ACTUALITÉ DE LA RUMEUR LIBRE
ou
LA POÉSIE REVUE ET CORRIGÉE
Julie VILLENEUVE : “HISTOIRE DU CREUX ET DU PLEIN”.
Le problème du genre auquel appartient ce livre se pose dès la première page. S’agit-il de poèmes ou d’un récit fragmenté ? L’ouvrage est publié dans la collection Poésie de l’éditeur. Mais le titre interroge : Histoire… S’agirait-il de poésie narrative, d’une épopée ? Mais, c’est de la prose… Une lecture attentive laisse paraître 19 textes, tous portant un titre, depuis “Les portes” jusqu’à “Le Quotidien des jours”. Dès lors qu’il ne s’agit pas d’une prose alimentaire, fût-elle romancée, il est plus facile d’opter pour le poème en prose. Une femme parle de sa vie, de ses expériences existentielles : “Je pouvais rester des heures et des heures allongée dans cette eau, à me sentir l’élément d’un grand tout, à ne plus penser”. Cette quête existentielle serait une recherche de la vérité de l’être : “L’autre que j’ai cherché et qui parfois m’a réconciliée avec je ne sais pas quoi” . S’il est difficile d’écrire quelques lignes à propos de ce livre, on peut cependant se dire que le travail de Julie Villeneuve, c’est de mettre au clair ce “je ne sais pas quoi”.
Julie Villeneuve l’avoue dès les premières pages de son livre, elle cherche à “faire partir le je, l’angoisse et les contraintes”. Si elle essaie de voir clair en elle, elle éprouve en même temps une grande empathie pour l’autre. D’ailleurs cette empathie se retrouve dans plusieurs textes : c’est une expérience unique d’amour et de découverte du monde : “J’étais dans le ventre de la petite fille. Elle était dans ma chair” écrit-elle dans “Marianne”. C’est une expérience unique car “Quelque chose de la mort m’est apparu dans un excès de vie, dans l’amour d’un enfant sans presque rien de vie, que je ne connaissais pas”. Quelque chose qu’elle veut partager avec le lecteur car, sinon, pourquoi écrire, et singulièrement, ce qui a été vécu ?
Julie Villeneuve parle en psychanalyste, elle essaie de cerner ce qui est nécessaire à la construction d’une identité adulte par l’enfant qu’elle a été. Il faut exister dans la chair de l’autre. Alors, “plus besoin de mots, plus de nécessité à se répandre sur des pages, à s’allonger sur des divans, à chercher sa propre parole…” et toutes les difficultés rencontrées dans la famille, à l’école sont nommées, décrites. Je ne suis pas psychanalyste, je ne maîtrise pas cette discipline mais je me risquerais quand même à affirmer que ces poèmes sont comme une auto-analyse…. Mais voilà que je m’exprime maladroitement !
Julie Villeneuve témoigne en prenant de la distance : ne dit-elle pas “elle” ? Ne dit-elle pas “son père” ? Elle refuse de dire “Je”. À quoi répond cette écriture a‑poétique, ce refus du lyrisme ? Une nouvelle poésie ( ? ) serait en train de naître : une prose interrogative qui gratte, qui refuse le chant : “Faire du bruit avec ses pas, tourner en rond, peu importe la direction, ce qui importe c’est de faire du bruit, de poser des traces sur le sol, de faire exister une fois encore la promesse d’un rassemblement possible”. Il n’est dès lors pas étonnant que Julie Villeneuve, même si dans la seconde partie de son recueil l’auto-analyse laisse la place parfois à des portraits, revisite l’association libre qui sert de base à ses textes/poèmes en prose. Mais le travail d’écriture est évident qui consiste à ordonner ces idées, à leur trouver une signification. On s’éloigne donc de l’association libre pour accéder à une nouvelle forme de poésie car Julie Villeneuve est, avant tout, poète. Et ce n’est pas un hasard si le livre se termine par ces mots “ré-affronter le monde”.
