Le Castor Astral fête cette année ses 40 ans d’existence pendant lesquels plus de 1000 livres ont été publiés. Belle longévité en un temps où les éditeurs disparaissent aussi vite qu’ils sont nés. À l’origine de cette maison, Jean-Yves Reuzeau et Marc Torralba, alors étudiants en “carrières du livre”, qui continuent à animer l’aventure, à Paris pour le premier, à Bordeaux pour le second. Le Castor Astral édite avec passion des auteurs qui se situent en dehors des autoroutes de la rentabilité financière. Un Fil de lectures s’imposait pour cet anniversaire ! Avec trois poètes très différents : François de Cornière, Jean-Luc Steinmetz et Marc Alyn…
François de Cornière : Nageur du petit matin.
Nageur du petit matin est, après vingt ans de silence, une sorte de journal de bord, le journal de la maladie qui a fini par emporter la femme aimée, un vrai journal avec ses moments et ses notations précises comme s’il fallait ne rien oublier. Même si l’on sait que la mémoire est oublieuse. Mais la vie, c’est aussi nager et se souvenir, avec ses trous ; la survie c’est écrire “la suite d’une histoire finie”. Nageur du petit matin est le livre d’une renaissance où rien n’est plus pareil…
Il y a toujours eu chez François de Cornière le bonheur et ce quelque chose en lui qui le fait ressembler à son contraire et qui lui donne tout son prix. Ce n’est pas le malheur mais la vive conscience de la finitude de ces instants heureux qui lui fait écrire, déjà dans Objets perdus (Le Pavé, 1882) : “et la jeunesse sur le gravier / qui dérape immanquablement / du côté des objets perdus” ou dans Tout doit disparaître (Le Dé bleu, 1984) : “la terrible et merveilleuse insuffisance des mots / qui cogne dans nos poitrines / où nous serrons la vie”… C’est parce que cette conscience de l’éphémère qui est notre règle est présente très tôt dans sa poésie que celle-ci est inoubliable. C’est ce que le lecteur retrouve dans Nageur du petit matin : cette “vague inquiétude : / une histoire inachevée / sur la marche du bas”. Il arrive un moment où la vie se conjugue au passé, où le présent rétrécit sans cesse. C’est ce moment que capte ici François de Cornière avec une grande simplicité qui masque mal un côté savant (mais sans prétention) comme cette référence à l’écrivain américain Carver, “La vitesse foudroyante du passé”, qui dit tout de la vie et du bonheur… Ultime rempart contre la sensiblerie ? Soubresaut de pudeur ? François de Cornière a l’art de cerner ce point du temps où tout pourrait basculer mais où tout a déjà sombré : “je nage ce matin / […] / comme un qui veut gagner / — et se perdre avant toi”. Façon d’agir sur le cours des choses beaucoup plus que lâcheté devant l’inéluctable car François ne manque pas de courage. Arrêter tout, en croyant encore au bonheur éventuel un bref instant, celui où l’on n’a pas encore ouvert “les résultats / de ta dernière prise de sang”. Se dit alors avec une pudeur extrême la douleur du poète. Les larmes montent aux yeux du lecteur à l’image d’Aragon qui avoue avoir pleuré quand il avait vu le film d’Agnès Varda, Le Bonheur… Les poèmes qui décrivent le séjour de Sophie dans un centre de soins palliatifs sont insupportables. Le “bon courage” de l’infirmière lors du décès de cette dernière, dans son inutilité totale (mais que dire ?), arrache des larmes. La mort est horrible, mais elle sait être digne, comme ici. François de Cornière dit l’absence comme jamais : “Sur les photos que j’ai envoyées / aux enfants / on ne peut pas me voir / nager au loin”. Reste à continuer de vivre, sinon à survivre : nager devient un défi. Mais ce vers “Je marche au bord de toi” contient toute la douleur de la survie sans l’être aimé.
Écrit dans une langue simple, sans recherche (tout au plus pratique-t-il avec un bonheur constant l’art de la chute, allonge-t-il à l’occasion la strophe), le recueil est une parfaite illustration de la poésie du quotidien, dans des circonstance tragiques qui lui permettent de donner le meilleur de lui-même (et d’éviter les poncifs du genre dans lesquels il n’est jamais tombé). Une poésie, qu’on l’aime ou non, avec laquelle il faut compter si l’on veut avoir une vision précise de l’écriture contemporaine de ces dernières décennies. François de Cornière dit parfaitement la fragilité de l’existence et, à sa façon, la nécessité de la poésie. Si vivre après la disparition de l’aimé(e), c’est “écrire la suite d’une histoire finie”, la vie est alors sur “la corde raide”, c’est le trajet qui mène de “la venelle aux champs” à “l’avenue de Baulieu”. Car : “pas revoir c’est aimer toujours. / Et écrire encore.”
