PARACELSE : “ÉVANGILE D’UN MÉDECIN ERRANT”.
Aux côtés de ses collections de littérature (et de poésie plus particulièrement), Arfuyen publie des livres consacrés à la spiritualité au sens large. Si ces derniers sont surtout des ouvrages de vulgarisation d’une bonne tenue, un certain bagage est nécessaire à leur lecture. C’est ainsi que “Évangile d’un médecin errant” de Paracelse, je dois l’avouer honnêtement, ne relève pas de mes maigres compétences. Je ne suis pas de formation philosophique ou théologique et ne peux donc, en conséquence, aborder des pages qui exposent la croyance de Paracelse, qui vécut au XVIème siècle dont je ne suis pas spécialiste… De plus, la croyance en un dieu quelconque est une hypothèse dont je me passe. Tout au plus sais-je que Paracelse s’intéressa à l’alchimie et qu’il fut à l’origine, en médecine, de pensées qui sont encore jugées comme modernes de nos jours. Mais je suis curieux et j’ai lu cet “Évangile d’un médecin errant” qui est composé de 14 “chapitres”. Paracelse, et c’est normal pour un homme de son époque, se place sous l’égide du christianisme. Ne note-t-il pas : “J’écris pour ceux qui sont baptisés dans le Christ” même s’il précise ensuite qu’il écrit pour ceux qui n’ont pas “pris la peine de l’entendre et de le suivre”. C’est dire qu’un tel ouvrage m’est totalement hermétique. Les textes de Paracelse sont choisis, traduits de l’alémanique et présentés par Lucien Braun, éminent spécialiste du médecin du XVIème siècle ; Braun signe aussi une postface intitulée “Paracelse en Alsace” dont il faut relever quelques faits montrant la modernité des idées de Paracelse dans le domaine médical : la médecine doit s’appuyer sur l’expérience et non sur la simple érudition, les traitements doivent être soumis à des contrôles réguliers et Paracelse entend soigner gratuitement les plus démunis… Quand on voit l’état actuel de la médecine (et sa soumission à l’argent-roi), on se dit qu’il y a encore bien des progrès à faire…
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SHAKESPEARE : “AINSI PARLAIT SHAKESPEARE”.
Il y a tout et son contraire dans Shakespeare : cela tient à la forme théâtrale de son œuvre, les personnages ne tenant les propos que leur prête le dramaturge pour sa démonstration. Gabrielle Althen essaie de mettre de l’ordre dans ces dialogues et elle met en évidence les contradictions qui les traversent. “L’intensité de l’œuvre […] tient à l’acuité de la saisie, à sa justesse, à la lucidité par laquelle la raison profonde des actes de ses personnages est mise au jour” écrit-elle dans sa préface. Mais elle ajoute : “… le bien et le mal restent tels […]. Et le bien c’est d’aimer, de protéger les autres et l’ordre du monde…” Il n’y aurait donc pas de place pour la révolte, Shakespeare dénonce “les fausses valeurs, fausses vertus et fausses sagesses”, dénonciation qui trouve son origine dans l’espérance. Shakespeare est un homme de son époque, un homme du XVIème siècle, mais aussi un homme d’un milieu aisé par ses origines. Aussi le lecteur picorera-t-il à son gré dans les dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par William English et Gérard Pfister ainsi que le proclame la couverture du livre. Il faut aussi souligner que l’édition est bilingue et que l’original (anglais) indique les références des fragments cités (voir pp 168–170).