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Jean-Charles BOUSQUET : “ON SUPPOSE LE SILENCE”.
Jean-Charles Bousquet mêle récits et poèmes dans ce recueil, ce qui montre une manière personnelle de traquer la poésie. Mais qu’est-ce que la poésie pour celui-ci ? Du moins, dans la première partie, le lecteur sait l’amour que porte Bousquet à un pays qui le captive ou le fascine malgré ses colères. Mais c’est l’histoire de l’humanité qu’il retrace à travers ces histoires de lieux (ainsi dans “Une histoire très ancienne”) ou l’histoire des humains qui affrontent une nature hostile (“Au moment”) et c’est là que Jean-Charles Bousquet est le plus prenant. Mais à travers ses légendes, il dit l’inanité du pouvoir, des armes ou encore le pouvoir du fou duquel vient le changement : “Le fou est passé, le monde respire, retourne dans son aliénation facile”. Le lecteur a l’impression que Jean-Charles Bousquet voit le monde à travers le filtre de l’heroïc-fantasy (comme dans “La mort”), ce qui met ainsi en valeur ce que ce monde, cette réalité ont d’insoutenable et d’inacceptable. Les lieux ne sont jamais nommés (sauf exception et en notes : p 42, 43, 57…), les êtres sont désignés par des termes génériques mais on reconnaît des lieux déjà traversés par l’auteur, des êtres déjà rencontrés… “La manifestation” dit parfaitement l’horreur d’un peuple qui n’est jamais entendu par un pouvoir qui le réprime parfois durement. Si Jean-Claude Bousquet sait observer (et voir ce que voient ses personnages : ainsi dans “Derrière la fenêtre”), il n’évite cependant pas des banalités comme “le froid soleil de décembre” ou “la neige humide de février” qu’on lui pardonnera car extraites d’un poème parlant du Larzac que le lecteur n’aura pas oublié… Ailleurs, dans les récits, c’est la disparition des petits libraires indépendants ou des humbles artisans qui émeut le lecteur… Ailleurs encore, l’écrivain fait preuve d’un beau talent pour décrire la mort d’un monde que l’on regrette devant celui qui le remplace, deux univers durs où l’on perd sa vie à la gagner. Au total, cette première partie, sobrement intitulée “Rencontres” et très nostalgique, évoque la disparition d’un monde, une disparition qui fait mal, comme fera mal un jour la disparition de ce monde de clapiers informatisés : car rien de ce qui advient n’est un progrès pour les hommes…
Dans la seconde partie, “Les voix dans le vent…”, la prose domine : 29 récits pour 7 poèmes, si j’ai bien compté… Nostalgie et souvenirs sont à l’origine de ces textes (le grand-père, par exemple, traverse aussi bien un poème que quelques récits). Le passé est prégnant : les souvenirs font revivre ce passé, presque charnellement. Non que chaque moment du passé soit forcément un bon souvenir ; d’ailleurs Jean-Charles Bousquet écrit : “Le reste de la journée était le pire moment […], je passais mon temps à vomir le repas de midi. […] j’aurais voulu mourir avant que d’arriver dans la maison qui nous attendait dans son odeur de vieille poussière humide”. Le souvenir est retranscrit au plus près de la réalité ou transformée par la littérature (ainsi avec le récit intitulé “Les livres”). Mais tous sont recevables, les bons comme les mauvais et, singulièrement, ces derniers ainsi que le montre “En sortant de l’école” où l’on voit littéralement la vieille Souèze pisser… Comme si devant l’afflux de souvenirs, Jean-Charles Bousquet faisait le tri pour retenir les plus significatifs, même les pires, même ceux qui ne disent rien si ce n’est un silence supposé. Quelques remarques s’imposent. Tout d’abord que Bousquet fait parfois penser à Patrick Laupin et son livre “Les visages et les voix” par la qualité de l’évocation du monde du travail passé. Ensuite et surtout parce qu’il y a dans ces écrits de véritables réussites : “Première rencontre avec la mort solitaire” en est un parfait exemple par sa chute et l’émotion qui s’empare du lecteur. Reste que l’ensemble peut paraître inégal, que les proses peuvent sembler parfois trop longues tant ces réussites sont éclatantes…
