L’E.N.A. et la poésie

 

Ade­line Bal­dacchi­no a fait l’E­NA (pro­mo­tion 2007–2009) ce qui ne l’empêche pas d’avoir pub­lié de nom­breux recueils de poésie. Le fait est d’au­tant plus remar­quable qu’elle a un précé­dent illus­tre en la per­son­ne de Dominique de Villepin qui a inté­gré cette école en 1978 et qui a la répu­ta­tion d’être poète sans que l’on puisse trou­ver ses recueils… Remar­quable aus­si dans la mesure où elle vient de pub­li­er en 2015 un essai sur ce pres­tigieux étab­lisse­ment dont elle ne dit pas que du bien et un douz­ième livre de poèmes…

 

La ferme des énarques.

 

C’est le titre de son essai qui fait tout de suite penser à La Ferme des ani­maux de George Orwell qui est une fable satirique cri­ti­quant le stal­in­isme. La couleur est annon­cée, les énar­ques étant con­sid­érés comme de nou­veaux appa­ratchiks qu’Ade­line Bal­dacchi­no veut sauver, mal­gré eux, en pro­posant une réforme de l’É­cole. Par­tant du con­stat (qu’elle maîtrise par­faite­ment) que les énar­ques, ont appris, non pas à trou­ver des solu­tions, mais à plac­er les prob­lèmes sous le tapis (pour repren­dre son expres­sion), se ser­vant allé­gorique­ment de la fameuse stat­uette des trois singes (ne rien voir, ne rien enten­dre, ne rien dire), elle écrit ce réquisi­toire, non pour souhaiter la sup­pres­sion de l’E­NA, mais faire des propo­si­tions de réforme de la for­ma­tion suiv­ie par ses élèves.

L’ENA, en 70 ans, a fourni 3 Prési­dents de la République, 7 Pre­miers Min­istres et des dizaines de min­istres et de députés. Peut-on alors s’é­ton­ner que les prob­lèmes qu’ont à régler ces poli­tiques ne le sont jamais quand on sait que ces hommes et femmes (qui sont par ailleurs “con­seil­lés” par des énar­ques) sont les “man­darins de la société bour­geoise” ? Peut-on s’é­ton­ner que l’E­NA, par voie de con­séquence, ne forme que de fidèles défenseurs de l’or­dre du moment ? Mais, Ade­line Bal­dacchi­no a un point de vue posi­tif quant aux fonc­tion­naires de base qu’elle oppose aux énar­ques et autres hauts fonc­tion­naires qui tien­nent tou­jours le même dis­cours (rigueur budgé­taire, respect des règles européennes, abaisse­ment du coût du tra­vail, com­péti­tiv­ité des entre­pris­es, etc…). Elle va même jusqu’à affirmer que l’E­NA for­mate ses élèves à dis­sert­er docte­ment, à sim­pli­fi­er voire à déformer le réel, non à régler les prob­lèmes que ren­con­treront ensuite les fonc­tion­naires de base : elle leur apprend à ne pas faire de vagues car “rien ne doit remon­ter de ce qui ne marche pas”. La pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion et d’échange est devenu un dogme, au nom duquel les énar­ques ne font pas l’ef­fort d’imag­in­er autre chose que cette pro­priété privée… Il est à remar­quer qu’à aucun moment Ade­line Bal­dacchi­no n’emploie l’ex­pres­sion pro­priété privée ou col­lec­tive de ces moyens… Certes, les énar­ques pour­raient faire mieux en pro­posant aux poli­tiques en place de réformer (même pas d’opér­er une révo­lu­tion !) le sys­tème éco­nom­i­co-poli­tique. Mais ils perdraient immé­di­ate­ment la con­fi­ance de leurs maîtres et c’en serait fini de leur car­rière. Certes, je donne l’ap­parence de don­ner des leçons alors que je suis “désar­mé devant ce monde”. Mais j’ai lu quelques-uns des écon­o­mistes hétéro­dox­es, pour repren­dre le qual­i­fi­catif d’Ade­line Bal­dacchi­no. Mais je sais com­ment je vis et ce à quoi je crois ; je n’ai pas fait car­rière mais je reste per­suadé que l’égal­ité (pas l’équité, cet affreux mot qui jus­ti­fie toutes les iné­gal­ités !) reste un but à attein­dre car sinon, com­ment vouloir vivre ensem­ble ? On m’ob­jectera que ce n’é­tait pas là le but de ce livre. Certes. Mais je peux réfléchir et je peux vouloir chang­er le monde, mod­este­ment, à la mesure de mes faibles moyens ; et le dire. 

