Déborah Heissler – Sorrowful songs
Sorrowful songs. Cela sonne bien. Ce pourrait être un titre de Léonard Cohen ou de Bob Dylan. Mais non, ce titre fait référence à une composition d’Henryk Górecki de 1976, la Troisième Symphonie, Symphonie des Chants Plaintifs ou Symphony of Sorrowful Songs. De la musique en tout cas, il y en a beaucoup dans les ouvrages de Déborah Heissler. Et avec son écriture profonde et fragile, où les cordes sensibles du piano se tissent des fils intimes de l’émotion brute, Déborah Heissler nous livre à nouveau une belle polyphonie en trois actes.
Autour de la thématique du deuil de l’Être aimé, « Toucher absolu de la distance qui nous sépare désormais », « Toi rien, puis toi exactement. Plus rien de toi que / nous. Tu – à la chute du jour, non moins brûlante.» nous retrouvons Blanche, la musicienne, entraperçue déjà dans le premier ouvrage de Déborah Heissler, près d’eux, la nuit sous la neige, publié il y a dix ans aux éditions Cheyne et qui a reçu le prix de poésie de la vocation décerné par la fondation Bleustein-Blanchet. « Blanche // Ce bleu. D’un seul trait égal et sans nuance. Ten- / dant à l’absolu. Énigme de l’herbe dans ta main. // Tu as gorgé mon œil de basalte, soufflé la neige / sur mes pas. »
Mais dans les pages de Déborah Heissler, point de pathos, ni de larmes, juste de l’émotion et de l’intelligence. Blanche, c’est bien sûr la neige et ses flocons qui tombent comme des blanches sur une portée musicale en une symphonie dépouillée (Déborah Heissler a l’intuition du dépouillement comme expression du lyrisme). Une sorte de recueillement des mots pour dire mieux l’absence et la perte. « Bruissements du ciel comme une main. Blanche. / Je te visage. »
Poésie du recueillement ou bien partition de cris silencieux ? La perte de l’Être aimé c’est aussi une perte d’un peu du patrimoine de l’humanité à la fois musical, littéraire et pictural. A noter ici également dans cet ouvrage, les 4 illustrations de Peter Maslow, architecte-artiste new-yorkais, et la très belle édition par Æncrages & Co. Avec en musique subliminale, les pas de Debussy dans la neige, il y a tout un mystère dans ces chants plaintifs. Mais la poésie utilise souvent l’alphabet compliqué de la vie pour en distiller l’émotion. Et Déborah Heissler sait à merveille disposer sur notre chemin de lecture quelques cailloux blancs de repère pour évoquer, au-delà d’Henryk Górecki Bach, Mozart, Debussy, René Char, Philippe Jaccottet, Roland Barthes, André du Bouchet, etc.
« Vides ensuite, très vite, les heures creuses de la / nuit qui couvrent de confusion le silence profond / de quelques marteaux – Sensiblement. Fixement. / Sans maître désormais. »
Il est de coutume de dire qu’un poète à sa propre musique. Mais pour Déborah Heissler, cela va bien plus loin. La musique est une (la?) trame de son œuvre et de sa vie. Et qui mieux que la musique et la poésie pour transformer des plaintes en symphonie ? Qui mieux que les mots et les notes pour briser nos barrières ? Écrire n’est jamais que chercher à transpercer. Et ces chants plaintifs, parfois requiem, parviennent à nous toucher à plus d’un titre.
Sorrowful Songs
Déborah Heissler
Æncrages & Co
ISBN : 078–2‑35439–072‑3
Collection Voix-de-Chants
64 pages avec des reproductions en sérigraphie de 4 dessins de Peter Maslow.
Prix : 18 euros
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Sabine Péglion — Le nid
Dominique Sierra, directrice des éditions la tête à l’envers, vient de publier le dernier ouvrage de Sabine Péglion, Le nid. Une élégie bouleversante.
« Les enfants ont quitté la maison, le nid est vide désormais » C’est par cette phrase entendue par l’auteure que commence ce livre avec un texte introductif nous donnant sans doute quelques clés de lecture. Mais dès les premières strophes, le lecteur sent que ce nid n’est pas que le cocon douillet duquel les enfants s’envolent, mais qu’il annonce quelques profondes souffrances :
« Attente ou résignation / il hésite […] Ombre noire déchiquetée / transpercée d’étoiles // elles y sombrent / une à une »
Car le nid se fabrique avec de petites brindilles et des plumes mais aussi avec les branches noires de la souffrance : « En toi / gît à présent ce nid / suspendu //matrice indéfectible / nid vide / inflexible au centre / de toutes tourmentes. »
Vus du nid « les visages d’enfants / en absence d’eux-mêmes // Tu inscris la terre qui se craquelle / et l’horreur de la mère dans l’enfant disparu ». Et défilent les jours, la vie, la rouille, l’écorce, les bourrasques, « le gris obscur des nuages ».