Quelle conception de la poésie se fait Jean-Charles Bousquet ? Un récit comme “Regarder passer les nuages” répond à cette question. Il fait irrésistiblement penser à ce petit poème en prose, “L’Étranger”, de Charles Baudelaire. Le fragment du poète des Fleurs du mal, “J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas…”, n’est pas sans rappeler le titre du récit de Jean-Charles Bousquet “Regarder passer les nuages” qui sert d’amorce à chaque paragraphe du texte, “J’aime regarder passer les nuages”, (le verbe regarder faisant place successivement aux verbes partir, venir, courir, surgir…) Mais il y a aussi l’écriture en versets, la répétition… Le récit n’est pas qu’un vrai récit, il est un exercice d’écriture qui se place entre le récit proprement dit et le poème en prose. Il est à l’image de la position de Jean-Charles Bousquet qui observe (ou se souvient) et écrit en même temps. Cette forme correspond parfaitement au fonds.
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Patrick LAUPIN : “LE DERNIER AVENIR”.
Le nouveau recueil de poèmes de Patrick Laupin se présente de manière originale : 138 poèmes d’une forme fixe mais très libre ! C’est écrit sans ponctuation (en général) mais avec des majuscules pour identifier les phrases ou certains mots sur lesquels Patrick Laupin veut attirer l’attention du lecteur et des ? pour terminer les questions et des , pour séparer les termes d’une accumulation verbale. C’est écrit en prose, mais une prose justifiée par le milieu, ce qui donne une allure de poème à la page que ne dépasse jamais le poème. Ce sont des poèmes comme autant de bribes d’un soliloque qui explore le temps qui s’est enfui et qui essaie de cerner le dernier avenir. C’est une poésie résolument subversive en ces temps de consensus mou (mais parfois dur car imposé), cependant toujours discret ou larvé : et il faut remercier Patrick Laupin de cette subversion. Ce sont des poèmes fin de siècle ( ! ) ou d’une fin d’époque, très dialectiques pour reprendre le mot de l’exergue du recueil…
Pour que les choses soient claires, Patrick Lapin commence par un poème d’amour : “La vie n’est pas une option et on ne peut pas rétrécir jusqu’à pauvre fil sans mémoire”. La dialectique, c’est d’être “troublé par quelque chose que je connais bien et que je ne connais pas” ajoute-t-il un peu plus loin. Un homme parle et cherche à donner sens à ce qui lui reste à vivre en puisant dans son passé. Aussi ne faut-il pas s’étonner de trouver dans un poème ce qui ressemble à une évocation de l’émigration espagnole en France à la fin des années trente même si le lecteur peut s’interroger : est-ce un souvenir personnel ? Patrick Laupin a‑t-il côtoyé des Espagnols dans sa jeunesse ? Comme il ne faut pas s’étonner de ce qu’un poème fasse écho à ce livre merveilleux par lequel je suis entré dans l’univers de Patrick Laupin , “Les visages et les voix”… Là encore l’expression associations libres me vient à l’esprit tant Patrick Laupin paraît écrire en réagissant aux idées qui lui viennent spontanément, à moins que ce ne soit l’inverse : “Écrire me fait soudain penser aux petits enfants morts”… Mais écrire, c’est justement pour redonner vie à tout cela que l’époque a balayé d’un geste intéressé. Et l’intéressant, c’est que Patrick Laupin mêle dans ces poèmes l’intime et l’universel, ce qui ne relève que de sa vie et ce qui relève de ce que nous partageons au-delà de nos différences… Ah, ces mots fertiles mis au bien qui rappellent Paul Éluard !
