Fil de lecture de L.Wasselin : Abeille, Althen, Walter
ARFUYEN ou l'expérience intérieure.
Sans doute faut-il s'entendre sur le sens de l'expression "expérience intérieure" : les éditions Arfuyen sont connues pour publier des livres relevant d'une spiritualité oubliée. Le mot Arfuyen a été emprunté à une colline située en face du Mont Ventoux où Gérard Pfister, le créateur de cette maison, possédait alors une bergerie : c'est là un beau symbole de militantisme et de gratuité en une époque qui en est singulièrement dépourvue… Non seulement, Pfister et sa femme publient des mystiques rhénans mais aussi des livres de littérature inclassable. L'expérience intérieure recouvre donc tout ce qui s'oppose à cette société mercantile seulement intéressée par la réussite financière, c'est une activité (écrire et éditer) où les mots ont plus d'importance que les espèces sonnantes et trébuchantes. Coup d'œil donc sur trois livres parus récemment aux éditions Arfuyen.
Jacques Abeille : Petites proses plus ou moins brisées.
Une voix déchire l'obscurité, s'échine à parler pour qui ou pour quoi, on ne sait… Jacques Abeille s'évertue à capter cette voix qui ressemble à s'y méprendre à celle des rêves, et ce n'est sans doute pas un hasard si l'on peut lire dans Noirs, dans la première des trois suites de ce recueil, ces mots "dans le sommeil paradoxal". L'écriture de Jacques Abeille ne va pas sans une certaine obscurité. Ainsi dans la première partie intitulée Ce qu'il reste d'un jeune homme qui maigrissait ne sait-on pas qui est ce jeune homme, qui est le gardien dont le poète rapporte les propos toujours introduits par ces mots "Il dit". De même la forme est parfois trop apparente, comme dans Noirs, pour que le lecteur puise dire qu'il s'agit là d'une écriture automatique ou relevant d'un surréalisme tardif même si Abeille a été marqué par le surréalisme, qu'il est entré en contact avec Vincent et Micheline Bounoure et qu'il a fréquenté le peintre Pierre Molinier dont André Breton dit : "D'une fusion de joyaux entre lesquels domine l'opale noire, le génie de Molinier est de faire surgir la femme non plus foudroyée mais foudroyante, de la camper en superbe bête de proie." ou "Une échelle de soie a pu enfin être jetée du monde des songes à l'autre, dont se trouve ainsi démontré qu'elle ne pouvait être que celle de la tentation charnelle" 1. Tout au plus, ce même lecteur pourra-t-il interpréter ce fragment "Les bas noirs de la nonne ensanglantée montent à vos jambes…" comme une image surréalisante ou une référence à l'œuvre peint de Molinier.
La deuxième partie du livre (Figures en réserve) est occupée par la figure de la femme. S'agit-il de figures mises en réserve, c'est-à-dire de côté en attendant d'être utilisées dans d'autres écrits ? Ou le terme doit-il être pris dans son sens pictural ? Si cette figure est énigmatique au début, car jamais nommée, non identifiable, elle devient prostituée dans un long poème (Éloge de la prostitution) qui court sur une dizaine de pages et qui se termine par ces deux vers "elle marche fesses nues / dans les rues de nos futurs" qui ne sont pas faire penser à ceux d'Aragon (dans Le Fou d'Elsa, plus précisément dans le Zadjal de l'avenir) : "L'avenir de l'homme est la femme / Elle est la couleur de son âme / Elle est sa rumeur et son bruit" 2. La raison de cette opposition marquée réside peut-être dans le fait que les textes de Jacques Abeille sont comme le point de départ de fictions qui restent à venir… En tout cas la femme est celle pour qui l'homme agit ; dans cet Éloge, Jacques Abeille utilise des verbes conjugués à la première personne du singulier au futur ("Je vous offrirai", "Je bâtirai", "J'alignerai"…). Malgré ce Je, il n'y a rien d'autobiographique dans ce poème. Mieux, dans D'une femme au visage d'exil, on relève cette bribe : "Le premier sentiment fut de l'appel le plus obscur, sur une autre frontière que celle du désir…" : la femme est bien une figure littéraire, mais pas vraiment l'objet du désir du poète… Et ce n'est pas pour rien que Jacques Abeille termine cette partie du livre par un poème dont Shéhérazade semble correspondre à ce qui le hante.