Que faire alors, s’in­ter­roge Ade­line Bal­dacchi­no. Certes pas la Révo­lu­tion, qu’elle assim­i­le à la Ter­reur telle que vue par les enne­mis de Robe­spierre. Si elle a le mérite de la fran­chise, elle n’ex­pose pas les moyens à employ­er, de façon générale. Elle se fait sans doute des illu­sions sur l’É­tat qui n’est que l’ex­pres­sion, à un moment don­né, des rap­ports de forces et ce n’est pas en se récla­mant de Michel Onfray ‑qui est tout sauf un intel­lectuel rigoureux : la pré­face qu’il a écrite pour Dio­gène, frag­ments inédits a soulevé de nom­breuses répliques, toutes plus cinglantes les unes que les autres- et de son post-anar­chisme qu’elle arrivera à con­va­in­cre le lecteur pour­tant acquis à l’idée de change­ment. Les élèves qui intè­grent l’E­NA ont déjà suivi un cur­sus à Sci­ences Po où l’en­seigne­ment repose essen­tielle­ment sur l’é­conomie et le droit. D’où la propo­si­tion d’Ade­line Bal­dacchi­no d’in­tro­duire (ou de réin­tro­duire) la cul­ture générale et l’art du débat dans la for­ma­tion dis­pen­sée par l’E­NA. Le sig­nataire de ces lignes (de for­ma­tion lit­téraire et soci­ologique) ne peut qu’ap­plaudir. D’où une deux­ième propo­si­tion, à met­tre en rap­port avec sa remar­que (exposée plus haut) sur les fonc­tion­naires de base : plutôt que de faire un stage en pré­fec­ture (par exem­ple) dans le cos­tume du secré­taire général de la dite pré­fec­ture ( ! ), il vaudrait mieux envoy­er l’é­nar­que en stage sur le ter­rain, au plus près des préoc­cu­pa­tions sociales, ou syn­di­cales : ils pour­raient ain­si con­stater de visu le résul­tat des poli­tiques décidées par les énar­ques ou par les min­istres qu’ils ont con­seil­lés… Une troisième propo­si­tion est mar­quée par le coin du bon sens : se spé­cialis­er en début de sec­onde année pour éviter le saupoudrage des con­nais­sances… Mais il faut s’ar­rêter : une telle énuméra­tion ris­querait d’indis­pos­er le lecteur… D’au­tant plus qu’il y a encore bien des choses à relever comme le plaidoy­er d’Ade­line Bal­dacchi­no pour la relance, la crois­sance du pou­voir d’achat, le keynésian­isme, l’in­ter­ven­tion de l’É­tat dans l’é­conomie… Ce sont là des con­cepts hétéro­dox­es (ou du moins étrangers à la vul­gate du moment) ! Si elle répète à l’en­vi l’ex­pres­sion “sculpter le réel” à tel point que ça en devient presque une incan­ta­tion dont on ne sait trop ce qu’elle recou­vre, on se demande ce qu’at­ten­dent les poli­tiques pour con­fi­er à Ade­line Bal­dacchi­no une mis­sion pour réformer la for­ma­tion à l’E­NA… Mais le pou­voir étant ce qu’il est, ce n’est sans doute pas pour demain. Sauf si les citoyens s’emparent de cette idée… Ade­line Bal­dacchi­no a écrit La Ferme des énar­ques non seule­ment pour faire ses propo­si­tions quant à une autre for­ma­tion à l’E­NA, mais surtout pour lut­ter con­tre l’as­cen­sion du FN. Cepen­dant, face aux Mad­off, face aux Buf­fet et autres thu­riféraires du prof­it libre et sans entrav­es, dont les poli­tiques de droite et de gauche qui se suc­cè­dent aux affaires sont les com­plices, il importe de sup­primer le cap­i­tal­isme, si c’est encore pos­si­ble. À lire Michel Onfray qu’elle cite longue­ment et qui déclare que l’autre gauche qu’il appelle de ses vœux se situe entre “éthique de con­vic­tion respon­s­able et éthique de respon­s­abil­ité con­va­in­cue. Elle veut ici et main­tenant pro­duire des effets lib­er­taires. Son souci n’est pas de gér­er le cap­i­tal­isme, comme la gauche libérale, ni de briller dans le ressen­ti­ment et les mots sans pou­voir sur les choses, comme la gauche antilibérale, mais de chang­er la vie dans l’in­stant, là où l’on est” (p 208), on serait ten­té de dire “chiche” ! Mais le grand chantier idéologique du XXI ème siè­cle sera l’ar­tic­u­la­tion entre le com­mu­nisme dit offi­ciel et le com­mu­nisme lib­er­taire, faute de quoi rien ne chang­era en ce monde. Entre trans­former le monde et chang­er la vie… C’est donc un pari osé que fait Ade­line Bal­dacchi­no, sans même être cer­taine qu’il existe une jus­ti­fi­ca­tion uni­verselle­ment val­able à ce pari. En l’é­tat, La Ferme des énar­ques est une pièce à vers­er au dossier du change­ment plus que jamais nécessaire.

