Henri MESCHONNIC : Infiniment à venir.
Le rêve fou de la société totalitaire et technocratique dans laquelle nous vivons est de réduire l’homme à un numéro : “il n’y a plus que des noms / qui sont des chiffres” affirme Henri Meschonnic dans “Infiniment à venir” (p 15). C’est à cette lumière que je lis ces poèmes… L’éditeur, dans sa présentation du livre, note que “les poèmes d’Infiniment à venir sont nés de la découverte de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, dans la Somme”. J’ai visité ce musée, mais j’en ai tiré une autre leçon. Peu importe laquelle. Ce qui m’intéresse ici, c’est celle que tire Meschonnic de cette visite.
C’est le destin, le devenir de l’homme, animal social, qui est ausculté par le poète. Dès le deuxième poème, il note que “les pierres / ne se réveillent pas / et tant et tant / sont fondus / dans les pierres”. La Grande Guerre fut une des plus meurtrières de l’Histoire. Je me souviens d’avoir trouvé le volume d’Otto Dix 1 qui donne la reproduction des 50 eaux-fortes qu’il tira de son expérience au front dans l’armée allemande : c’est toute l’horreur de la guerre, de la folie meurtrière voulue par les gouvernements, qui est ainsi exprimée. Et je comprends mieux ces vers de Meschonnic, “On a aussi enterré / le bruit / et les éclats de la lumière”, à la vue des gravures de Dix. Poésie descriptive ou narrative qui s’alimente dans la visite de l’Historial mais aussi poésie qui réfléchit sur le monde et ses horreurs : une Europe qui se déchire, une Europe qui, pour reprendre les mots de Pierre Drachline, est dominée par le quatrième Reich d’Angela Merkel 2… Le spectacle de cette guerre débouche sur le mutisme du poète, mutisme qu’il reconnaît comme devenant prétexte à écrire des vers : “je cherche des mots / mais il n’y a plus de sens” (p 21). La visite de l’Historial de la Grande Guerre est au-delà des mots, ou plus précisément “du temps qu’il y avait / des noms” (p 26). C’est l’horreur indicible que disent ces poèmes. Il ne reste alors plus au poète qu’à se retirer pour ne pas ajouter de silence au silence qui se dégage de ce qui est présenté à Péronne…
L’éditeur a eu l’excellente idée de compléter ces poèmes par le discours que prononça Henri Meschonnic en 2006 (il disparaîtra en avril 2009) lors de la remise du Prix Jean Arp de Littérature francophone. Plus qu’un simple discours, Pour le poème et par le poème est un véritable essai dans lequel il tente de définir la poésie et l’écriture poétique : c’est qu’il a une longue expérience de traduction des textes bibliques “où il n’y a ni vers ni prose mais un primat généralisé du rythme” (p 39). Henri Meschonnic a aussi une œuvre importante d’essayiste. C’est que “le corps-langage est comme poésie de la pensée” (p 41). Penser Héraclite et non plus Platon, affirme Henri Meschonnic, suivent alors des définitions où le poète essaie de capter ce que représentent la théorie du langage et la poésie qui sont intimement liées. De son activité de traducteur, Henri Meschonnic arrive à la conclusion que “la réalité est que traduire n’a pas pour produit la traduction d’un texte” mais bien “une représentation du langage” (pp 47–48). Ce qui touche à la poésie, pour dire mal ce que Meschonnic dit si bien. Des approches savantes de diverses connaissances sont convoquées pour aboutir à une définition de la poésie comme “invention du corps-langage” (p 56). Dès lors, vie et langage sont inextricables (p 58). En courts chapitres (qui ne font pas deux pages), Henri Meschonnic essaie de s’approcher au plus près du poème. Revenant à la traduction de la Bible, il met en évidence que “le verset est une unité rythmique, intérieurement organisée” et donc qu’il n’y a “aucune opposition entre des vers et de la prose” (p 64). Le rythme est alors vu comme “un continu de la sémantique sérielle qui neutralise autant la notion de vers et la notion de prose, que leur opposition” (p 67). Henri Meschonnic sait se montrer convaincant mais reste alors des approches poétiques multiples qui font que le lecteur peut trouver son dû n’importe où, peut trouver du plaisir dans des formes rejetées ( ? ) par Meschonnic. Mais c’est là un autre problème : “Laisser passer le poème” affirme-t-il in fine !