La limite entre le poème et la prose est donc bien fragile, il s'agit pour Abeille de capter le moment où le texte naît même si l'histoire ne va pas plus loin. Les poèmes de la troisième partie, Bris et bruits, font penser par leur relative brièveté et leur diversité à de petits tableaux ; peut-être est-ce l'influence de l'activité de peintre de Jacques Abeille ? Ce livre paraît avec un bandeau "Prix Jean Arp de Littérature Francophone". Ce prix récompense chaque année pour l'ensemble de son œuvre un écrivain francophone indépendamment de son succès commercial. Ces Petites proses sont donc une bonne occasion de découvrir Jacques Abeille…
(Jacques ABEILLE, Petites proses plus ou moins brisées. Arfuyen, 128 pages, 12 €. Couverture : encre de J Abeille).
Gabrielle Althen : Soleil patient.
Guillevic compte parmi les rencontres fondatrices de Gabrielle Althen. Si j'ai lu pratiquement tout Guillevic, c'est le premier recueil de Gabrielle Althen qui arrive sur ma table de travail… Et L'Hôpital de Guillevic, publié en 1988 chez Arfuyen (Cahier n° 39), est aux côtés des ouvrages parus chez Gallimard… L'estime dans laquelle Gabrielle Althen tient Guillevic autorise à lire Soleil patient à la lumière de la question que le regretté Jean Rousselot posait : "Peut-il y avoir une poésie matérialiste ?" 3. Faut-il le dire, le matérialisme n'est pas sous la plume de Rousselot la caricature grossière, malveillante et erronée à laquelle cette doctrine est souvent réduite. il s'agissait pour lui de la volonté de "montrer les choses et [de] les assembler selon les lois d'une perspective purement terrestre". Étaient alors réunis, dans le chapitre de ce panorama critique, Ponge, Guillevic et Follain. Rousselot écrivait : "Guillevic fait dépendre de l'homme l'existence des choses. Mais il les suscite par des moyens […] magiques plutôt que logiques ; son énonciation a l'accent d'un rituel…" 4. Cette façon de lire Soleil patient est renforcée par l'espèce de postface que Gabrielle Althen joint à son recueil : elle y parle d'expérience existentielle…
Si le premier ensemble de poèmes porte le nom d'une expression qui peut ressembler à un barbarisme régional, "Trouver manque", il convient de s'interroger sur le quasi-oxymore de cette expression bretonne nous dit l'auteur dans sa postface. On y trouve à la fois l'idée de trop plein avec le verbe trouver et celle d'insuffisance avec le verbe manquer. Reflet de celle qui est partie vers d'autres latitudes et qui a la nostalgie de ce qu'elle a quitté ? Cet ensemble serait alors la métaphore des regrets de Gabrielle Althen, du contraste entre ce qu'elle recherche et ce qu'elle trouve. Le deuxième ensemble est intitulé Falloir. Malgré ce que ce mot recèle d'énergie, les poèmes hésitent, marquent un temps de recul ; ce sont des poèmes du manque au ton élégiaque : "Et nous nous demandons comment nous allons faire / Puisque la mort n'a pas sa place sur notre image / Et qu'il y manque des mots au four de notre bouche". Le poème se réduit parfois à une phrase parcimonieuse. Il se fait aussi l'écho du Rimbaud des Poésies : au vers rimbaldien "Ô saisons, ô châteaux" répond ce morceau de prose "Autres saisons, autres châteaux". Si pour Rimbaud l'âme était sans défauts ou non, si la parole devait fuir et voler, pour Gabrielle Althen "Il n'y a pas de place ici pour le soupir". La vie est alors une longue quête d'amour : "J'aime, dit en s'éveillant la première tête à déborder de cet espace". Reste alors à "Descendre dans le monde pas d'autres solutions". Se confronter aux choses et aux autres…
C'est le mystère de la condition humaine qu'explore Gabrielle Althen : si elle est parfois sensible aux notions d'anges, de Dieu, d'âme, de béatitudes ou d'oraison (qui viennent émailler ses vers), le lecteur ne sait trop s'il s'agit de propos rapportés ou de choses entendues que ne partage pas le poète (comme dans ces deux vers "Des anges à manteaux bleus nouent des cordes sur les monts / répétait hébété le patron de ce bar") ou de réalités consubstantielles au poète (comme dans le poème Ténacité où les majuscules aux déterminants ton, ta, tes semblent insister sur le caractère divin de celui à qui l'auteur s'adresse)… Confronté à l'étrangeté de ces poèmes (malgré une langue familière) le lecteur s'interroge et s'égare, en particulier sur l'efficacité de la langue poétique. Dans sa postface, Gabrielle Althen écrit de Troisième jour (l'ensemble final) que la vie est "redevenue vivante". Mais c'est aussi une interrogation sur les limites de la poésie et de la littérature qui, selon Gabrielle Althen, "n'aiment pas beaucoup […] demeurer dans les séjours heureux, ni s'immobiliser à dire le désir comblé".