Shakespeare, homme du XVIème siècle ? Oui, mais il parle aussi pour l’avenir. Ainsi dans ce fragment d’Henri VI : “N’est-ce pas chose lamentable que, de la peau d’un innocent agneau, on fasse un parchemin ; et que ce parchemin, griffonné à la hâte, puisse détruire un homme !” (p 23), il suffit de remplacer le mot parchemin par celui d’ordinateur ou de blog, pour actualiser le propos ; c’est l’écriture qui fait ou défait les réputations usurpées ou non. Mais, cet autre fragment, toujours extrait de la même pièce “Plutôt poser ma tête sur le billot que de plier le genou devant quiconque, hormis le Dieu du ciel et mon roi” (p 21) ne laisse pas d’être inquiétant : cette “maxime de vie” est conservatrice dans la mesure où elle défend l’ordre établi… On pourra bien sûr objecter que Shakespeare parle pour son temps, mais les lecteurs d’aujourd’hui pourront en tirer des conclusions à leur façon : il aurait été bon que ces choses soient précisées… Reste à picorer selon son humeur : mais je suis convaincu que ce jeu variera d’un lecteur à l’autre ; mes propos n’étant là que pour provoquer le désir de lecture de ce livre… et des pièces de Shakespeare (ou d’aller les voir au théâtre !). Est-ce l’époque ou les temps que nous traversons qui me rendent d’humeur sombre ? Je ne sais mais j’ai préféré les citations (qui valent bien maints aphorismes) où Shakespeare dit son dégoût des hommes de pouvoir et leur fait avouer crûment ce qu’ils ont au fond d’eux. Ainsi : “Vivre ou mourir, lequel des deux est préférable quand vivre est une honte, et mourir un pêché ?” (Le Viol de Lucrèce) : bien des hommes politiques actuels sont décrits dans ces mots ! Ce que dit Shakespeare (p 71 : ces mots que prononce Shylock in Le Marchand de Venise, 3, 1) à propos des Juifs ne s’applique-t-il pas aux Palestiniens de nos jours ? Il suffit de remplacer le mot juifs par ces autres mots musulmans ou athées ou quelque autre et le sens reste le même ! Ou ce que dit Polonius (in Hamlet 1, 3) : “Ceci par dessus tout, sois fidèle à toi même, et, comme la nuit suit le jour, il s’ensuivra que tu ne pourras être faux envers personne”. On retrouve des formules célèbres (comme “Être ou ne pas être, c’est la question !”, Hamlet in Hamlet, 3, 1). Hamlet est une source inépuisable de sentences ! Et les anthologistes ne s’en privent pas ! Mais on trouve dans le présent choix des formules peu connues mais non sans valeur : “C’est le malheur des temps quand les fous guident les aveugles” (Gloucester in Le Roi Lear, 4, 1). Qui sont les fous, qui sont les aveugles ? Ou les fanatiques, ou les dogmatiques ?
Y a‑t-il une ultime leçon ? J’en doute car ce livre est à reprendre et reprendre ! C’est dire que la disposition et le caprice du lecteur peuvent changer… En tout cas, il faut lire et relire cette anthologie… Pour changer d’avis.
Shakespeare, “Ainsi parlait…” Dits et maximes choisis. Arfuyen, 176 pages, 13 €.
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Antoine RAYBAUD : “STIMMEN”.
La mémoire est oublieuse : j’apprends, en lisant la note biographique qui suit Stimmen, qu’Antoine Raybaud (dont le nom m’est inconnu) a publié des poèmes dans Action Poétique et Europe, deux revues que je lis depuis longtemps ; j’ai même la collection de la première du n° 40 au n° 207/210 et dernier… Et voilà que par le plus grand des hasards, j’ai sous les yeux l’un de ses livres de poésie, Stimmen qui était resté inédit à sa disparition en 2012 et qui vient d’être publié par Arfuyen avec des hommages de Salah Stétié et de Jean-Claude Mathieu.
Stimmen est rigoureusement construit en six parties : Neumes, Récitatif, Lied, Combattimenti, Hors Chant et Saetas. Stimmen est écrits en vers comptés le plus souvent. Si Neumes offre une un grande variété de mètres et de regroupements strophiques, si Saetas offre des vers libres, voire des versets ou des pavés de prose, Récitatif est marqué par l’emploi d’un tercet quasi-régulier dont le décompte des syllabes (5–7‑5) n’est pas sans rappeler les 17 mores du haïku. Lied est la partie le plus diverse quant aux mètres et aux strophes (quintils, quatrains, tercets, sizains, distiques ou monostiches) ; il faut remarquer que l’ensemble Sixtines (quasi-) est composé d’alexandrins pas toujours rigoureux, d’où le quasi- ajouté au sous-titre…
Une autre remarque s’impose quant à la forme. Stimmen semble venir de l’allemand où le verbe signifie accorder (au sens musical). Ce qui explique la polyphonie suggérée par la note liminaire qui signale : “Voix au pluriel : voix de chacun gagée sur le plus retenu de l’émotion et du souffle, voix de l’échange ou de l’affrontement…” La saeta est une brève chanson à caractère religieux en usage lors des cérémonies de la Semaine sainte en Espagne. les neumes désignent des groupes de notes émises d’un seul souffle. Le lied est un poème allemand chanté par une voix et accompagné, le plus souvent, par un piano (les lieds de Schubert sont célèbres). Le combattimento est une cantate scénique. Le titre des autres parties se passe de définition : on voit là l’influence de la musique dans l’écriture de ces poèmes. Le lecteur ne s’étonnera donc pas des références à Monteverdi, à la musique, à l’utilisation des grands mythes (Homère, Hölderlin…).