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1. Otto Dix, “La Guerre”. Cinq Continents éditions, 2003.
2. Pierre Drachline, “Éloge de l’imposture”. Le Cherche-Midi éditeur, 2016.
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Rocio DURAN-BARBA : Une voix me le dit.
Bardée de diplômes, Rocio Duran-Barba est née en Équateur et elle vit à Paris. Ce qui explique qu’elle écrive directement en français son “Une voix me le dit” que publie aujourd’hui La Feuille de Thé. Ce recueil réunit 82 courtes proses terminées par deux mots en escalier (comme les vers du grand Maïakovski) où le terme étrange figure à chaque fois sauf dans le dernier “poème”.
Le Cotopaxi (un volcan équatorien d’environ 5900 mètres d’altitude) est entré en éruption (du moins dans ce livre). Mais Rocio Duran-Barba ne se livre pas à une étude scientifique… Populations (avec lamas et alpagas), chamanes, divinités anciennes, dieux (dont Viracocha), viennent assister à l’éruption. Mais ce n’est qu’un prétexte car Rocio Dura-Bara avoue : ” Viracocha avait décidé de réorganiser la planète” (p 15) sans qu’on sache si Rocio Duran-Barba se sert de ce prétexte pour revisiter son enfance, les mythes fondateurs (tous symbolisés par des divinités comme Inti, Mama Quilla, Pacha Mama, Pachacamac, Catequil , L’Homme-Oiseau, Mama Cocha, Illapa, Coco Mama …). C’est écrit dans une langue haletante où se mêlent de brèves phrases et des groupes nominaux. Ainsi renaît une cosmogonie originale, inouïe… Parmi les milliers de légendes de la création du monde, Rocio Duran-Barba choisit celle-ci sans doute inconnue des lecteurs occidentaux. Les attributs de ces divinités sont divers : gardienne de la fertilité des champs, dieu du soleil, souverain du monde, dieu de l’oracle, déesse de l’eau, dieu du climat, déesse de la santé : tout trouve une explication… Rocio Duran-Barba accède à l’ivresse, elle est “immergée dans l’alcool de [son] pays aimé” (p 31). La vision se fait cosmique : “Je respirai l’éternel printemps. Nuits dessinées par la Voie Lactée” (p 37). Le panthéon ne connaît pas de limites ; y règne le jaguar du feu et de la puissance. L’expression Une voix me le dit revient dans ces proses comme un leitmotiv, ce qui contribue à l’aspect étrange lancinant du recueil. Le mystère demeure exprimé par les contradictions, l’unité des contraires : “L’éruption n’est pas un hécatombe. Ni un problème. Elle était le mystère à redécouvrir. Explosion-Implosion. Verbe et silence. Feu et glace.” (p 88) ; il ne s’agit pas d’expliquer (la science est là pour cela), mais bien d’ incarner le mystère de la vie alors que la vie garde toujours son mystère. Rocio Duran-Barba rappelle au lecteur que la poésie doit aussi porter les secrets de la vie et des arcanes du monde. Comme elle le dit vers la fin du livre : “Nos âmes avaient besoin de s’imprégner de mystère pour grandir-marcher-voler. Pour être un peu plus qu’un brin d’existence éphémère” (p 89). Voilà qui devait être dit, c’est ce qui fait le charme de ce recueil étrange…
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Marianne WALTER : Les espaliers de neige.