Restent ces poèmes et cette réconciliation avec le réel selon Gabrielle Althen. Qu'en est-il au juste, de cette réconciliation : est-elle simplement humaine, charnelle ou est-elle mystique, religieuse ? Peut-elle partager avec d'autres cette plénitude ? Comment vivre avec la conscience de la mort qui nous attend tous quand on ne croit pas à la survie et à la résurrection, quand on pense que l'esprit n'est qu'un effet de la matière, de la complexité du corps ? Certains refusent ces évidences et croient. Je les envie, parfois… Mais je m'éloigne de Soleil patient.
(Gabrielle ALTHEN, Soleil patient. Arfuyen, 142 pages, 14 € . Couverture : toile de Christian Morgenstern, détail).
Jean-Claude Walter : Dans l'œil du dragon.
C'est un livre inclassable que Dans l'œil du dragon : ni recueil de poèmes en prose, ni journal, ni essai… Divisé en sept parties toutes soigneusement désignées par un titre, comme il y a les 7 jours de la semaine, les 7 mercenaires, les 7 têtes de l'Hydre de Lerne, les 7 pêchés capitaux, les 7 tawafs autour de la Kaaba, les 7 merveilles du monde, etc, il regroupe des textes relevant de genres divers comme la note de lecture, la note sur un peintre, les souvenirs… Il faut avoir présent à l'esprit, quand on recherche une unité à ce livre, que le chiffre 7, en numérologie, désigne la vie intérieure (ici, celle de l'écrivain sans doute)… À l'intérieur d'un même "chapitre", le lecteur passe sans transition d'une note sur L'interrogatoire de Chessex, à un texte de souvenirs sur le lycée, lui-même suivi par des citations de trois auteurs différents. C'est dire que cet ouvrage est vraiment inclassable. D'ailleurs, l'éditeur, dans son prière d'insérer, prévient : "… textes singuliers qui passent de l'observation à la rêverie, de l'humour et l'ironie à la méditation la plus mélancolique sur notre destin d'homme". On ne peut mieux dire.
