Il est loin le temps où Baudelaire commençait un pamphlet “Pauvre Belgique” qui resta inachevé. La Belgique est une terre de poètes, les éditeurs y sont nombreux. Mais l’histoire de ce pays est caractérisée par une attirance pour la France ou pour les Pays-Bas. Et par une forte implantation yankee lors de la Guerre Froide. La poésie n’est pas sans traduire, à sa façon, l’Histoire. Coup d’œil sur la production de quelques éditeurs installés en Belgique…
Philippe MATHY : Les soubresauts du temps.
Peut-on encore parler de poèmes avec Les soubresauts du temps ? Ce livre est en effet un journal de notes prises (du moins se plaît-on à l’imaginer) au jour le jour, au fil du temps qu’il fait ou qui passe… Mais voilà, ces notes sont comme des poèmes en prose où la profondeur du sentiments le dispute au prosaïsme de l’action. Un exemple, le poète abat un arbre et il écrit : “La tronçonneuse projette ses confettis de lumière blanche ” (acuité du regard) et il ajoute : “L’arbre est couché, immobile. Qui peut mourir ainsi, agrandissant l’espace autour de lui” (prosaïsme et réflexion quasi-métaphysique).
Les choses se compliquent avec la deuxième suite (Dans les plis des souvenirs) qui s’intéresse aux souvenirs, à la petite enfance. Philippe Mathy, comme chacun le sait (c’est écrit sur la quatrième de couverture) est né au Congo en 1956 : aussi un petit poème comme “Je suis venu au monde bien loin d’ici” (page 31) s’éclaire-t-il ; on comprend alors de quelles mains noires, de quelle poitrine noire, il s’agit. Et si le swahili (dans sa variante kingwana) est la langue (vernaculaire ou véhiculaire, je ne sais pas trop) de la population congolaise, on comprend aussi que cette langue soit à la fois apprise et perdue pour le poète. Les choses se compliquent donc ! Se mêlent alors souvenirs proprement dits de ce passé et évocations du présent. D’où un mystère qui s’épaissit et se traduit par des questions : “Est-ce de marcher plus lentement que les souvenirs me rattrapent ?” Manière pudique de dire que les souvenirs nous assaillent quand l’âge vient ? La mémoire est oublieuse à tel point qu’on ne se souvent plus de tout, que la mémoire fait son tri… Quelle est la nature du souvenir ? Qu’est-ce que le temps ? Une réponse est peut-être apportée : “Le temps s’est fixé sur une flèche qui traverse la mémoire pour aller se ficher loin devant, sur une cible invisible à nos yeux”. La poésie, en ce qu’elle torture la langue, permet peut-être de cerner les souvenirs…
Mais il ne sert à rien de vivre dans le souvenir car le temps passé ne revient jamais. D’où ces exhortations que s’adresse le poète dans Épluchures de soleil, la troisième suite : “Sors… Cours… Vis…” Philippe Mathy rejoint alors l’instant présent symbolisé ici par par la violoniste Esther Yoo et il écrit : “Malgré les douleurs dans la cage thoracique du présent, on peut croire encore à des rives apaisées quand la musique nous caresse par tes mains”. Dans cette affirmation, le doute et l’incertitude rodent. Dès lors cette dernière suite va explorer cette zone où rien n’est sûr. Peut-être le bonheur qui émane du présent, de l’adhésion au monde, est-il une réalité complexe à saisir ? “Pour être comblé, il faut du vide en soi” affirme Philippe Mathy. Peut-on ne faire qu’un avec le monde ? Non, semble nous dire le poète : “Il faut que je m’assoie à l’ombre, contre le tronc, les pieds dans l’eau, pour éponger ma sueur”. C’est que le monde est trop grand pour l’homme qui n’est pas prométhéen et qui se trouve pris entre les promesses des saisons qui s’opposent, malgré l’amour toujours là.
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Christiane LEVÊQUE : Ostende.