Marianne Walter offre au lecteur un recueil de poèmes célébrant le monde (et sa beauté), non sans interrogations sur le mystère de la vie et de ce dernier. Mais c’est la célébration (de la montagne et de ses paysages) qui domine : et quand le ciel se fissure, c’est “tel une branche sur le bleu de la gravure” (p 12). Marianne Walter maîtrise parfaitement l’art de dire les choses en demi-teintes. La caractéristique de ces poèmes, c’est la délicatesse : est-ce un effet du souvenir ? de la “fraîcheur de la mémoire” ? (car le temps n’est pas la simple succession des instants, le présent coïncide avec le passé, du moins y prend-il ses racines…). Je formulerai cependant un petit reproche à propos de cette première suite, “Les espaliers de neige”, quant à ponctuation. Page 17, les : entre l’enfance et les pêches sont de trop, me semble-t-il, tout comme la , entre des crabes et des poissons. À moins que ce ne soit de simples coquilles? Ou quoi d’autre ? Et ce n’est qu’un exemple… En tout cas, la cohérence gagnerait à une uniformisation de la ponctuation : suppression pure et simple de cette dernière ou restauration intégrale de celle-ci tant la juxtaposition de poèmes ponctués et de poèmes sans ponctuation est néfaste quant à la forme du recueil.
Je pourrais faire la même remarque à propos d’Alpages mais je ne la ferai pas : si la virgule est présente au sein du poème, jamais il ne se termine par un point (sauf à la page 81, par un point d’interrogation). Est-ce un signe d’inachèvement ? Comme si le poème demandait à toujours à être repris, parce que le poète a sans cesse oublié une notation ? La poésie se fait volontiers descriptive, tous les sens de Marianne Walter sont en éveil ; mais aussi poésie introspective. Sans doute faut-il lire ce recueil comme la trace d’une déambulation en montagne. Marianne Walter a au moins le mérite de capter l’ineffable des cimes ; on sent l’amour qu’elle porte à ce paysage, un amour qui transparaît dans le poème…
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Joyce LUSSU : Inventaire des choses certaines.
Si Marc Porcu est le traducteur de cette anthologie, Joyce Lussu en est l’auteur des poèmes qui la composent. Elle est née en 1912 et décéda en 1998 ; elle fut l’épouse d’Émilio Lussu et la traductrice en italien de Nazim Hilkmet. Si elle traduisit ce dernier, sa poésie rappelle celle du Turc par sa simplicité et son côté parlé.
Ce n’est pas un hasard si elle fut féministe et les premiers poèmes de cette anthologie(extraits de Esclaves et Sbylles) sont consacrés à l’émancipation des femmes. Son poème “Elle s’appelle Nunziata Bartolacci…” dresse le portrait d’une femme qui vaut mieux que l’état auquel l’ont réduite le mari et le fils. Joyce Lussu dénonce les maternités répétitives, le travail domestique, mais ne perd jamais espoir. Multinationales, armées et religions en prennent pour leur grade ! Joyce Lussu remarque l’absence de femmes dans ces cénacles qui prétendent diriger le monde mais elle sait le chemin qui reste à parcourir. Certes, aujourd’hui que l’émancipation de la femme s’est développée, les femmes de pouvoir singent les hommes : du chemin reste à faire encore ! Le vrai clivage ne passe pas par la division sexuelle, il s’appelle lutte des classes.
