel. Autour de moi, les enfants organisent leur défense. Ils se rassemblent pour déjouer par leurs stratégies les attaques violentes en germination invisible. Portes et volets claquent et se ferment. Les maisons se vident. Le temps est aux barricades. Les enfants infiltrent les ruelles. Ils grimpent dans les couloirs de cheminées et rampent dans la suie. Ils s’engouffrent dans les abreuvoirs. Plongent dans les noires eaux protectrices qui les dérobent à l’inquisition des regards. Soudés les uns aux autres comme chenilles en procession, ils s’aplatissent au fond des canaux, s’agrippent aux murs des réservoirs. Ils guettent. De temps à autre, une tête hirsute et trempée du suint des barriques émerge au-dessus des eaux. La horde des soldats ennemis franchit le seuil des collines. Le sifflement ininterrompu des cravaches déchire l’air. Les fouets cinglent, décapitant les têtes. Les corps de ceux qui tentent la fuite s’enchevêtrent dans les courroies de cuir qui les encerclent. Les cavaliers foncent à bride abattue sur l’émeute.
Soudain un grand silence fait place au vacarme. Le désarroi s’apaise avec la tombée de la nuit. Ici et là, des torches vacillent, projetant leurs ombres inquiétantes jusque sur les ramifications des arbres. Les enfants recouvrent leurs forces, resserrent leurs rangs. Ils serpentent soudés en longue chaîne au fond des réservoirs sordides. Ils émergent l’un après l’autre de leurs bauges. Moi-même, je hasarde une sortie sur l’extérieur. Le temps éclair de croiser le regard de flamme de l’homme au visage de cuir.
Les enfants se dispersent en cavale à travers la campagne. Je m’engouffre à leur suite dans le sillon d’une haie d’arbres. Puis je tente une percée dans l’étroit chenal qui conduit aux soupentes des greniers. De ce labyrinthe nuit, je connais tous les méandres. Je me faufile à plat ventre le long des parois abruptes. Je m’attelle aux prises inscrites dans la pierre dont mes doigts aguerris décèlent toutes les aspérités nécessaires à l’emprise. Je me hisse à coups de reins le long de cette verticalité dont je sens qu’elle est aussi celle que les autres derrière moi tentent d’apprivoiser.
Les corps ondulent à l’identique de moi-même. Je conduis lentement l’avancée progressive vers les ramifications du soleil. Ma main aveugle identifie l’abattant que je pousse d’un coup sec au-dessus de ma tête. Je sens la rondeur du chaînon sous mes doigts. J’enclenche la boucle au rivet qui sous-tend la tige de fer.
Me voilà à l’air libre. De là, je domine l’encerclement des collines. Au-delà des sillons en labour des nuages, montent, denses, les tourbillons de poussière soulevés par les sabots des chevaux en bataille. Les troupes campent sur leurs positions. Les enfants à l’affût aiguisent leurs conciliabules. Ils peaufinent en silence leur stratégie terrible. Ils complotent de s’assimiler au corps étranger qui va surgir intraitable d’un horizon inaccessible. La Belle lance la ruée suivante.
Étrangère à toute forme définitive, elle est la liane qui offre à l’homme au masque de cuir les attaques violentes dont il se veut l’objet. Mystère de la duplicité, la Belle échappe à toute saisie.
Extrait du « Journal de Min(o)a »
TROISIÈME EXTRAIT
Les Myrmidons
« Les yeux levés vers la carte du ciel, le géographe fou invente à la nuit boréale des frontières exaltées. Girouettes et planisphères, astrolabes établis sur la mappemonde de ses extravagances, le sextant grand écart est ouvert, face à Orion. Le maître es méridiens harangue la foule des Myrmidons, confrontée aux noires incertitudes du temps. Lui, la poussière du retour, il la distille à l’acétylène, bleu de Mycènes encore teinté de l’or d’Agamemnon. Et moi, esclave enroulée au pied d’un sycomore, je l’écoute, bercée de tendres lallations. Lui, proclame à tous ceux qui veulent l’entendre, l’attente éperdue du retour chaotique, la plainte enamourée des cadences mineures, la plongée improbable dans l’univers des notes silencieuses.
Il y avait là, réunis au pied de la tour aux ancrages secrets, des marins invaincus aux paletots d’ébène, des nègres saltimbanques aux muscles d’acajou, des femmes enivrées de salive et de sperme, des ondines baignées d’hydromels vénéneux. Il y avait plus loin, des marchands de mensonges enchaînés les pieds nus et des magiciens doux aux barbes de bulgares. Un archet arrimé à ses cordes violines faisait jaillir du temps un ensemencement de sons indésirés, caresses arrachées à la gorge des nuits. Les diseurs de distances arpentaient les coursives tout en échafaudant des transes et en buvant. De fausses nymphes enfin, aguicheuses averties, aiguisaient leurs fossettes aux portes des bordels.
Soudain un souffle ocre transperce l’horizon. Des crinières ventées enflent les mers ombreuses, soulèvent en tourbillons les regards séditieux. Des idées de caresses déploient leurs lignes courbes, embrasant les flancs bleus des monts ensorcelés. On vit alors, à l’Orient de Tout, des oriflammes folles dériver en cadence, des tombes renversées par des foudres ottomanes, des femmes abandonnées aux dérives mortelles. Les sabres virevoltent en arabesques blêmes, arrachant aux princesses-célestes, aux faunes des ruisseaux, aux belles détroussées, hurlements syncopés mêlés de cris d’amour. Et toi, crispée dans ta détresse, tu virevoltes nue dans les airs en saccage. Infestés de chair rance et coquillages morts.