 

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33 Poèmes com­posés dans le noir (pour jouer avec la lumière).

 

La poésie sem­ble être une nour­ri­t­ure cou­tu­mière d’Ade­line Bal­dacchi­no. Non seule­ment, elle a pub­lié depuis 1999 une douzaine de recueils, la plu­part aux édi­tions Cla­pas du regret­té Mar­cel Chi­no­n­is mais en juin 2008, dans le numéro 45 de Faites Entr­er L’In­fi­ni, elle fait paraître un texte où elle relate sa ren­con­tre sym­bol­ique avec Max-Pol Fouchet et com­ment sa vie en fut trans­for­mée… Elle ira jusqu’à écrire un essai sur ce dernier, Max-Pol Fouchet, le feu, la flamme, une ren­con­tre 1. Mais il y a plus : dans La Ferme des énar­ques, elle avoue avoir fait une année d’hy­pokhâgne avant de décou­vrir qu’elle n’avait aucun goût pour l’en­seigne­ment ; elle part alors à la fac de Mont­pel­li­er où, par­al­léle­ment à ses études, elle écrit “tou­jours plus de poésie”… avant de se retrou­ver à l’E­NA ! D’ailleurs son essai sur la for­ma­tion des énar­ques est émail­lé de nom­breuses références aux poètes (Rim­baud, Whit­man, Élu­ard, Césaire, Char, Aragon pour ne citer que ceux-là). Aus­si ne faut-il pas s’é­ton­ner que paraisse un recueil de poèmes presque simul­tané­ment à son essai dont il est ques­tion plus haut…

Ses 33 poèmes com­posés dans le noir font, dès le titre, penser aux 33 son­nets com­posés au secret de Jean Cas­sou (parus sous le pseu­do­nyme de Jean Noir…). Il n’est pas jusqu’à la présen­ta­tion (qui accom­pa­g­nait l’édi­tion clan­des­tine de 1944) de François la Colère (un pseu­do­nyme qu’Aragon util­isa pen­dant la Résis­tance) qui ne rap­pelle le goût d’Ade­line Bal­dacchi­no pour la poésie, Aragon dont elle dis­ait, dans son arti­cle de Faites Entr­er L’In­fi­ni, ce qu’il représen­tait pour elle, en 1998, dans la poésie con­tem­po­raine : “c’est pour moi Aragon, pas grand-chose après, pas grand-chose au-delà”… D’ailleurs dans La Ferme des énar­ques, Char, Aragon, Élu­ard (qui furent des Résis­tants) tra­versent fugi­tive­ment quelques pages… Si Ade­line Bal­dacchi­no écrit : “Je n’ai pas l’outre­cuid­ance de croire que l’on devient résis­tant en lisant un poème d’Aragon” (p 138 de cet essai), elle sem­ble par­ti­c­ulière­ment mar­quée par la poésie de la Résis­tance. Mais je n’écris pas ces lignes pour faire savant, mais sim­ple­ment parce qu’elles éclairent sin­gulière­ment la poésie d’Ade­line Bal­dacchi­no telle qu’on peut la décou­vrir dans les 33 poèmes com­posés dans le noir.