Ce ne sont pas des cartes postales que ces petits pavés de prose que signe Christiane Levêque. Cette dernière, bien que sensible au charme d’Ostende, en trace un portrait peu flatteur qui ne sacrifie en rien aux clichés d’une station balnéaire aux beaux jours. Car la belle saison à Ostende, n’est-ce-pas… Pluie, tempête, nuages et soleil gâteux ! D’ailleurs Ostende n’a guère de charme. Ce ne sont que “barres de béton en front de mer”. Ne reste plus, surtout quand le temps est à la pluie, qu’à se réfugier dans les cafés ou restaurants ou devant des Permeke : sans pitié. Toute l’humanité en vacances (de quoi ?) défile. Une cliente hollandaise, faute de pouvoir photographier des paysages de rêve, immortalise sur sa pellicule l’enseigne et la terrasse du restaurant, son quartier de tarte… On a les souvenirs que l’on peut ou ceux que dispense le lieu… Mais Christiane Levêque aime cette ville et éprouve une certaine sympathie pour ses visiteurs, sous une fausse objectivité. L’humour n’est pas absent ; ainsi à propos des poils des hommes, quant à la chevelure, la barbe, la pilosité des pectoraux ou du dos, ça va mais, “pour le reste, à vérifier” ajoute-t-elle, un brin coquine. Mais à Ostende, il y a des jours où le soleil brille, où la canicule est au rendez-vous. Là encore, Christiane Levêque capte, fugitivement, ces petits riens qui font que la vie est quand même supportable. Mais son regard redevient vite plus acéré. Finalement, c’est une chronique douce-amère qu’elle signe, sans que l’on sache vraiment s’il s’agit de celle de la ville ou de celle de la vie… On pense alors à la poésie du quotidien avec “la lumière dorée de cet après-midi d’automne qu’un rien ferait basculer dans le vide”…
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Laurence Vielle, OUF.
Je m’attendais au pire en ouvrant ce livre : support papier de performances tristounettes, langue malmenée et tristement parlée, etc. Mais voilà, je l’ai lu jusqu’au bout et si je n’ai pas été convaincu, j’ai été sensible à un travail sur le souffle que ce soit au niveau du thème ou au niveau de la langue. Et puis, il y avait ce CD que j’ai écouté après ma lecture silencieuse, un CD qui reprend 9 “poèmes” du recueil sur les 12 plages de la rondelle… J’ai apprécié la façon de dire de Laurence Vielle, elle sait éviter le ronron des lectures habituelles ou le phrasé des comédiens. Mais je dois avouer que je préfère toujours la belle écriture qui sculpte la matière verbale, au risque de me tromper… Ça commence avec le poème “Ouverture” qui parle du premier cri du nouveau-né. Mais, ça ne se poursuit pas vraiment même si des enfants traversent les textes. D’ailleurs, s’agit-il vraiment de poèmes ? Mais voilà que je parle comme dans ces vers (?) mis bout à bout. Oui, Claude Guerre a raison d’écrire : “La poésie qui refuse d’être un quelconque embellissement du monde”. Mais pour autant, cette poésie pense-t-elle le monde, en s’amusant de lui ? Certes Laurence Vielle parle du quotidien : d’implosion de tours d’habitation, de supermarchés et de promotions… L’accumulation des clichés rend sans doute ce monde écœurant dans sa banalité et insupportables les magouilles des maîtres de la société. Mais cela vaut-il dénonciation ? Laurence Vielle aura fait l’effort de parler comme tout le monde mais cela attirera-t-il de nouveaux lecteurs de poèmes ? Les performances attirent peu de personnes, pas plus en tout cas que les lectures guindées. Laurence Vielle sait lire (ou dire) ses textes, sait les mettre en voix pour reprendre l’expression d’Alain Marc. Mais le lecteur confronté à ces textes imprimés reste dans l’expectative. Que faire ? Comme disait l’autre… Reste que “Enfant dans dix mille ans” dénonce efficacement le danger nucléaire, l’enfouissement des déchets radio-actifs, etc. Cet usage d’une langue informe sera-t-il suffisant ? Là où elle a raison, c’est quand elle dit/écrit : “Mes gribouillis d’humain de l’an deux mille tu les comprendras même pas…” et c’est vrai que l’amateur de poésie ne sait plus lire le célèbre poème de Rutebeuf, Griesche d’hiver, sauf dans l’adaptation en français moderne que chante Léo Ferré. Alors ? Je maintiens que cette langue avec ses répétitions, ses onomatopées, ses syllabes élidées, son écriture phonétique, si elle n’est pas un outrage au bon usage, reste peu en prise avec une bonne partie du peuple des lecteurs. Je sais que les lecteurs sont de moins en moins nombreux, je sais qu’une langue évolue et finit même par disparaître… Comment concilier ces constats avec l’écriture de poèmes ? Faut-il se contenter de dire ses textes et renoncer à ce qu’ils soient lus ? Au moins Ouf aura eu le mérite d’amener un critique à poser ces questions ! Peut-être faut-il lire, en même temps, Alain Marc, Laurence Vielle et Rutebeuf ? Etc.
