Jean-Fran­cois DUBOIS : “Une frêle chaloupe”.

 

Il ne sert à rien de bar­guign­er : j’aime depuis longtemps ce qu’écrit Jean-François Dubois, sans doute depuis “Le cœur de faïence” (1986) qui m’avait défini­tive­ment con­va­in­cu, à moins qu’il ne s’agisse de poèmes isolés, lus ici ou là, dans une revue ou dans une antholo­gie… La mémoire est oublieuse ! Aus­si est-ce avec plaisir et intérêt que j’ai ouvert “Une frêle chaloupe”.

D’emblée, le lecteur est pris dans une écri­t­ure savante qui évoque Borges, Claudel, Ponge… Je ne suis pas fam­i­li­er de ceux-ci, sauf peut-être de Ponge, mais certes pas de Claudel : trop de préven­tions à son égard à cause de Rim­baud ! Mais sans doute ai-je tort : Aragon n’a-t-il pas pas fini par appréci­er Claudel ? Il me fau­dra lire enfin “Con­nais­sance de l’Est”… C’est la réal­ité qui est mise en doute, à la lumière de la lec­ture : où se trou­ve le réel : dans ce qui est vu ou dans ce qui est lu ? “Les couleurs avaient pâli dans dans une nuance verdâtre envahissante, comme si les pelous­es ou les berges boisées avaient imposé leur dom­i­nante, qu’un même débor­de­ment sournois avait rongé lignes et con­tours” (p 12). Le temps passe et change les choses ; pas seule­ment la lit­téra­ture mais aus­si la pho­togra­phie et la pein­ture. Jean-François Dubois prend son temps pour décrire (l’ar­rivée du car-fer­ry Le War­den, dans un port non situé) si bien qu’on hésite devant le genre lit­téraire auquel appar­tient le texte : brève nou­velle ou long poème en prose… La descrip­tion n’est pas avare de ter­mes tech­niques mais la façon de l’au­teur de s’adress­er au lecteur et l’ar­rivée du navire à recu­lons lais­sent plan­er un cer­tain mys­tère : la réal­ité s’ef­face ! Comme elle laisse la place à une sculp­ture dans l’in­hu­ma­tion d’Yves Cos­son…  Jean-François Dubois n’ar­rête pas de voir le réel au tra­vers des pro­duc­tions artis­tiques. Ailleurs, c’est un coup de soleil (un effet de l’art naturel) qui rend souri­ant un cimetière où la vie per­siste ! Il y a plus de réal­isme dans les pros­es de Jean-François Dubois qui mêle présent et passé, évo­ca­tions d’anonymes et de célébrités (rel­a­tives, quand il s’ag­it d’écrivains !). Enfin, le dernier texte de ce recueil est un clin d’œil à la vraie vie (comme si tous les autres ne l’é­taient pas !) : Jean-François Dubois trace son arbre généalogique qui remonte à novem­bre 1727 (p 43). Non sans humour puisque ce texte se ter­mine par ces mots : “Deux autres généra­tions se suc­cédèrent, en 1865 puis 1900, et ce fut mon tour un peu plus tard en 1950, et vers trente ans, de faire souche moi-même, et ain­si à suiv­re” (p 51)…

 

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Chris­t­ian BULTING : “Nico Icône des six­ties”.

 

Soient quelques élé­ments dis­parates : Chris­t­ian Bult­ing est un poète, par ailleurs pro­fesseur de philoso­phie dans un lycée agri­cole au temps béni d’une activ­ité pro­fes­sion­nelle ; Nico n’est pas seule­ment une icône du Vel­vet Under­ground, elle en fut la chanteuse lors du pre­mier album en 1967 ce qui ne l’empêcha point d’en­reg­istr­er six albums en solo et de pub­li­er un recueil de poèmes, Chemin d’une vie ; une époque, celle des six­ties à laque­lle tout était per­mis (ou presque), con­traire­ment à aujour­d’hui où tout est inter­dit (ou presque, sauf en poli­tique !).  Sec­ouez le tout et ça donne “Nico Icône des six­ties”, un  recueil de poèmes de Chris­t­ian Bulting…