Tout cela est écrit dans “une langue du fond qui touche la folie muette et ne veut pas du poétisme” . Car Patrick Laupin cherche “les traces de [son] peuple dans la lumière”. Alors se mêlent dans le plus beau désordre, celui de la vie, le projet d’écriture (“Mon jeu d’écrire c’est essayer d’inventer un art naturel avec les mots qui font hélice dans le remous d’air bleu de la poitrine” ou “Je me méfie de la poésie et de sa vaine absolution par les signes” ou encore “Le langage n’existe pas pour lui-même mais dans le corps de ceux qui parlent”), le temps passé à se réconcilier avec soi-même (“Il en faut du temps pour que les blessures cicatrisent”), les références au politique (“… la vieille pierre à meule de silex du communisme” ou “Le temps du déferlement des misères psychologiques des masses” ou encore “Avant que les Républicains ne partent en Russie s’allier au communisme et soient fusillés sans sommation”)… Et puis l’époque de maintenant (“Je n’ai jamais eu peur dans le monde mais aujourd’hui je sens la peur partout” ou à propos des dentelières “Le progrès des machines les a ruinées”) ou le passé (“La silicose c’est terrible On a mal quand il fait froid On a mal quand il fait chaud On les voyait assis…” mais c’est toute la page qu’il vaudrait citer) ou encore l’injustice (“J’irai au collège Le collège des fils d’ouvriers et de paysans Je n’irai pas au Lycée d’État où je voulais étudier le grec et le latin”). Et je n’oublierai pas la page 94 avec sa charge contre l’idéologie dominante : “Les dogmatiques ont la gueule appointée du négoce Ils font les finauds les culs de poule Ils susurrent qu’ils luttent contre la barbarie par la pensée…” Etc, etc !). Voilà pourquoi il faut lire “Le Dernier Avenir”.
À quoi mesure-t-on le pouvoir d’un livre ? Sans doute à l’adhésion ou à la transformation qu’il provoque chez le lecteur. Alors “Le Dernier Avenir” est une réussite, un livre fort car il me conforte dans mes choix, il me chavire : je serai toujours aux côtés de ceux à qui on ordonne de décamper parce qu’ils ne consomment pas assez (page 48), aux côtés des mineurs silicosés d’ici ou d’ailleurs (page 77). Finalement, Patrick Laupin se situe contre l’état actuel du monde ; qu’on n’en fasse pas un conservateur, s’il se place du côté de ceux qui souffrent toujours au nom de l’avenir, il veut que cesse cette souffrance et que le monde se transforme (pourvu que nous nous en donnions la peine) pour éradiquer cette souffrance. Dialectiquement.
Mais voilà que je me laisse emporter par ce que je suis devenu, je dérive, je divague et je n’ai fait que paraphraser plus ou moins maladroitement les beaux poèmes du “Dernier Avenir”. Qu’il faut lire absolument, en dépit de ce que j’ai pu dire ou ne pas dire… Ai-je trop lu Patrick Laupin ? Encore qu’on ne lise jamais suffisamment un auteur ! Mais je trouve dans ces poèmes la confiance envers les enfants, envers ceux que la société a privés des mots, une confiance entrevue dans “Le Courage des oiseaux”… On finira par boucher les trous du miroir d’éternité. On se rendra compte, sans doute trop tard, que Patrick Laupin est un poète majeur de ce temps. Et nous finirons par écrire le Livre pour ceux que nous aimons…
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On le voit avec ces trois recueils : les choses changent quant à l’approche de la poésie (le poétisme aurait écrit Patrick Laupin) avec la collection Poésie de La Rumeur libre. Prose, récits qui regardent du côté de la poésie, mise en page, attention à la construction de l’individu qui fait penser à la cure psychanalytique, tout concourt à la définition d’une nouvelle poésie.
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