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Arnaud Delcorte : Ô.
Un titre réduit à un mot lui-même réduit à une lettre : Ô. Très graphique : un cercle ou un ovale (c’est selon la police de caractères) surmonté d’un accent circonflexe… Graphisme qui fait penser à un idéogramme japonais : l’accent circonflexe rappelle la silhouette du mont Fuji cher à Hokusaï. Le O (cercle ou ovale) évoque l’idée de clôture, le tondo (qui renvoie à l’idée de perfection) Trois suites composent le recueil d’Arnaud Delcorte dont deux furent écrites dans un avion reliant une ville japonaise à une ville européenne. Delcorte apprécie le poème bref ; de fait ses poèmes ou strophes (?) font souvent trois vers. Comme le haïku dont la forme actuelle avec ses 17 mores est due à Bashō. Tout cela peut-il être l’effet du seul hasard ?
La suite Ô, la première du recueil, est faite de dix poèmes dans lesquels les allusions au Japon sont nombreuses : Mishima (un écrivain du XXème siècle), koïs (des carpes qu’on trouve dans ce pays), myna (un oiseau), kane (un petit gong plat en usage dans le pays du Soleil-Levant)… Mais on y trouve aussi des allusions à d’autres contrées comme Hawaï, ce qui laisse supposer qu’Armand Delcorte a beaucoup voyagé et que sa poésie explore, à sa façon, le monde. Reste que ces trois vers (page 4) “La couleur remonte en nébuleuses lasses des profondeurs / Envahit l’espace / Diffusion dans l’Earl Grey”, par l’acuité du regard et l’aspect fugitif des choses, sont l’essence même du haïku : on pense alors à la cérémonie du thé. La deuxième suite abandonne le quasi-haïku pour un poème plus ample, en vers libres, qui ne dédaigne pas à l’occasion ce qui ressemble à une rime de hasard. Tandis que la dernière suite revient au haïku. Que dit Delcorte au piège de cette forme revisitée ? Peu importe sans doute, car la forme autorise tout.
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Paolo Dagonnier, & The Beat Goes On !
Ça commence mal avec ce titre anglophone. Mais je ne suis pas sectaire : je veux me rendre compte. Paolo Dagonnier succombe au jeunisme ambiant : “Ces textes vous seront livrés comme une pizza du dimanche soir : sans supplément. Je l’admets : j’ai 24 ans, et j’ignore encore cruellement ce qu’est la poésie, la vraie poésie”. Admettons et voyons donc, la jeunesse est la seule maladie dont l’on guérit.