La suite Saetas est l’occasion pour Antoine Raybaud d’explorer la mort à travers les grands mythes de l’Histoire, comme celui du Christ évoqué en écho au Retable d’Issenheim de Grünewald. Mais la violence faite aux anonymes (les Palestiniens ?) est dénoncée aussitôt : “on taillade les vergers, on arrache les oliviers, on dynamite les maisons…” L’amour et la mort se mêlent tout au long des poèmes, sont abordés successivement : “j’aimais, je touchais // ses seins, leur sommeil / léger d’orbe de la terre” et “La peau se crible d’émouchures noires, / à la masse de la douleur les formes ont lâché. // Les pieds : défigurés”. On comprend alors mieux ce qu’écrit Salah Stétié dans sa préface : “La littérature était pour lui corps conducteur, expérience de tous les instants, vaporisation du monde dans la parole puis sa reconstruction immédiate par l’amour, amour du monde, amour de la parole, l’un dans l’autre, l’un par l’autre, ainsi que savent le pratiquer les mystiques et, selon leur méthode propre, leur braise pulmonaire personnelle, les poètes”. Cette allusion au mysticisme n’est pas déplacée ; comme le Christ est mort, selon le mythe, pour les hommes, Antoine Raybaud n’en finit pas d’aimer et de mourir. C’est ce que dit ce livre…
Qu’elle touche le lecteur ou le laisse de marbre, la poésie d’Antoine Raybaud lui apprend quelque chose : tout d’abord que la poésie n’est pas seulement épanchement de soi, ensuite quelque chose de subtil sur l’ordre du monde qui n’est jamais acquis définitivement mais que l’homme construit individuellement pour le meilleur et pour le pire…
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Anise KOLTZ : “UN MONDE DE PIERRES”.
Ce recueil s’ouvre sur un bref “poème” de trois vers : “Dans chaque pierre / une maison / rêve d’exister”. Il ne faut pas le prendre à la lettre car les pierres ne rêvent pas, sinon métaphoriquement : seuls les vivants rêvent et, singulièrement, les poètes qui ont ainsi une vision aiguë du réel. C’est que l’homme a toujours chargé de sa propre spiritualité les édifices qu’il construisit qui deviennent alors le réceptacle des questions qu’il ne cesse de (se) poser. Et des réponses…
Un monde de pierres est, plutôt qu’une suite de poèmes, un long soliloque dans lequel Anise Koltz s’interroge sur le sens de la vie, d’où ces redites qui ne sont pas de vulgaires répétitions. Un livre traversé d’angoisses et de questions existentielles écrites dans une langue dénudée, voire brutale, un livre dans lequel Anise Koltz prend ses distances par rapport à la religion dominante du continent européen pour adopter une vision personnelle. Le lecteur sera sensible à ces vers où, parlant du Nil, elle avoue : “Comme le fleuve / nous passons / tout en demeurant”, vers que je lis comme un écho à ce fragment d’Héraclite, “Jamais deux fois dans le même fleuve, tu ne te baigneras”. Impossible rencontre entre l’éternel et l’éphémère ? entre le stable et le fugitif ? Ou comme une réponse au Livre des Morts de l’ancienne Égypte ? Anise Koltz se révolte contre le temps qui passe et dit admirablement, sans pathos, cette révolte. Mais puis-je partager cette expérience sans la trahir ? C’est tout le défi lancé au critique. Il faut bien rapprocher ces vers “Non je ne porterai pas / la croix du Christ // Je porterai le drapeau / de la liberté // Je saluerai Ève / désobéissante” de ceux-là “Nous ne ressusciterons pas / personne ne survivra / à sa poussière” ou des suivants “Car moi aussi / j’ai mangé / un fruit de la connaissance” : car comment prouver cette prise de distance ?