D’emblée, (et ça con­tin­ue), Chris­t­ian Bult­ing se sert de cette icône (qui n’est qu’un pré­texte) pour dire qu’il aime les femmes (la femme ?) et c’est sans doute un reflet de l’époque, de la libéra­tion sex­uelle… Mais tout aus­si d’emblée, il accueille dans ses poèmes des êtres de chair et de sang emblé­ma­tiques du moment : comme Mar­i­anne Faith­full ou Philippe Gic­quel ; mais qu’on ne compte pas sur moi pour recopi­er la qua­trième de cou­ver­ture ! À not­er que Chris­t­ian Bult­ing dépasse large­ment le con­tenu du titre puisqu’il note à pro­pos de Gic­quel qu’il est un homme bleu (ce poète ayant pub­lié “Homme bleu, ici même” aux Édi­tions  Gros Textes en 2008) ou que Ben Laden fut assas­s­iné en 2011 (in Rue Fara­day-Landéven­nec). La qua­trième de cou­ver­ture l’af­firme : “Le livre est ponc­tué de longs poé­mon­des écrits sur le vif à Shangaï…” C’est juste et Chris­t­ian Bult­ing s’in­ter­roge, tout comme le lecteur, après une digres­sion sur l’ar­mée de terre cuite de Xian : “La Longue Marche des hommes d’i­ci de ce pays / Pour que cha­cun ait même poids de droits”. L’avenir pousse le passé, mais à quel prix ? Au prix de l’ou­bli de la Longue Marche ? Il faut s’at­ten­dre à un retour du refoulé… Tout se mélange, se suc­cède sans tran­si­tion : un amour qui finit mal, Riga, le sou­venir d’un réc­i­tal de Colette Mag­ny ; tout est vu au  tra­vers du prisme de Nico, l’icône des six­ties… “La Havane”, long poé­monde à sa façon où se mêlent sou­venirs d’en­fance, de lec­ture, des grands-par­ents, d’une rue de la Havane avant d’aller à Cuba où le Che rêvait d’une vie meilleure pour son peu­ple d’adop­tion avant de trou­ver la mort au fond d’une forêt bolivi­enne… Une icône, lui aus­si !  Etc, je ne vais pas tout résumer ! Il faut lire “Nico Icône des six­ties” pour savoir ce qu’est la vie. Car le sait-on jamais ? C’est le temps des con­fi­dences, de l’in­tim­ité (avec La Baule-Mem­bach-La Baule) qui se brouille har­monieuse­ment aux sou­venirs de Guil­laume Apol­li­naire à Stavelot. Le temps passe et Bult­ing se retrou­ve grand-père (p 86) mais le désir demeure. Voy­age à tra­vers la durée (ah, les solex, les chansons…).

“Nico Icône des six­ties” est le roman d’une vie qui se donne à lire. J’aime que Gilles Pajot tra­verse ces pages, j’aime le pénul­tième poème (émou­vant) con­sacré à Mar­lène Diétrich. J’aime tout !

 

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François BORDES : “Cosa”.

 

Cette pla­que­tte de François Bor­des est pub­liée sous un élé­gant for­mat à l’i­tal­i­enne (22 x 14 cm env­i­ron). Elle est accom­pa­g­née d’une pré­face d’Em­manuelle Guat­tari et de lavis ( ? ) d’Ann Lou­bert.  Sans doute est-il vain de vouloir situer géo­graphique­ment ce long poème en 14 chants. Tout au plus, peut-on relever quelques indices : cathé­drale, vol­can, Cluny… Et les références à la musique : La Pas­sion de Saint Math­ieu (un ora­to­rio de Jean-Sébastien Bach), La Jeune fille et la mort  (un quatuor de Schu­bert), Let me freeze again the death (une cita­tion qui fait référence à un semi-opéra : musique de Hen­ry Pur­cell et paroles de John Dry­den)… Chant d’amour et de mort, Cosa est l’his­toire d’une déli­ai­son ; c’est ce qui en fait l’o­rig­i­nal­ité car trop sou­vent la poésie chante l’amour, la liaison…

Le mys­ti­cisme n’est pas absent de ces pages : c’est ain­si qu’on trou­ve page 45 ce dis­tique : “nous avions lais­sé Sade / pour Mar­guerite Porète”. Cette dernière est une mys­tique du XII­Ième siè­cle qui fut brûlée vive par l’In­qui­si­tion, auteur du Miroir des âmes sim­ples qui inspi­ra Maître Eck­hart, mys­tique rhé­nan qui vécut aus­si en grande par­tie au XII­Ième siè­cle… Reste ce pas­sage de Sade à Porète alors que que les références au divin mar­quis sont nom­breux : Fax­e­lange, Oxtiern ou les infor­tunes de la ver­tu… Sym­bole de la fin de la pos­ses­sion ? De la déli­ai­son ? Sans doute…

Le chemin est long de la pos­ses­sion à la lib­erté retrou­vée. L’é­tat atteint de Wan­gara­pa est sig­ni­fi­catif de cette dernière. La fin de la liai­son est mys­térieuse : “mais tu n’é­tais plus là / et tu ne revins pas” (p 51). Pourquoi Cosa refuse-t-elle le bou­quet de feuilles mortes ? Quel sym­bol­isme cache François Bor­des dans ce refus ?  Celui de la mort ? Je ne sais. Il faut encore soulign­er la diver­sité des mètres util­isés dans Cosa : prose et vers, vers plutôt longs, vers brefs (réduits à un mot), en escalier comme chez le grand Maïakovs­ki, le ton plutôt élégiaque…

Cosa est un recueil prenant, sans doute à cause du mys­tère qui plane sans cesse.