Relevons donc tout de suite les concessions au “modernisme” du moment : les poèmes sont bourrés de références et de clins d’œil au langage informatique : “La révolution ne sera pas hashtaguée”. C’est bourré des tics langagiers à la mode, il ne suffit pas d’insérer dans un poème ces mots : “come back to bed” pour que la révolution sexuelle soit enfin advenue. C’est bourré d’expressions branchées et la poésie vraie est toujours absente.. Qu’est-ce donc que la modernité ? Paolo Dagonnier écrit de la poésie comme d’autres écrivent des romans noirs (voir Fineworks in Berlin), à la mode yankee (voir Visions de Martial). Le problème, c’est que ça devient un peu trop ! Même les titres des textes écrits dans un français relatif sont eux souvent écrits en british : Daily Bread, Nespressoetry, Gasoline Dreams, 29th February Blues, Lucid Rain (On acid night), etc. On dirait du franglais ! Pour parler comme Dagonnier, c’est pas ma tasse de thé, c’est pas mon bol de whisky. On croirait entendre Léo Ferré chanter La langue française ! Mais chez lui, il y avait l’humour (grinçant) et la distance. Je ne suis pas particulièrement puriste, je sais que les langues s’enrichissent mutuellement. Mais sans entrer dans ses détails, la querelle linguistique entre les Francophones et les Flamands a encore de beaux jours devant elle et on ne s’étonnera pas si le flamand l’emporte. À Dagonnier, je préfère Julos Beaucarne qui prétend “reboiser l’âme humaine”. Et tant pis si je mène un combat d’arrière-garde !
Tout cela est bien dommage car Paolo Dagonnier sait se gausser de la mode (bio par exemple) et noter en fin de son poème que la femme de ménage “récure inlassablement le sol des toilettes”. En passant, j’aurai le mauvais goût de remarquer que Paolo Dagonnier fait baragouiner anglais ses hommes d’affaires mordus de bio… La lucidité ne manque pas avec MacDo qui défigure les paysages, avec les rêves obsolètes de la société de consommation, avec l’indifférence généralisée, avec l’économie capitaliste capable de vendre des smartphones aux pauvres alors qu’elle est incapable de leur amener l’eau potable ! Mais peut-on, en même temps, être contre la mondialisation économique et pour le novlangue mondial dans son écriture ? Et écrire “Quelques mots pour les sages” (dont je ne suis pas) qui font l’apologie de tout ce que j’exècre ou qui m’indiffère, ces mots qui prétendent m’emmerder et me conchier !
Moi aussi, je lève mon verre / à la vie nouvelle. Mais ce n’est pas la même, semble-t-il. Le conflit intergénérationnel est loin d’être terminé. J’espère que Paolo Dagonnier finira par guérir de sa maladie…
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Véronique Joyaux : Sillages improbables.
C’est une poésie plus consensuelle que donne à lire Véronique Joyaux. Elle va de l’évocation sensible du bord de mer, de l’eau sous tous ses états géographiques à des poèmes prenant le parti des exilés ou des emprisonnés politiques… Mais sa poésie n’est pas militante car “Les poètes sont des sonneurs / Ils éclaireront la nuit de petites lampes inextinguibles”. Véronique Joyaux fait entendre sa petite musique, comme d’autres leurs nocturnes, et le rêve n’est jamais bien loin. C’est ce qui fait le prix de cette poésie dans un monde où le rêve est banni ou réduit à l’état de somnifère. Le rêve sait s’incarner dans l’amour de l’autre ou dans l’amour physique. Véronique Joyaux ne sacrifie pas au rite de la performance sexuelle à la mode : ce n’est pas un hasard si le mot tendresse revient souvent dans ses poèmes. C’est toute sa poésie qui vibre d’une tendresse qui peut sembler surannée mais qui reste bien actuelle car le monde sera sauvé de la catastrophe qui menace par la tendresse, par l’attention aux choses les plus humbles. Et que l’on ne m’accuse pas de sombrer dans la religiosité ! Je pèse mes mots. Écrire, ce n’est pas hurler avec les loups, écrire, c’est “mettre en mots le silence”, c’est encore “parler pour ceux qui n’ont pas la parole”. Et, surtout, pour dire autre chose que le vacarme du monde dominé par l’horreur économique. Dommage que ce livre soit défiguré par un énorme mastic qui redonne à lire vers la fin des poèmes déjà imprimés auparavant…
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- Mare Nostrum - 4 octobre 2013
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- Mémoire de Chavée - 30 août 2013
- Marc Porcu, Ils ont deux ciels entre leurs mains - 12 août 2013
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- NGC 224 de Ito Naga - 6 août 2013
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