Ça continue avec le Bestiaire politique, des poèmes assez longs qui ressemblent parfois à des fables (d’où le titre). Joyce Lussu appelle lucidement à la révolution, se révolte contre le sort fait aux humains : si elle est une optimiste invétérée (“… confiance et espoir dans le possible des évènements”), elle n’en signale pas moins “… un élément / pathétique de participation / lié au bonheur et au malheur des gens / qui deviennent nôtres et nous émeuvent” (p 63). La lutte est là… Et l’empathie, et la solidarité (Joyce Lussu sacrifie parfois au didactisme). Et l’espoir… Elle est résolument moderne, actuelle : même le “désastre écologique” est évoqué (p 91). Sans que rien d’édulcoré ou de douteux ne soit dans le terme désastre…
Puis vient le Printemps partisan. Le premier poème de cette section montre le dialogue d’une mère au foyer et de son fils partisan. Les quatre derniers vers sont parmi les plus émouvants que j’ai lus. Je ne sais pourquoi, je pense à cet article retrouvé d’Aragon 1 consacré au roman de Janine Bouissounouse, “Dix pour un”… Peut-être, pour reprendre les mots d’Aragon, parce que c’est le livre d’une femme alors que “Ce premier soleil…” est le poème d’une femme, d’une mère… La lutte des Partisans est celle pour un monde meilleur. Joyce Lussu offre une vision où le meilleur côtoie le pire mais ce n’est nullement désespéré. Même si un peu plus loin, elle avoue que la mort “pue le sang et la merde” (p 23). “Diogène en Italie” (pp 125–133) est une allégorie qui rappelle opportunément que la lutte n’a pas de fin tant l’ignominie des gouvernants est forte et au risque de sombrer dans le souvenir, le consensus dont il est question page 133 au vers 6 me fait penser à cette définition qui avait cours dans ma folle jeunesse et qui proclamait que c’était un “con sans sous” (On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans ) ! La lutte ne se termine jamais : “afin que ce crépuscule ne se précipite pas dans la nuit / mais soit la grisaille opaque qui précède l’aurore”.
L’amour, tel qu’il est traité dans la quatrième partie, “Et puis naturellement il y a l’amour”, n’est pas exprimé de manière convenue. Il ne s’agit pas de l’amour désincarné, ni de l’amour entre deux êtres vivant au-dessus du monde. Mais cet amour se nourrit de l’environnement qu’il soit naturel ou humain. Joyce Lussu fait preuve de ses talents d’étymologue puisqu’elle écrit un poème, du premier au dernier vers sur le mariage et ses dérivés lexicaux. Car à l’époque, il était difficile de considérer l’amour hors du mariage. Et pourtant que de passions adultérines, hors du Code civil ! Et pourtant, Joyce Lussu termine son poème par une liste des problèmes auxquelles elle ajoute ceux “de couple et de cohabitation / et demain éducation des enfants” (p 155). Non sans humour ! Plus que l’amour d’ailleurs, c’est la vie quotidienne qui est passée au crible, l’adultère n’est pas tu mais tenu à distance et relativisé. Ce que dit justement Joyce Lussu, c’est que l’homme n’est pas seulement objet de désir, mais mieux qu’il est le compagnon de toute une vie, un compagnon de lutte commune…
Les poèmes de “Mon futur vivant” sont ceux de la sagesse. Joyce Lussu remarque et s’interroge : “mais ces grandes amours pour tous / ne doivent rien ôter / à nos amours pour un” (p 191) ou “… comment fait-on / pour aimer correctement / sans faire un tas d’erreurs” (p 203). Sagesse qui ne va pas sans un certain émerveillement et une tendresse certaine : “je m’emplis moi aussi / de bonheur / comme quand tu m’as souri la première fois / pas seulement avec les pétales de rose de ta bouche édentée / mais aussi avec tes yeux couleur noisette / avec tes joues de pêche et ton petit nez de patate” (p 205). Tout Joyce Lussu est dans ces vers et l’on me pardonnera cette longue citation ! Tout Joyce Lussus mais surtout l’humour et l’amour. Car pour proclamer qu’on aime le genre humain, il faut d’abord aimer ses proches…
J’ignore la langue italienne. Il me faut donc remercier Marc Porcu d’avoir traduit cette anthologie et de m’avoir ainsi permis de découvrir Joyce Lussu. Je souhaite le même bonheur au plus grand nombre de lecteurs…
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1. Voir Lucien Wasselin (avec la collaboration de Marie Léger), “Aragon au Pays des mines” (suivi de 18 articles retrouvés d’Aragon). Le Temps des Cerises éditeurs, 2007, pp 163–167.
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- Mare Nostrum - 4 octobre 2013
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- Séjour, là, de JL Massot - 7 juin 2013
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