Ces 33 poèmes sont tous con­stru­its iden­tique­ment (6 stro­phes de 7 vers) et trait­ent tous d’une notion, d’un lieu ou d’un être réel ou mythologique. Façon d’ap­préhen­der le réel ? De le com­pren­dre avant d’a­gir ? Je ne sais que répon­dre à ces ques­tions que je me pose. En tout cas, se dégage de ces vers une règle de con­duite mul­ti­ple, une philoso­phie de l’ex­is­tence. Il faut pren­dre son temps pour vivre, pour réfléchir, pour décider (“l’art de l’ou­bli du temps”). Ailleurs, c’est l’in­som­nie qui prend des allures funèbres. À lire ce recueil, on se rend compte de l’im­por­tance du temps. Est-ce un hasard si ce livre qui com­prend 33 poèmes paraît en 2015 alors qu’Ade­line Bal­dacchi­no, qui est née en 1982, a 33 ans ? Hasard objec­tif si la réponse est pos­i­tive ? Là encore, je ne sais pas ou, plutôt, je ne le pense pas si j’en crois les quelques lignes ajoutées après ces 33 poèmes… Quand on lit, comme je l’ai fait, ces deux livres l’un après l’autre, on ne manque pas de remar­quer d’é­tranges coïn­ci­dences : Véze­lay , Dio­gène, Simourgh… Cohérence de la pen­sée, de la méth­ode plutôt. Si Véze­lay dans l’es­sai est l’oc­ca­sion de met­tre en lumière l’é­cart qui existe entre l’é­nar­que qui tord le réel pour l’adapter à son dis­cours et l’élu local qui règle un prob­lème banal, le Poème pour Véze­lay apporte plus de pro­fondeur à la réflex­ion qui abor­de des rivages qu’on pour­rait qual­i­fi­er de méta­physiques. Le simourgh est un oiseau légendaire et béné­fique de la tra­di­tion per­sane. Il appa­raît dans La Ferme des énar­ques comme le sym­bole de la vision de ceux qui cherchent et de leur pro­pre quête (autrement dit, on ne ren­con­tre que ce que l’on est devenu à la fin de la quête). Métaphore d’Ade­line Bal­dacchi­no ? Alors que dans le Poème pour Simourgh, il sym­bol­ise l’oiseau qui s’en vient pêch­er l’âme qui flotte sur la mer (p 61). Évanes­cence de la vie ? Il faut lire ces poèmes qui jouent avec la lumière, qui dis­ent le temps qui passe et la fragilité de l’ex­is­tence, non sans réflex­ion… Car Ade­line Bal­dacchi­no écrit pour revendi­quer le droit à l’ex­is­tence pour tous, le droit de vivre pour cha­cun comme il l’en­tend : et c’est bon d’en­ten­dre une telle voix par ces temps de fanatisme ! Encore une remar­que : en 2014, Ade­line Bal­dacchi­no pub­li­ait dans Recours au Poème une suite inti­t­ulée Treize petits tableaux dio­géniques, treize poèmes de sept vers… Au-delà du titre de l’ensem­ble qui fait penser au Poème pour Dio­gène du présent recueil, d’autres coïn­ci­dences ne lais­sent pas d’é­ton­ner le lecteur : le tableau 1 fait penser au Poème tout seul, le tableau 4 au Poème pour le Simourgh ; cha­cun des tableaux étant placé sous le signe d’un écrivain dont un frag­ment (un ou plusieurs vers dans le cas d’un poète) est cité en exer­gue, le tableau 5 rap­pelle le Poème pour le fan­tôme de Desnos, le 10 René Char cité dans La Ferme des énar­ques, le 13 le Poème du bateau ivre à cause des vers de Rim­baud en exer­gue… J’ai écrit coïn­ci­dences ? Il s’ag­it bien d’une con­stante de la démarche d’Ade­line Baldacchino.

 

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Il faut lire ces deux livres qui ne sont pas de tout repos pour l’abîme de réflex­ions dans lequel on est plongé. Que l’on soit d’ac­cord ou non sur tous leurs aspects, ou quant aux propo­si­tions d’Ade­line Bal­dacchi­no, peu importe, car ils appel­lent la dis­cus­sion. Au lecteur alors de faire usage de sa lib­erté critique…

 

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Note

1. Paru en 2013 aux édi­tions Michalon.

 

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Ade­line Bal­dacchi­no, La Ferme des énar­ques. Édi­tions Michalon, 230 pages, 17 euros.