Deux approches du réel peuvent retenir l'attention du lecteur : les premiers émois amoureux et le goût de l'auteur pour la littérature et l'écriture. Ces émois amoureux prennent différentes formes : l'amour pour la mère, pour les institutrices et les jeunes filles côtoyées dans le système scolaire (à l'école et au lycée). La vision de la mère est fusionnelle, la mère "est chant fertile, havre de sollicitudes […], prodigue en baisers caresses et parfums". "L'odeur de madame Mère, son parfum à la fois fugitif et si troublant" est à l'origine de l'amour qui poursuivra Jean-Claude Walter toute sa vie. À côté de cette mère qui revient à plusieurs reprises dans le livre, l'image du père est sévère, il a fait la guerre, il est comparé à un ogre. Les fragments qui le caractérisent sont sans appel : "l'air pédant du père" et, quand Walter décrit un cheval : "sa tronche, sa mèche, son œil sévère", c'est pour tout de suite lui trouver une ressemblance avec le père… Il ne s'agit pas de sombrer dans une psychologies de bazar, un freudisme aventureux (le complexe d'Œdipe, le meurtre symbolique du père sont des notions que je ne maîtrise pas), d'ailleurs, Jean-Claude Walter quand il fait appel à la psychanalyse ("Cher Sigmund Freud, au secours !"), c'est pour dévier la discussion, non sans humour, sur ses pères (littéraires) de substitution… Jean-Claude Walter fut aussi amoureux de ses maîtresses d'école : la lèvre de la maîtresse est "inaccessible", un texte dédié "À l'institutrice" se termine par ces mots : "Madame, je vous aime", mademoiselle Houfschmidt a des "hémisphères [qui allèchent l'auteur en herbe] comme poires au sirop un dimanche de fête". Quant aux jeunes filles qui ne vont pas sans une certaine idéalisation, l'émoi est le même : Jean-Claude Walter respire leur odeur, boit leur haleine… Et plus tard, au cinéma ce furent "embrassades, léchages, chairs meurtries…" Ces confidences qui, si elles ne sont pas originales, sont cependant frappées du coin de la sincérité et expliquent sans doute l'amour qu'il porte à son "Ange". En tout cas, elles concourent à l'émotion du lecteur qui découvre ces textes…
Les artistes (peintres ou photographes) sont présents dans ce livre : Soulages, Egon Schiele ou Carjat (fixant Rimbaud sur la plaque sensible) pour ne citer que ceux-là. Si quelque chose relevant de l'intime se dit alors, cet apparent éparpillement cache une profonde unité car Jean-Claude Walter, partant de sources diverses, ne fait qu'exprimer ce qui ressort de sa personnalité la plus secrète. De même avec les hommes de lettres qui sont omniprésents dans ce livre : textes certes mais aussi citations ; environ vingt écrivains présents dans les petites créations et trente (parfois les mêmes) auteurs des citations données à lire. Ce qui laisse penser que le vrai sujet de ce livre est la littérature (et l'écriture). Quelle(s) leçon(s) tirer de ces réflexions au moment où Jean-Claude Walter dresse le bilan de sa vie (il est né en 1940) et de son œuvre ? Mine de rien. Il y a des indices qui permettent d'avancer quelques hypothèses : écrire ressemble à ce que fait Sysiphe, c'est toujours recommencer la même chose. Et puis, c'est l'auteur qui le note : "Écrire bref. Battre l'urgence" (p 59). Ce livre en est la preuve (un seul texte, sauf erreur, dépasse la page !) Battre l'urgence, c'est-à-dire aller plus vite qu'elle, noter les choses de peur de les oublier. Et puis il y a ce va-et-vient entre les textes et les citations dispersées tout au long du livre : elles permettent des lectures multiples des proses de Jean-Claude Walter. Ce livre serait alors un "manuel" tant il invite à (re)lire ses pages mais aussi des œuvres lues il y a longtemps ou superbement (?) ignorées lors de leur parution. Mais chaque lecteur trouvera sa propre piste ou son interprétation…
Dans l'œil du dragon devrait donc trouver de multiples lecteurs, tous plus différents les uns des autres… Car cha cun d'entre eux trouvera au moins une petite prose correspondant à ses goûts…
(Jean-Claude WALTER, Dans l'œil du dragon. Arfuyen, 128 pages, 13 €. Couverture : collage d'Erwin Heyn).
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L'expression expérience intérieure est donc à entendre diversement : ces trois livres le prouvent. Nul sectarisme, nul intégrisme dans l'activité d'Arfuyen mais, au contraire, une ouverture à ce qui se fait de meilleur dans la pensée : les auteurs ici recensés montrent une extrême liberté dans leurs propos en un temps où le dogmatisme libéral fait des ravages et conduit l'humanité dans une impasse, pour ne pas dire à la catastrophe…
Lucien WASSELIN.
Lucien Wasselin a publié chez Recours au Poème éditeurs :
Aragon/ La fin et la forme
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1. André Breton, Le Surréalisme et la Peinture. Nouvelle édition, Gallimard, 1965, page 246.
2. Aragon, Œuvres poétiques complètes, tome 2, page 647. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007.
3. Jean Rousselot, Poètes français d'aujourd'hui. Seghers éditeur, 1959, p 323.
4. Id, p 331.