Michel DEGUY, Prose du suaire.

 

Prose du suaire de Michel Deguy est un livre qui va vite à lire même s’il incite l’a­ma­teur de poésie à pren­dre son temps… Qu’on en juge : qua­tre pages (dont la qua­trième de cou­ver­ture) en français, seule­ment, dont un poème de Deguy ensuite traduit en 19 langues ! Un poème écrit à l’oc­ca­sion de la dis­pari­tion d’Ab­del­wa­hab Med­deb. Si l’on ne présente plus Michel Deguy, quelques mots sont néces­saires quant à Med­deb (1946–2014).

A Med­deb est un poète fran­co-tunisien, spé­cial­iste du soufisme, qui enseigna la lit­téra­ture com­parée à l’U­ni­ver­sité de Paris‑X. Sa posi­tion libérale (au bon sens du terme) et tolérante peut s’ex­pli­quer par le fait que ses aïeux pater­nels aient été des cryp­to-musul­mans expul­sés d’Es­pagne en 1609. Sa poésie est révéla­trice de son intérêt pour les voix pré-socra­tiques et soufistes, aux­quelles il con­vient d’a­jouter “celles des poètes arabes et per­sans à celles des poètes médié­vaux appar­tenant aux divers­es tra­di­tions romanes [ain­si que celles par­v­enues] des maîtres de la Chine et du Japon clas­siques” (selon une célèbre ency­clopédie en ligne).

M Deguy et A Med­deb étaient liés par une pro­fonde ami­tié qui est à l’o­rig­ine de ce poème. La Prose du suaire est un poème en vers. C’est que le mot prose ne désigne pas seule­ment la forme ordi­naire du dis­cours par­lé ou écrit, mais égale­ment un chant liturgique strophique et ver­si­fié, sou­vent rimé. Le suaire, quant à lui, est un terme lit­téraire qui ren­voie au linge dans lequel on ensevelis­sait les défunts. Le titre du poème (et du livre) s’ex­plique alors.

Dia­logue au-delà des croy­ances : les tra­duc­teurs (dont les options religieuses ne sont pas con­nues) appar­ti­en­nent à des pays ou des cul­tures dont les croy­ances sont divers­es. Deguy écrit, dans la qua­trième de cou­ver­ture, que “Voile et suaire sont les reliques dont hérite notre His­toire non sainte”. Quant à A Med­deb, ses cen­tres d’in­térêt prou­vent son ouver­ture d’e­sprit. La mort d’un proche ou d’un ami est inac­cept­able et la souf­france est au ren­dez-vous. Michel Deguy trou­ve les mots justes pour décrire les rav­ages de la mort sur le corps de celui qui est par­ti, pour dire son regard et sa douleur : “Ton vis­age se retire de la prosopopée” ou “Par les yeux enfon­cés tu recules en toi”. L’é­mo­tion se dit sobre­ment : “Je t’ai baisé la main pour te dire adieu”, mais aus­si le par­ti-pris intel­lectuel : “Sachant qu’il n’y aurait ni au revoir ni à dieu”. La fin du poème évoque l’im­mor­tal­ité du poète qui restera dans le sou­venir de ses amis et dont la parole réson­nera dans l’avenir car le moment est celui “des viveurs et des tueurs”. Il est à not­er que cette fin est cal­ligraphiée par Rachid Koraïchi sur la cou­ver­ture sous un trait épais sym­bol­isant le dôme d’une mosquée…

Si le lecteur n’est pas tenu de con­naître toutes les langues dans lesquelles le poème est traduit, il pour­ra cepen­dant appréci­er, sur le plan esthé­tique, la cal­ligra­phie arabe ou les car­ac­tères chi­nois, grecs, japon­ais et autres : Michel Deguy a rai­son de par­ler d’une tour de Babel en vingt poèmes ! Une belle façon de faire men­tir le mythe, une façon qui réu­nit les hommes plutôt que de les diviser…

 

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Patri­cia COTTRON-DAUBIGNÉ : Paysage avec Roms, fleur sauvage et chemins d’hori­zon.