Ade­line Bal­dacchi­no, 33 poèmes com­posés dans le noir. Édi­tions Rhubarbe, 80 pages, 9 €.

 

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«Pierre et Ilse GARNIER : le monde en poésie». Cat­a­logue de l’exposition.

 

Le poète Pierre Gar­nier nous a quit­tés début 2014. À l’au­tomne de la même année, la bib­lio­thèque Louis Aragon d’Amiens organ­i­sait une expo­si­tion autour de celui qui fut, avec son épouse Ilse, l’in­ven­teur du spa­tial­isme en France. C’est qu’il était né à Amiens et vivait depuis 1974 à Sais­se­val, un petit vil­lage picard, à une quin­zaine de km à l’ouest d’Amiens. Le cat­a­logue de cette expo­si­tion, «Pierre et Ilse Gar­nier : le monde en poésie» vient de paraître en cette fin 2015. Le fait est d’au­tant plus remar­quable que cette bib­lio­thèque n’avait pas édité de cat­a­logue depuis plusieurs années ; c’est donc l’oc­ca­sion, pour tous ceux qui n’avaient pu vis­iter cette expo­si­tion, de la décou­vrir tran­quille­ment, sans se déplac­er. Certes, cette décou­verte est incom­plète si j’en juge par mes sou­venirs : la lec­ture ne rem­plac­era jamais la vision de grands «tableaux» thé­ma­tiques, le lecteur n’au­ra pas droit à la voix de Pierre Gar­nier dif­fusée dans le local de l’ex­po­si­tion, ni aux doc­u­ments rares qui étaient mon­trés aux vis­i­teurs… Mais, en l’é­tat, même si les nom­breuses pho­togra­phies illus­trant ce cat­a­logue ne rem­placeront jamais la total­ité des doc­u­ments offerts à la curiosité des uns et des autres, le présent ouvrage est une bonne intro­duc­tion à la vie du poète et à la col­lab­o­ra­tion entre Ilse et Pierre en même temps qu’une excel­lente ini­ti­a­tion au spa­tial­isme : il a en effet été écrit par Vio­lette Gar­nier, la fille du cou­ple mythique, et Mar­tial Lengel­lé (qui soutint sa thèse en novem­bre 2000 à l’u­ni­ver­sité de Paris III-Sor­bonne Nou­velle, thèse inti­t­ulée «L’Œu­vre poé­tique de Pierre Gar­nier» 1) avec la col­lab­o­ra­tion de divers spé­cial­istes ou acteurs de ce mou­ve­ment poétique.

 

Un arbre cache la forêt, dit la sagesse ( ? ) pop­u­laire… Cela se véri­fie ici : si le poème fran­co-japon­ais le plus con­nu est celui de Pierre Gar­nier / Sei­ichi Niiku­ni (réal­isé en 1966), Pierre col­lab­o­ra aus­si avec Naka­mu­ra Kéi­ichi pour trois recueils dans lesquels le poète japon­ais util­i­sait des procédés dif­férents (pho­togra­phies et papi­er jour­nal découpé). Le com­men­taire est assuré par une spé­cial­iste, Mar­i­anne Simon Oikawa… La part belle est faite à la poésie spa­tial­iste, le texte de Mar­tial Lengel­lé n’est pas inédit : il est une reprise de son étude parue dans «Livre / Poésie : une his­toire en pratique(s)» — édi­tions Cal­liopées, 2013 (Étude que l’au­teur et l’édi­teur m’avaient autorisé à repro­duire dans l’hom­mage ren­du à Pierre Gar­nier dans Recours au Poème, n° 52 du 29 mai 2013). Il s’ag­it d’un texte inti­t­ulé «La spa­tial­i­sa­tion du texte poé­tique dans quelques ouvrages sig­ni­fi­cat­ifs de Pierre Gar­nier», très instruc­tif et très détail­lé. Mar­tial Lengel­lé mon­tre aus­si l’o­rig­i­nal­ité d’Ilse Gar­nier à tra­vers ses «Fen­ster­bilder» et, de façon générale, dans son approche de la poésie visuelle ; et c’est bon qu’ain­si, jus­tice lui soit ren­due ! Quant à Vio­lette Gar­nier, elle s’at­tache à met­tre en évi­dence la chronolo­gie d’Ilse et de Pierre, leur étroite col­lab­o­ra­tion, leur ami­tié pour des pein­tres, les incur­sions de la poésie spa­tiale vers le poème phoné­tique, leurs rap­ports avec les poètes de l’Eu­rope de l’Est… Julien Blaine signe un texte qui se sou­vient de l’ex­po­si­tion des Gar­nier à Ventabren en 1998, mais je me sou­viens que Pierre Gar­nier pub­lia quelques poèmes spa­tial­istes dans le n° 27 de Doc(k)s daté de l’hiv­er 1980 ! Claude Debon (qui pré­faça le tome III des Œuvres Poé­tiques) donne un texte éclairant sur l’in­flu­ence qu’eut l’œu­vre de Niet­zsche sur Pierre Gar­nier. Gio­van­ni Fontana analyse «Tris­tan et Iseult» de Pierre Garnier…

