« Aeonde » ? Insolite, ce mot est entendu en rêve par Marilyne Bertoncini. Il n’est ni onde, ni songe, ni ombre, ni aérien, mais peut-être tout cela à la fois. Il incite la poétesse à nous introduire en son théâtre d’ombres révélatrices. L’opuscule se révèle à la façon d’un rébus dispersé entre les divers poèmes.
L’Aeonde est une muse- fantôme composite « errant dans les rues vides ». « L’âme » de la poétesse s’est couchée, tendre et triste, devant cet être spectral aux « ailes repliées ». La citation de Haendel placée en exergue (l’ode Alexander’s feast), rappelle que, pour plaire à une courtisane, le grand Alexandre a brûlé Persépolis. D’où l’interrogation sur les incendies secrets recélés dans le recueil.
La sensibilité aiguë de l’auteure se signale par le placement de nombreux adjectifs avant les substantifs auxquels ils se rapportent. Ils frappent ainsi le lecteur de plein fouet : « grenu grésil », « mercurielle floraison », « anciens désastres », « fatale semeuse », « stagnante lame », « sibyllin murmure », « vives arêtes », « opaque brume », « muet fracas ». Ce dernier reconstruit alors sa propre lecture : fatale-muet-mercurielle- opaque, etc… Autant de miroirs anciens étamés – en quelque sorte — par l’affliction. Ce jeu d’ombres et d’obscur est conforté par des mots dont le sens réel (« obombrée », « anuiter ») se mue parfois en figuré (« sibyllin »). Il en émerge un monde embruni, tout en grisaille. Les sons l’emportent et se répètent en harmonie : pluie de suie, tourbe et tourment, aile et houle, feuille et flamme, cendre et silence. Dans les jardins de la créatrice, un gibet, des repentirs, des mains coupées disent ensemble une détresse intime. Mort au vaincu, mort à toi. La clé de l’énigme est-elle là ?
*
Casanova et Louis II de Bavière ont été – jadis — ses inspirateurs. Le poète Denis Emorine, hanté par la durée, écrit des « mots qui font saigner le temps *». Il conçoit ce même temps tantôt « divisé », tantôt réduit à ses extrêmes que sont les « éphémérides » ou « l’éternité ».
Dans les profondeurs de son abîme se révèle un « labyrinthe » du coeur, dont le poète se veut « le meilleur guide ». Là, « s’étreignent » l’amour et la mort. Deux entités capitales. L’amour d’abord l’emporte de « l’autre côté du monde » grâce à la présence réconfortante des femmes. Si elles sont également inspiratrices, l’une émerge entre toutes – « Marina T. » – en deux poèmes. Il s’agit sans doute de la magnifique Tsvetaieva, cette danseuse de l’âme dont Le ciel brûle. Initiatrice « à la douleur infinie », cette poétesse lui fait reconnaître son appartenance ancestrale : « Je suis russe par ta poésie ». Certes, d’autres femmes sont présentes dans la douceur triste des mots parfois nommées (Anastasia, Anne-Virginie, etc.), parfois suggérées ou subreptices, mais toujours captatrices. La mort ensuite qui est le terme de vie : les « stylos » du poète se brisent alors ou un « couple enlacé se dresse contre la destruction du monde». Néanmoins cette disparition ne le tuera pas, il en restera ses poèmes, traces de soi. Traces inventives comme « accrocher quelques rides à la lune » .
Sans doute le créateur rêve d’immortalité, ce pourquoi il évoque en fin de son ouvrage une rencontre originelle avec Aimé Césaire (dont le contenu littéraire/poétique n’a malheureusement pas survécu dans sa mémoire). Au demeurant, sa présente Fertilité de l’abîme — oxymore ou ébauche dialectique — est également un écho décalé à Jachère des fertilités d’un autre poète Bernard Lefort**.
*Titre d’un recueil aux Editions du Cygne, 2009.
**Editions du Guetteur, 2000
*
Oui, la Bosnie et la Croatie sont des espaces culturels d’où émergent des voix singulières, littéraires ou poétiques. Celle de Jasma Samic est l’une d’elles. Rebelle, cette poétesse bosniaque a su dénoncer le port du hidjab et les dérives islamistes. Narquoise et provocatrice, elle a osé terminer une conférence littéraire par un fougueux « Baudelaire a’ahbar » ! La fatwa islamiste qui pèse désormais sur elle impose de l’écouter autrement.
Jasma Samic se situe dans la pensée d’Omar Khayyâm, ce poète persan qui sollicitait le bonheur un instant, celui de notre vie. L’auteure qui fait ainsi de son « lit » un rêve (titre d’un des poèmes), cherche dans le réel — de New-York à Istanbul en passant par Paris — un monde à sa mesure. Dans notre monde où tant de livres risquent d’être réduits en « suie », elle marche « à travers la tristesse » et entend « les hurlements des morts » (Srebenica). Certaines villes traversées émergent tantôt hantées par leurs célèbres visiteurs (Agatha Christie et Loti à Istanbul), tantôt par leurs divinités (Ahura Mazda, dieu perse de la lumière, Dieu du Soleil ou d’ivresse, Isis et Ra à Gizeh) qui côtoient la Vierge, les Anges. Paris lui est plus qu’une simple escale : ici Saint-Germain-des-Prés, là le Lucernaire, ici le musée des Tuileries (sans doute du jeu de Paume), là le parc Georges Brassens dont l’âne tire une charrette fleurie, ici les puces de la Porte de Vanves, etc. Sa prédilection pour les quais de la Seine semble dire que le flux de l’eau (fleuve ou mer) lui est un apaisement. Elle convie ça et là des écrivains dans sa quête poétique (Osti, Tzvétaeva, Camus, Chateaubriand, etc.) en les mêlant à ses souvenirs personnels.