 

Que peut la poésie ? Ou plutôt, quel(s) effet(s) provoque la lec­ture d’un recueil de poèmes ? Un  effet de sens quant à la vie et un effet lit­téraire, sans doute… Cet effet de sens et cet effet lit­téraire sont les con­di­tions néces­saires pour ne pas se laiss­er pren­dre aux pièges de l’idéolo­gie dom­i­nante. L’ef­fet de sens pour ne pas aboy­er avec les chiens de garde de la société sur le plan poli­tique, l’ef­fet lit­téraire pour savoir échap­per à la mode…

Le récent recueil de Patri­cia Cot­tron-Daubigné, Paysage avec Roms…, me ramène en arrière, au temps de ma jeunesse où les grande sur­faces n’ex­is­taient pas, où le com­merce de prox­im­ité pro­po­sait l’essen­tiel et le quo­ti­di­en. Les bohémiens envahis­saient par­fois dans le vil­lage et cher­chaient à ven­dre le super­flu, “des mou­choirs brodés” comme le rap­pelle Patri­cia Cot­tron-Daubigné dans son poème Paysage aux broderies. Aujour­d’hui, tout cela a dis­paru, rem­placé par le super­marché du coin ou du bourg qui offre en per­ma­nence le super­flu, quitte à oubli­er l’essen­tiel : allez trou­ver un recueil de poèmes au ray­on librairie du super­marché ! Les marchands ont con­damné la poésie et la révolte : tout est pour le mieux dans le meilleur des mon­des voué à la con­som­ma­tion ! Mais Patri­cia Cot­tron-Daubigné n’est pas naïve : elle par­le aus­si des men­songes des bohémi­ennes dans le même poème. Main­tenant, ce sont les cap­i­tal­istes anonymes qui mentent, les Roms ne deman­dent qu’à vivre, pris­on­niers des mirages de l’Oc­ci­dent et vic­times de l’hos­til­ité ambiante.

Patri­cia Cot­tron-Daubigné est sen­si­ble à la poésie d’Apol­li­naire, d’Aragon, de Baude­laire, d’Élu­ard et de Rim­baud comme elle est sen­si­ble aux chan­sons de Jean Fer­rat. D’ailleurs elle rend à César ce qui est à César : elle avoue ses emprunts page 12 ! Aragon est présent dans les poèmes de Cot­tron-Daubigné avec les références au Fou d’El­sa ou les cita­tions de poèmes mis en chan­son par divers com­pos­i­teurs comme Brassens (“Il n’y a pas d’amour heureux”, un poème de La Diane française) ou Fer­ré (les “éclus­es” de Après l’amour, du Roman inachevé). Jean Fer­rat trou­ve un écho de son “C’est un joli nom cama­rade” avec “C’est un joli mot tzi­gane” ou “C’est un joli mot roulotte” . Etc… Et page 39, elle cite ses sources : on ne pour­ra pas l’ac­cuser de plagiat !

Mais elle renou­velle la poésie dite engagée de la plus belle des manières, à l’op­posé de tout didac­tisme moral­isa­teur. S’il est vrai qu’un être humain est un être humain quelle que soit sa race ou sa nation­al­ité, la troisième par­tie du recueil, inti­t­ulée Une musique à ses hanch­es, témoigne de l’u­ni­ver­sal­ité de l’amour à tra­vers une bohémi­enne. Sans com­plai­sance, sans slo­gan, sans par­ti-pris, tout est dit. Belle leçon de tolérance ! Ne rêvons-nous pas, tous autant que nous sommes, d’accorder  les cieux aux  bat­te­ments de notre chair ?

 

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Serge PEY : Table des négo­ci­a­tions.

 

La poésie sonore, tout comme la poésie spa­tial­iste illus­trée par Ilse et Pierre Gar­nier, est une ten­dance (lourde) de la poésie en général. Serge Pey pro­pose un livre de poésie inti­t­ulée Table des négo­ci­a­tions et sous-titré Poème-slo­gan pour une artiste-guer­rière ilnu de Mash­teuiatsh. Le terme ilnu désigne un peu­ple amérin­di­en sans écri­t­ure du Cana­da qui a dis­paru en tant que nation mais dont la cul­ture est tou­jours vivante… Mash­teuiatsh est une réserve indi­enne du Québec. L’artiste-guer­rière du sous-titre ren­voie à Diane Robert­son à qui, d’ailleurs, cette pla­que­tte est dédiée. Ces pré­ci­sions lex­i­cales étant apportées, il est lois­i­ble désor­mais d’abor­der l’aspect poé­tique de ce livre qui n’est rien d’autre qu’une par­ti­tion (au sens musi­cal) de poésie sonore. C’est dire que le “poème” ici imprimé a besoin d’être écouté c’est-à-dire dit, proféré au préalable…

Le mot “par­ti­tion” n’est pas exagéré car Table des négo­ci­a­tions  se présente de façon par­ti­c­ulière : chaque page reçoit, imprimé en noir, un texte des­tiné à être dit et, imprimée en rouge, la tran­scrip­tion phoné­tique de chants d’oiseaux des­tinés à accom­pa­g­n­er la parole humaine. On peut d’ailleurs se deman­der si cette tran­scrip­tion repro­duit fidèle­ment le chant des oiseaux… Ce qui compte bien évidem­ment,  c’est l’in­ter­pré­ta­tion où se mêlent le texte dit par Serge Pey et le chant des oiseaux dans un tout sonore. Le livre n’est donc qu’un pâle reflet de la per­for­mance qui se cache der­rière les pages.