Extrait du « Journal de Min(o)a »
QUATRIÈME EXTRAIT
« Comment tout cela avait-il commencé » ?
Et elle Min(o)a, qui est-elle ? D’où vient-elle ? Elle se revoit petite fille rendant visite à un vieil oncle. Il lui semble se souvenir qu’elle n’est pas seule. Que sa sœur l’accompagne. Elles se serrent l’une contre l’autre, silencieuses. La pièce est vaste mais sombre. Elle revoit les tentures et les colonnades. Elle en sent le poids sur ses épaules. Cet endroit manque d’air. Elle est oppressée. Elle retient son souffle. Celui du vieil oncle emplit la pièce, pareil à un soufflet de forge. Le monsieur, en dépit de ce détail déplaisant, a tout d’un élégant taureau blanc. Il trône au centre, le corps dissimulé dans ses tuniques et ses toges. Elle, Min(o)a, malgré la crainte qui l’hypnotise, elle est subjuguée par ses cornes, lisses, effilées, d’un blanc d’os nettoyé par le sel. Elle en oublie presque la respiration bruyante qui sort des naseaux et enfle les tentures. Elle en oublie presque la présence, de l’autre côté de la table, d’une créature tout aussi noble et effrayante. On dirait une femme, mais elle n’en est pas sûre. Son visage diaphane, caché sous des voiles, combine à la fois, dans une superposition habile des traits, le visage d’une femme et celui d’un taureau. Comment savoir qui elle est au juste ?
Min(o)a évite de croiser son regard avec celui qui la fixe, rendu doublement puissant puisqu’il lui semble qu’il darde sur elle quatre yeux. Deux yeux ronds et luisants, pareils à ceux de ses ancêtres taurines. Deux yeux de jade, effilés, en amande. Elle n’en a jamais vu de semblables. C’est la reine, se dit Min(o)a. Elle est belle. Même cachée derrière ses tulles, elle est belle ! Ses collerettes lui font une couronne souple.
Elle devait jouer avec son époux quand les deux petites ont fait leur entrée. Des bulles d’eau et des perles jonchent le sol ainsi que la nappe. Dans un coin de la pièce, un chien s’acharne sur sa femelle. Min(o)a ne comprend pas bien à quoi les deux bêtes sont occupées.
Dans son dos, elle perçoit soudain un bruit précipité de pas. Des pas qui rythment une danse. C’est la danse endiablée du labyrinthe, pense Min(o)a. Celle qu’Ariane et ses amies dansaient infatigablement, avant que celui-ci ne soit fermé et couvert.
Min(o)a se secoue de son rêve. Elle reprend son feuillet.
Extrait du « Journal de Min(o)a »
CINQUIÈME EXTRAIT
(le taureau blanc)
Dans l’encadrement de la porte
le taureau blanc veille
fixe sur toi le bleu de ses yeux
derrière lui devant au-delà
le labyrinthe mille coudes sans lumière
déplie ses couloirs tu te retires
sur la pointe des pas
à reculons du corps
.
tu empruntes un corridor un autre
angles droits privés d’échos Noir
humides les murs longues travées obscures
les gravillons crissent
sous ton poids il avance
tu rebrousses chemin sans broussailles
―lequel est le vrai qui guide vers la vie
lequel celui qui conduit à la mort ―
.
odeurs stagnantes des marais
eaux sans tain
visage absent
miroir sans ivresse
la ténèbre de son regard
ne t’effleure
ni ne blesse
Extrait des « Chants de Mino(a) »
SIXIÈME EXTRAIT
(Notte di Poghju)
C’est très doux comme
main ça mais c’est froid un peu
même à travers la peau du jean
c’est doux comme
cheveux ces boucles et blondes
même si ― comme ne le dit pas le poème ―
Walter va au jardin & bande*
.
― le chien se couche sur le dos
cuisses ouvertes langue haletante ―
qu’a‑t-il à dire à faire comprendre
est-ce appel sans détour ?
.
la lumière lance
ses oiseaux-tulipes
reflets de lampes
dans les vitrées
fenêtres ouvertes
sur le ciel
ouvertes ― non ― fermées
les grands panneaux aveugles
absorbent la moire
nuit entière dans le verre
.
le parfum d’herbes
glisse jusqu’aux narines
liseuses blotties dans les laines
et les coussins moelleux
fenouil séché couché
en larges branches
et par brassées
dans le vaste vaisseau
d’osier corbeille du maquis
ombelles et graines
cueillies de main experte
par la signadora
.
le sanglier mijote
odeurs d’agrumes douces
les lumières de l’église
ont disparu
rien de Ginevra Bel Messer
n’arrive jusqu’ici
ni son sourire ni sa plainte
― le chien gratte derrière la porte
derrière la vitre le chat sommeille ―
.
blême de silence d’absence
ouvert sur le plafond d’étoiles
le défunt dort
cercueil d’ébène
gardé par le Christ noir
Christ noir sauvé des eaux
veille dans son miracle
les vivants et les morts
la grotte est loin
qui accueillait sous sa voûte
déferlement de vagues
et vaisseaux naufragés
par quel édit muselée
sous la citadelle
.
les grandes baies de verre
absorbent le village
la nuit boit
― engloutie
l’encre des montagnes ―
plus rien n’existe
ni la rousseur des vignes
ni les chevelures boisées
ni l’effilochement des brumes
la plongée dans l’échancrure
des vallons se réfugie
dans la mémoire
la chaleur du dedans
retient les voix dans sa lumière
.
un point se déplace
dans le vide
zèbre le verre noir
qui avale la nuit
― le filanciu** suspend
son élan silencieux ―
le cavalier de l’orage
rôde plein vent
sous les nuages.
Extrait des « Chants de Mino(a) »