Puis le nid se fait barque, « Du nid indéfectible / à la barque du temps / tu dérives […] terme ou départ / on n’oserait y croire ».Le voyage (envol ou dérive?) tourne enfin vers le soleil là où la lumière réchauffe l’intime sans renier le noir effondré.
J’aime la poésie quand, comme avec Sabine Péglion, elle n’est pas évidente, qu’elle ne nous saute pas aux yeux, comme elle nous sauterait à la gorge. Que les mots durs ne nous soient pas assénés comme aux actualités télévisées ou les séries policières. On ne sait rien de l’histoire qui sous-tend ce poème. Et c’est tant mieux, à chacun d’imaginer, de ressentir… et de ressentir surtout toute l’émotion et l’humanité qui transparaît de cette élégie bouleversante, rehaussée des belles encres sombres de l’auteur et si bien mises en valeur par le travail de l’éditrice. Un beau livre, à la belle âme.
Sabine Péglion
Le Nid
éditions la tête à l’envers
Encres de l’auteur
47 p.
13,50 euros
ISBN : 979–10-92858–09‑9
Voir ici un entretien en vidéo entre Sabine Péglion et son éditrice Dominique Sierra
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Laurent Girerd – Le Millier d’arbres sous le regard
Quand Laurent Girerd se fixe comme mission de rendre aux cerisiers les pétales envolés, l’on se dit qu’il y aura bien de la poésie dans ce nouveau tirage des éditions Le temps qu’il fait. Faire mission d’un impossible n’est-il pas ce qui honore l’écrivain ? Et quand celui-ci s’astreint quotidiennement à « faire ses exercices d’admiration » nul doute que l’écrivain se fait poète.
Avec ce voyage au Japon, Laurent Girerd souhaite aller fêter Hanami, le retour sacré du printemps où les japonais, se rassemblent sous les « nuages roses et flottants » des cerisiers en fleurs.
Dans ce recueil de courtes proses poétiques, Girerd ne cherche pas à fabriquer une énième japoniaiserie haïkisante. Car, même si j’aime sa fulgurance et sans faire de basho bashing, je commence à me lasser des haïkus. Sans doute qu’à force d’ateliers d’écritures, il s’est tellement répandu qu’il en a perdu justement sa fulgurance…
Ici, sur le chemin des pétales envolés, Girerd expérimente en petites proses combien « le goût des choses n’est pas inné » et nous fait découvrir ce Japon ancestral qui attache de l’importance à la façon de croiser les pans du kimono. Les pétales de cerisiers symbolisent le retour du printemps et des aigrettes. Mais l’auteur sait bien que « ces pétales fripés repliés / Pourquoi comme au soir de la vie ? », que le cycle des saisons ne s’applique pas à la vie humaine et que l’hiver ne donnera pas un nouveau printemps.
Bien sûr, Girerd ne se prive pas de métaphores intelligentes pour évoquer ces pétales de cerisiers : « La Voie lactée qui bat ses matelas. », « La traîne en mousseline de la brise en jeune mariée ». Mais « l’image des confettis ne convenant pas / à ces noix d’onguent / à ce détachement du monde / presque aristocratique », jamais ne se contentant de la facilité, l’auteur dit s’efforcer « de bannir tout prosaïsme dans [sa] manière de poser le regard ».
Ce voyage au Japon, initiatique à plus d’un titre sur les pas de Saigyô, Bashô et Buson, est un hommage à la « grandeur d’un arbre qui ne donnera pas de noyau à replanter, de confiture à tartiner, de liqueur à déguster. Qui fera seulement naître chez son contemplateur l’émotion qui réchauffe l’esprit. ». Faire naître l’émotion qui réchauffe l’esprit, ce pourrait être là, aussi, l’autre mission du poète…
Bien qu’arrivé trop tard d’une dizaine de jours à Yoshino, but de son voyage, Laurent Girerd transforme cette quête personnelle en un véritable hommage à cette belle culture japonaise qui mérite mieux que des exercices approximatifs en atelier d’écriture.
Le Millier d’arbres sous le regard
Laurent Girerd
Editions le temps qu’il fait
2015. 96 p
ISBN 978.2.86853.606.8
14,00 €
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