Serge Pey est con­nu pour avoir écrit, par le passé, ses poèmes sur des bâtons avec lesquels il réal­i­sait ses per­for­mances. Il tra­vaille entre l’o­ral­ité et l’écri­t­ure, il tra­vaille sur les poésies tra­di­tion­nelles des peu­ples sans écri­t­ure, il a util­isé le bâton de pluie et le rythme de ses pieds frap­pant le sol… Dans le texte qui est ici don­né à lire, il s’élève con­tre  “… le pou­voir colo­nial / [qui] a inter­dit / aux PEKUAKAMIULNUATSH / de venir aux com­mé­mora­tions / ain­si qu’autres nations / ALGONQUIENNES”. On peut aus­si relever ces mots : “Parce qu’en­tre / 1915 et 1920 / le pou­voir québé­cois / a fait dis­paraître plus de 15000 noms / de lieux amérin­di­ens”. Les USA ne sont pas oubliés : cent mille Indi­ens déportés, huit mille Chero­kees morts de froid et de faim… Voilà pourquoi le texte de Serge Pey est truf­fé de mots amérin­di­ens, peut-on rêver plus belle illus­tra­tion de la poésie sonore ? La litanie des ava­nies du pou­voir sauve la poésie action des dis­cours convenus !

Table des négo­ci­a­tions est un cri de révolte, un mes­sage poli­tique et une let­tre d’amour con­tre l’ou­bli pour ceux que Serge Pey nomme les peu­ples du poème affirme la qua­trième de cou­ver­ture… Et l’ensem­ble des élé­ments mis sur la table de négo­ci­a­tions par les poètes d’i­ci face aux pou­voirs héri­tiers du colonialisme.

 

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Math­ias LAIR : Ain­si soit je.

 

Tous les poèmes de ce livre sont rédigés (et imprimés) de la même façon : un blanc vient bris­er le vers et un trait con­tinu (d’une longueur iden­tique à celle du dernier vers) souligne la fin du poème. Si la béance est ce qui struc­ture l’in­con­scient et la présence même du désir, alors cet espace béant qui échan­cre le poème dit quelque chose.  Un texte en prose précède les qua­tre par­ties de l’ou­vrage de Math­ias Lair, on y lit cette cita­tion extraite de La Portée de l’om­bre de Michèle Mon­tre­lay : “C’est là, dans les tout-débuts et même avant nous, que gîte, se terre ce qui obstrue la source, ce qui fait que notre vie, sa poussée — enten­dons la poussée de la pul­sion -, au lieu de nous être don­née par nos géni­teurs, fut rap­tée par leur angoisse, leurs douleurs, leurs con­di­tions de mort-vivants”. Ain­si soit je serais donc le livre du com­bat pour retrou­ver “la poussée de la pul­sion” (il faut alors se sou­venir que Math­ias Lair a pra­tiqué la psy­ch­analyse)… Autrement dit, l’il­lus­tra­tion que la vie n’a pas d’autre rai­son que d’être.

N’é­tant pas psy­ch­an­a­lyste, je ne tra­que­rai point les indices qui, dans Ain­si soit je, sem­blent aller en ce sens. Mais seule­ment inter­rogerai les poèmes.  Si la mère cas­tra­trice empêchait Math­ias Lair de s’ex­primer, il s’est bien rat­trapé avec ces poèmes : “d’un côté muet de l’autre / hurlant          enlever…”. Il cherche à com­pren­dre d’où il vient et ce qu’il faut faire pour con­stru­ire son iden­tité (si l’on veut dire les choses sim­ple­ment, mais peut-on, vrai­ment, les dire ?) : “cas­tr­er       le sens de / son natif utérus”. Le lecteur reste désem­paré devant cette expéri­ence intime qui se dou­ble d’une ten­ta­tive poé­tique. Il y a des poèmes qui le lais­sent sans voix, com­ment réa­gir en effet face à ces vers “mais / la sen­sa­tion       de l’én­ergie je l’ai / elle se suf­fit      la sen­sa­tion”. Il est dif­fi­cile de tenir un dis­cours cohérent (sauf à mimer ce qu’écrit le poète) devant ces phras­es désar­tic­ulées et ces mots par­fois coupés, tron­qués et ce n’est pas la moin­dre dif­fi­culté que ren­con­tre le lecteur d’Ain­si soit je.  Face à la bru­tal­ité qui sourd de ces poèmes, les rap­ports entre le petit enfant et la mère ne lais­sent pas d’in­ter­roger : “que fai­sait-elle         au lit / (robe retroussée        sous le drap)” ou “était-elle morte je      restais / par­fois dans la           cui­sine par­fois / dans la cour      par temps / beau rarement          chez les enfants / du voisi­nage” ; mais cela ne va pas sans ambiguïté car l’en­chaîne­ment des mots amène le lecteur à penser que les enfants du voisi­nage “ne voulaient / pas dis­ait-elle         de moi”. Etc.