Mais je ne dirai rien des Cab­otans, de Fran­cis Ede­line, ni de la poésie numérique présen­tée par Mar­tial Lengel­lé, ni des con­tri­bu­tions d’Eu­gen Gom­ringer et de celle d’E­d­uard Ovcacek : c’est pourquoi il faut se pro­cur­er et lire ce catalogue ! 

 

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Note

1. Ouvrage pub­lié sous le même titre, Press­es de l’U­ni­ver­sité d’Angers, 2001, 570 pages (hors annexes).

 

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Ce cat­a­logue au for­mat 148 x 315 mm, non pag­iné, PNI ; ren­seigne­ments à la Bib­lio­thèque Louis Aragon, 50 rue de la République. 80000 AMIENS. Tel : 03 22 97 10 10.

 

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Lau­rent GRISEL : Un Hymne à la paix (16 fois) & Cli­mats.

 

Lau­rent Grisel est un écrivain à la fois para­dox­al car il emprunte à des domaines étrangers à la poésie comme la soci­olo­gie (je me sou­viens de La Nasse) ou la cli­ma­tolo­gie et exem­plaire car il a com­mencé par pub­li­er ses livres en ver­sion papi­er avant de pass­er au numérique. Même si j’ig­nore si la pub­li­ca­tion numérique est meilleure pour la planète : certes on fait des économies de papi­er et d’en­cre, mais avec l’édi­tion numérique, il faut un ordi­na­teur qui n’est pas fab­riqué avec du vent et qui utilise de l’élec­tric­ité ! Sans doute cette énergie est-elle renou­ve­lable mais les éoli­ennes, mal­gré leur mérite, pol­lu­ent dou­ble­ment la nature par le béton néces­saire à leur instal­la­tion et par leur incon­gruité dans le paysage ; le jour où l’on installera une éoli­enne dans les jardins de l’Elysée, on en repar­lera… Et je ne par­le pas, les habi­tudes de lec­ture étant ce qu’elles sont chez ceux qui lisent encore, de l’oblig­a­tion d’im­primer les livres numériques… Le cap­i­tal­isme vert reste ce que le cap­i­tal­isme a tou­jours été : la course au prof­it et les div­i­den­des en hausse ! Publie.net est à l’o­rig­ine une mai­son d’édi­tion créée par François Bon et qui pub­lie exclu­sive­ment des livres numériques en même temps qu’une coopéra­tive d’au­teurs qui rétribue ces derniers quand tant d’édi­teurs de livres tra­di­tion­nels ne leurs versent pas de droits (ou tax­ent l’ami­tié !). Et depuis 2012, publie.net s’est lancé dans l’édi­tion telle qu’elle existe depuis des siè­cles puisqu’une “offre papi­er inclu­ant la ver­sion numérique” 1 est sans sur­coût pour l’a­cheteur. Mais je m’éloigne des recueils de Lau­rent Grisel !