On trouve dans un poème les deux questions que tout homme sensé se pose : “Comment établir des règles / en ce monde virtuel” et “Comment déchiffrer le langage de / l’univers”. S’il est vrai que “La vie travestie / en liberté / invente les mira ges / de notre quotidien”, il n’en reste pas moins vrai que, coincés entre naissance et mort, nous ne savons rien ou si peu. Et nous sommes condamnés à parier, et c’est que le miroir se contente de copier “la déchéance de [l’] âge” car “nous errons / dans un monde de pierres”. Anise Koltz semble croire (au moins symboliquement) à la métempsycose, les vers sont nombreux : “J’ai vécu plusieurs vies / plusieurs morts” ou “Depuis ma migration / à travers tant de corps / les siècles s’entassent / sur mes os”, ou encore “Comment suis-je née / portée par des mères multiples” ; cette redondance ne peut être le fruit du hasard. S’il n’y a qu’une seule croyance valable, elle se réduit à cette tautologie “La mort naît / avec chaque vie”. Anise Koltz, par sa réflexion, atteint ainsi une vérité qui reste aléatoire mais touche singulièrement le lecteur tant elle est sensible, humaine… D’ailleurs, elle ne vit que dans le souvenir de son unique amour et là aussi questionne sans attendre de réponse : “M’entendra-t-il / dans un autre temps”.
Anise Koltz est en quête d’authenticité, elle dénonce ce monde où “tout est est piégé / tout peut se marchander”, la disparition de l’être aimé restant insupportable. Un autre monde est recherché, souhaité…, fait de vérité, de rêves, d’espoir et d’amour, où la vie et la mort se réconcilient. Peu importe alors que le lecteur pense reconnaître dans ce monde de pierres celui de l’Égypte antique. Un monde de pierres est un livre de sagesse et de révolte : “Il n’est d’autre pays / que celui / que nous portons en nous”.
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Alain SUIED : “LE VISAGE SECRET”.
Il faut l’avouer : Le visage secret est le premier livre de poèmes d’Alain Suied que je lis. Jusque maintenant, ses traductions de Dylan Thomas étaient ma seule référence 1, Suied qui écrivit que la poésie de ce dernier était une “… parole des origines, parole perdue, genèse. Genèse ?” dans sa présentation de Dylan Thomas 2.
Soigneusement construit en deux parties inégales, Le Visage secret cultive le ressassement où reviennent les mêmes mots : espace, illusion, absence, temps, naissance… Les couples verbaux dialectiques abondent : absence/présence, premier/dernier, multiple/unique, infini/fermé, vie/rêve, oubli/mémoire, comme si Alain Suied refusait de céder à une vision simpliste du réel. On a l’impression qu’il s’interroge constamment sur son origine, sur celle de la poésie qui se trouverait dans le mystère de la naissance au monde et dans l’amour qui finit par traverser une vie. Le lecteur se souviendra alors qu’à un moment de sa vie Suied s’intéressa à la psychanalyse et entra en analyse… Ce recueil s’enrichit à coup sûr de cette expérience. Mais la démarche du poète n’est pas celle du psychanalyste qui, dans la cure, fait parler le patient pour qu’il découvre très précisément le traumatisme initial à des fins de guérison… Le poète ici, sur un mode élégiaque, disserte (on me pardonnera le mot) sur le silence et l’absence, signale l’oubli à l’origine du mal-être et la mémoire qui permet de vivre et d’écrire. L’enfance et la naissance au monde expliquent ces vers : “Les visages se souviennent / des premières peurs et des premiers / mensonges mais ils ont perdu / toute trace du rêve pur et vaste / de notre éternité”. La poésie serait dans la recherche éperdue de ces traces mais surtout d’une vie acceptable. Le drame de l’homme est de constater “… la lueur à peine / visible / d’une trop lointaine / blessure”.
Le Visage secret est le récit, via la succession des poèmes, d’une longue quête qui part du constat de la béance absolue et infranchissable entre l’individu et les autres ou l’univers pour aboutir à “l’originelle fusion” où résiderait l’amour qui donne son sens à la vie car “l’amour futur et premier / … détruit la défaillance”. Même si chaque vivant, dans sa vie avec l’autre, doit affronter “le même manque absurde”.
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Notes.
1. Dylan Thomas, Gallimard, 1979.
2. In L’autre soi, préface à Dylan Thomas, “Vision et Prière”. Poésie / Gallimard, 1991, page 8.
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- La chemise de Pétrarque de Mathieu Bénézet - 12 août 2013
- NGC 224 de Ito Naga - 6 août 2013
- LES ILES RITSOS - 7 juillet 2013
- Les Sonnets de Shakespeare traduits par Darras - 30 juin 2013
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