Math­ias Lair rap­pelle par l’ex­is­tence même de ce recueil que la poésie est avant tout expres­sion per­son­nelle, une expéri­ence sin­gulière, qu’elle exige du lecteur un effort cer­tain pour explor­er cet univers intime… Sans doute cette lec­ture sup­pose-t-elle une cer­taine maîtrise des idées, des courants de pen­sée, des con­cepts en usage dans cer­taines dis­ci­plines. Mais il n’y a là rien de réd­hibitoire car cette maîtrise fait par­tie (ou devrait faire par­tie) du bagage intel­lectuel que trans­met le sys­tème édu­catif. Ou si l’on ne compte pas sur l’é­cole (à juste titre) que peut acquérir lui-même le citoyen… Et tant pis si je parais être un opti­miste indécrottable !

 

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David DUMORTIER : Vous êtes peut-être dans ce livre.

 

De quoi s’ag­it-il avec ce livre ? D’une suc­ces­sion de petits textes en prose (sauf un ou deux “poèmes” en vers, c’est-à-dire que l’au­teur va à la ligne avant le bout de la page). D’au­cuns diront poèmes en prose, d’autres non… Voilà qui rap­pelle que la poésie est mul­ti­ple. Ces textes sont car­ac­térisés par un appar­ent non-sens. On peut ten­ter une typolo­gie. On trou­verait des textes rel­e­vant du jeu de mots (“Une femme était une rose : une fleur qui ose tou­jours deux fois” ou “Un homme était très olé olé sans avoir une goutte de sang espag­nol”), des textes rel­e­vant de jeux sur l’im­age ou sur l’ex­pres­sion imagée (“Un homme qui était né sans défense dans la vie se fit vol­er tous ses ivoires” ou “Un homme était très à cheval sur les principes. Mais il n’é­tait pas assez grand prince pour entretenir un cheval”), des textes con­stru­its sur la non con­cor­dance chronologique (“Une pho­tographe déplo­rait que les pêcheurs n’u­til­isas­sent plus les boutres pour jeter leurs filets sur les côtes africaines. Ils pren­nent aujour­d’hui des embar­ca­tions en plas­tique. Elle dis­ait cela tout en jouant avec son appareil pho­to numérique car il y avait bien longtemps qu’elle avait aban­don­né l’ar­gen­tique”), des pros­es sim­ple­ment absur­des (“Une femme quit­ta son mari pour par­tir avec un homme beau­coup plus vieux que lui. Si elle avait été patiente il aurait fini par devenir vieux lui aus­si”) et bien d’autres encore… David Dumorti­er dit l’ab­sur­dité du monde de façon plaisante. Mais on retrou­ve dans ses mots les thèmes habituels de ses livres : l’ar­bre, le trav­es­tisse­ment (“Une mère s’in­quié­tait…”), l’in­dif­féren­ci­a­tion sex­uelle (même texte), etc.… Il faut s’ar­rêter sur cette prose de la mère inquiète pour com­pren­dre la cohérence de la démarche de Dumorti­er : l’in­quié­tude de la mère naît de ce qu’elle voit son fils coudre et elle s’in­ter­roge “Ne pou­vait-il pas avoir des jeux de garçon ?” et quand elle le voit appa­raître déguisé en cow-boy, elle exprime sa joie de le voir ain­si … plutôt que déguisé en indi­en. Tout est dit ; par le men­songe… Le lecteur se sou­vien­dra alors que le poète a pub­lié en 2006 un con­te inti­t­ulé “Meh­di met du rouge à lèvres”… David Dumorti­er trav­e­s­ti­rait donc la poésie…

 

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.