Au-delà des dif­férences de formes, la poésie didac­tique, qui remonte à l’An­tiq­ui­té gré­co-latine, est un “genre” où l’au­teur trans­met des con­nais­sances pré­cis­es dans un cer­tain domaine. Il n’est pas ques­tion ici d’en­tr­er dans le détail des nuances qui ont mar­qué le point de vue des spé­cial­istes au cours des siè­cles. On peut repren­dre cette remar­que, trou­vée dans une célèbre ency­clopédie en ligne : “Un auteur de poésie didac­tique affirme générale­ment sans équiv­oque ses inten­tions poé­tiques. En effet, la poésie didac­tique se dif­féren­cie de la prose du même type par le fait que l’au­teur affiche dis­tincte­ment une volon­té de faire de la poésie en même temps ou même avant d’en­seign­er à son élève au point que, sou­vent, les lecteurs ne s’at­tendaient pas à ce que l’au­teur maîtrisât à la per­fec­tion le domaine qu’il voulait enseign­er”. Si l’on trou­ve des traces (et plus) de cette poésie dans l’his­toire de la lit­téra­ture française jusqu’à la fin du XIXème siè­cle (siè­cle où elle ne fait que sur­vivre), depuis le début du XXème, le “genre” est peu illus­tré. Lau­rent Grisel renoue avec cette tra­di­tion dans Cli­mats qui mêle infor­ma­tions sci­en­tifiques et lyrisme : le lecteur de poésie appréciera des vers comme “la fenêtre est ouverte / l’air est la lumière”. Mais les infor­ma­tions sci­en­tifiques sont glaçantes de vérité, elles font crain­dre le pire. Et ce n’est pas la récente con­férence parisi­enne qui va faire dis­paraître ces craintes ! Lau­rent Grisel s’est par­faite­ment doc­u­men­té, le lecteur ne maîtrise pas toutes les infor­ma­tions exposées, mais c’est con­va­in­cant. Lau­rent Grisel ne se con­tente pas de dénon­cer l’in­curie et l’aveu­gle­ment des poli­tiques, et leur mal­hon­nêteté (la page 54 du recueil est exem­plaire), mais il ne manque pas de lucid­ité en dénonçant la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion et d’échange. Faute de s’at­ta­quer à cette dernière, rien ne sera résolu car la soif de prof­its rapi­des des maîtres du monde et de leurs laquais élus (ou non) est sans lim­ites. L’ex­em­ple des brevets (voir les agisse­ments de la firme Mon­san­to dont on ne par­le pas assez !) est éclairant : entre la brevéti­sa­tion du vivant et la “cul­ture” paysanne, mon choix est fait. Cli­mats est une heureuse décou­verte pour son retour à la poésie didac­tique, en rap­port avec l’actualité…

 

 

Un hymne à la paix (seize fois) se présente de manière dif­férente mais c’est tou­jours la même volon­té du poète d’en­seign­er, la paix cette fois. Cet hymne se présente comme un dia­logue répété seize fois entre un Homme, une Femme, un Bour­reau et la Jus­tice. L’al­lé­gorie sym­bol­ise ici le didac­tisme. Seize fois car ces poèmes cor­re­spon­dent aux seize man­u­scrits peints d’Anne Slacik… Lau­rent Grisel mul­ti­plie les moyens de dif­fu­sion de ce poème (car il s’ag­it plus d’un poème que de seize textes) : livre imprimé (la présente édi­tion de publie.net est la deux­ième, Rüdi­ger Fis­ch­er l’a pub­lié en bilingue en 2010 à ses édi­tions Ver­lag Im Wald, des extraits sont parus dans dif­férentes revues tant en ligne que papi­er et même en ital­ien), livre numérique mais aus­si représen­ta­tions et lec­tures publiques). Se bat­tre pour la paix est tou­jours d’ac­tu­al­ité, et il faut se sou­venir de Gabriel Celaya qui écrivait “La poésie est une arme chargée de futur”.

Place pour ter­min­er à Celaya : “Poésie pour le pau­vre, poésie néces­saire / Comme le pain chaque jour, / Comme l’air que nous exi­geons treize fois par minute, / Pour être et tant que nous sommes don­ner un oui qui / Nous glo­ri­fie” ou encore “Je maud­is la poésie conçue comme un luxe / Cul­turel par ceux qui sont neu­tres / … / Je maud­is la poésie qui ne prend pas par­ti / Jusqu’à la souil­lure”… Lau­rent Grisel s’in­scrit dans cette lignée.

 

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Note.

1. Voir le site www.publie.net à l’ar­ti­cle la mai­son d’édi­tion.

 

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Lau­rent Grisel, Un hymne à la paix (seize fois), publie.net édi­teur, 70 pages, 9,50 € & Cli­mats, publie.net édi­teur, 100 pages, 9,50 €.

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.