 

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Hervé DELABARRE : “La Nuit suc­combe” suivi de “Carène”.

 

Sans doute est-il dif­fi­cile (voire impos­si­ble) de par­ler de “La Nuit suc­combe” d’Hervé Delabarre tant on y peut retrou­ver l’écri­t­ure automa­tique. Alain Jou­bert, dans sa pré­face, met en évi­dence le sur­réal­isme qui coule dans ce recueil. Il en voit la preuve dans la lec­ture que fit André Bre­ton de “Dan­ger en rive” : “… c’est chez Hervé Delabarre que Bre­ton retrou­ve et désigne le chemin de cette poésie qui ne doit rien au cal­cul, mais tout aux ful­gu­rances de l’in­con­scient…” (p 10). Revenant à “La Nuit suc­combe”, Alain Jou­bert relève les mots de vie qu’il oppose aux mots rares…

Les poèmes d’Hervé Delabarre ne vont pas sans une cer­taine obscu­rité tant ils explorent cet incon­scient dont par­le Alain Jou­bert dans sa pré­face. Le lecteur atten­tif remar­quera le goût de Delabarre pour l’im­age  inso­lite “L’on­gle / Incise une nuit capi­ton­née” (p 17) tout comme pour les mots voisins sur le plan phoné­tique : “Ain­si va l’im­monde / L’antre et l’autre / L’auge et l’ange” (p 18). Le jeu sur les mots n’est pas absent : “mot dire” qui évoque maudire (p 22). Dans la pre­mière suite, “Des dou­ves en corps et tou­jours”, le vers se fait bref (réduit sou­vent à un mot ou deux). “Fétich­es”, par con­tre, regroupent deux pros­es assez longues qui sont l’ex­em­ple même de l’écri­t­ure automa­tique (mât­inée de réflex­ions par­faite­ment rationnelles). Dans la sec­onde, on retrou­ve le sire de Baradel qui tra­ver­sait déjà quelques pages de “Pro­lé­gomènes pour un futur” ; mais l’im­por­tant n’est pas là, il réside dans le hasard objec­tif… “La nuit suc­combe 1” sait se gauss­er d’une cer­taine poésie : “la poétesse poé­tise / et met des bigoud­is aux rimes” (p 44) : c’est réjouis­sant ! L’ob­jec­tif est bien de capter ce que dit l’in­con­scient et non de faire joli… Quand ce n’est pas l’ironie qui reprend cette phrase jadis analysée par André Bre­ton dans le Pre­mier man­i­feste du Sur­réal­isme (1924) et qui devient sous la plume de Delabarre “Lais­sez venir, mar­quise, vos cuiss­es ouvertes à deux bat­tants” (p 56). Même l’at­ti­tude anti-cléri­cale pro­pre aux sur­réal­istes (je me sou­viens en par­ti­c­uli­er de cette pho­togra­phie où l’on voit un cru­ci­fix pen­du à une chaîne de chas­se d’eau ! ou l’ai-je rêvée, ce qui en dirait long sur mon incon­scient…) est présente dans un poème d’Hervé Delabarre : “Bot­ter le cul aux pèlerins de Lour­des ou de La Mecque” (p 62) ! “Inter­mède” (qui regroupe trois poèmes con­sacrés à des héroïnes de con­tes tra­di­tion­nels : Blanche-Neige, le Petit Chap­er­on rouge et la Belle au Bois dor­mant) est placé sous le signe de la cru­auté. Cet ensem­ble n’est pas le résul­tat direct de l’au­toma­tisme, du hasard tant il est réfléchi mais il exprime par­faite­ment un cer­tain aspect de l’in­con­scient et la vision est déca­pante. L’éro­tisme n’est pas exempt d’une cer­taine imagerie con­v­enue (cuis­sardes, cravache, nudité…) mais il est sauvé par l’hu­mour (la vache qui rit) ! L’ir­re­spect quant à la mort est de mise… La mul­ti­plic­ité des per­son­nages qui appa­rais­sent dans “La nuit suc­combe 2” assur­ant une dis­tan­ci­a­tion salu­taire et ren­dant accept­a­bles l’ir­réli­gion et l’éro­tisme (la vul­ve est omniprésente) de  ces poèmes.

La sec­onde par­tie du recueil est un longue (une ving­taine de pages) et libre médi­a­tion sur le mot carène qui s’est imposé pour sa sonorité. Les mots jouis­sent, s’ac­cor­dent et s’abouchent pour leur musique, pour leur bruit sans aucun rap­port au sig­nifié comme le souligne Hervé Delabarre dans ses expli­ca­tions lim­i­naires. Au total, ce livre témoigne du sur­réal­isme qui irrigue la pro­duc­tion de maints poètes qui ne s’en récla­ment pas ouverte­ment mais qui n’ont jamais fini de pay­er leurs dettes. Tant le sur­réal­isme a été une porte qui reste ouverte.

 

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