Cette errante estime que quel que soit le lieu où nous allions, « nous sommes des étrangers surtout dans notre ville natale ». Une vision politique de l’humain e qui prend sens avec les mouvements migratoires actuels ! Se plaçant dans la lignée soufie, elle s’entoure de divinités protectrices. Au demeurant, le poème lui est « une prière ».
*
- Revue Dissonances n°42, mai 2022 - 6 juillet 2023
- Revue Dissonances n°42, mai 2022 - 5 septembre 2022
- Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame - 6 juillet 2022
- La revue Florilèges n°187 - 28 juin 2022
- Armand Dupuy, Selfie lent - 28 décembre 2021
- Gilbert Lascault, Petite tétralogie du fallacieux - 6 octobre 2021
- Marie Etienne, Antoine Vitez et la poésie, La part cachée - 6 mai 2021
- L’Intranquille 19, revue de littérature - 21 février 2021
- Florilège, revue trimestrielle, n°174 - 6 février 2021
- DISSONANCES, Feux, n°38 - 5 janvier 2021
- Barry Wallenstein, Tony’s blues - 5 janvier 2021
- Luminitza C. Tigirlas, Noyer au rêve, Avec Lucian Blaga, Poète de l’autre mémoire, Fileuse de l’invisible, Marina Tsvetaeva - 6 octobre 2020
- Verso n°179, Ici & ailleurs - 6 septembre 2020
- Aragon, La grande Gaîté suivi de Tout ne finit pas par des chansons - 6 mai 2020
- Albertine Benedetto, Vider les lieux - 21 avril 2020
- Clara Régy, Ourlets II - 5 février 2020
- Christine Durif-Bruckert, Le corps des pierres - 20 décembre 2019
- Louise de Coligny-Châtillon dite Lou, Lettres à Guillaume Apollinaire - 19 novembre 2019
- Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame - 6 novembre 2019
- Cairns 25, Murs, portes ou ponts - 6 novembre 2019
- Estelle Fenzy, La Minute bleue de l’aube - 14 octobre 2019
- Philippe Jaffeux, 26 tours - 25 septembre 2019
- Patrick Pécherot, Lettre à B - 1 septembre 2019
- Wislawa Szymborska, de la mort sans exagérer - 4 juin 2019
- Fil autour de Catherine Gil Alcala, Serge Pey, Olivier Domerg - 4 mai 2019
- Christine Durif-Bruckert , Arbre au vent, Joseph Thermac, Du sublime moderne - 3 février 2019
- Jean-Claude Pirotte et Didier Cros, les livres bilingues pour la jeunesse : Maya Angelou, Carson McCullers - 4 janvier 2019
- Xhevahir Spahiu, Urgences — Urgjenca - 5 novembre 2018
- Constance Chlore, L’Alphabet plutôt que rien - 4 septembre 2018
- Patrick Chamoiseau, L’Empreinte à Crusoé, La Matière de l’absence - 6 juillet 2018
- Jean Fanchette, L’île équinoxe - 5 juillet 2018
- Revue TXT 32 : le retour - 3 juin 2018
- Roland Dubillard : Je dirai que je suis tombé, suivi de La boîte à outils - 5 mai 2018
- Christian Bobin, L’homme-joie - 5 mai 2018
- Écritures féminines : découvertes de Claire Dumay, Doina Ioanid, Marcelline Roux - 6 avril 2018
- André Velter, N’importe où - 1 mars 2018
- Ecritures féminines : découvertes - 1 mars 2018
- Carole Carcillo Mesrobian et Jean Attali, Le sursis en conséquence - 26 janvier 2018
- Les carnets d’Eucharis, La Traverse du tigre, hors série - 26 janvier 2018
- Baptiste Pizzinat, Les mots rouges - 26 janvier 2018
- Bernard Fournier, Lire les rivières, précédé de La rivière des parfums - 22 novembre 2017
- Robert Desnos, Nouvelles Hébrides suivi de Dada-surréalisme 1927 - 22 novembre 2017
- Jacques Demarcq, Suite Apollinaire - 22 novembre 2017
- Jacques Demarcq, d’ubu fait dure loupe - 22 novembre 2017
- Les cahiers du sens, 2017, n° 27 - 11 octobre 2017
- Le Journal des poètes 2, 2017, 86e année - 11 octobre 2017
- Dissonances – Le Nu - 30 septembre 2017
- Fil de lecture autour de Marilyne Bertoncini, Denis Emorine et Jasna Samic - 29 mai 2017