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Jean-Luc Steinmetz : Vies en vues.
Quatre suites se succèdent en vers plus ou moins longs, tantôt libres, tantôt rimés (occasionnellement pour l’œil comme empuse / heureuse) ou assonancés (Jean-Luc Steinmetz s’accommode très bien de l’assonance quand le sens l’y oblige), rarement comptés, si rarement même que le lecteur se demande si ce n’est pas alors l’effet du hasard…
Dans la première suite, Points de suture, Jean-Luc Steinmetz analyse de petits faits, de petites sensations… Il faut faire l’effort de le suivre pour apprécier pleinement ces vers : “Plus bas, une flaque s’est mise à refléter le ciel / avec autant d’insistance / qu’elle en traverse la terre”. D’autant plus que le souci d’écrire vient se mêler à cette attitude face au réel. Ce qui vaut au lecteur de beaux poèmes, même si le réel ne devient jamais totalement transparent. Ce qui l’amène aussi à s’interroger : “… Un livre vaut-il un homme qui maintenant / marche, après l’avoir fait ?”. Venise traverse fugitivement un poème ou deux alors que Monteverdi (qui passa les trente dernières années de sa vie dans la Sérénissime) agit comme une réponse à ces allusions. Ce jeu de reflets éphémères ne facilite pas la lecture : que comprendre, que saisir de ces références ? Mais curieusement, le lecteur, s’il ne sait pas répondre précisément à ces questions, ne reste pas coi : il crée du sens et se retrouve finalement dans un univers qui ne le désoriente pas.
La deuxième suite, Retours sur images, bel exemple de poésie narrative, est consacrée aux amours de jeunesse sans que l’on sache s’il s’agit vraiment de souvenirs personnels. Non sans humour, les distiques décrivent les premiers émois amoureux en faisant intervenir de nombreux écrivains, poètes ou non, dont Jean-Luc Steinmetz est le “spécialiste” (Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé…) ou en les localisant dans des régions liées à des poètes (Les Ardennes pour Rimbaud, Sète pour Valéry). Voilà qui éveille la curiosité du lecteur. La mélancolie qui sourd de ces évocations est renforcée par la mort de l’amoureuse de la pièce VII. Cette section par sa tonalité nostalgique est très prenante.
Comme Francis Ponge écrivait des proèmes (mot-valise forgé par le rapprochement de prose et de poème), comme François Laur écrit des prosèmes (l’idée est la même), Jean-Luc Steinmetz écrit, à l’occasion d’un voyage en Inde (à Bénarès, sur les berges du Gange, plus précisément) des notèmes qui sont des sortes de notes de voyages en vers : “Les vaches, traversant la rue avec indifférence, / arrêtent la circulation automobile / par leur majesté agricole”. Il s’agit pour lui d’immortaliser (?) ce qu’il a vu. Le lecteur ne s’étonnera donc pas de lire la description d’une crémation rituelle (l’idée de la mort revient souvent dans ces notèmes) ni celle de la misère des habitants de la ville… Mais il s’étonnera de la culture de Steinmetz qui emploie régulièrement les mots Ghât ( ensemble de marches ou de gradins sur les rives des cours d’eau, le plus souvent des fleuves sacrés comme le Gange) ou parèdre (une divinité souvent inférieure associée à un dieu plus influent)… À noter aussi que Vanarasi, qui donne son titre à cette suite, est l’autre nom de Bénarès, ce qui dénote chez Jean-Luc Steinmetz une bonne connaissance de l’Inde.
Les Lettres à plusieurs, la dernière série, sont des messages “envoyés” à plusieurs poètes, vivants ou disparus. Lucidité et amitié. Lucidité quand Jean-Luc Steinmetz affirme dans sa lettre À Christian Prigent : “Le réel nous a éloignés ; ses deux syllabes ont la vie dure / Que j’y voie encore des ailes, est-ce motif de forfaiture ?” ou encore : “J’avais, avec un brassard blanc, fait ma première communion. / Toi tu distribuais L’Huma et pour la paix lâchais des ballons. / Bien peu de chances subsistaient pour qu’on se rencontre à Rennes.” L’amitié : c’est toute la lettre À Jacques qui, par les souvenirs qui y sont présentés, en est l’incarnation. Le ton volontiers élégiaque de ces Lettres à plusieurs trouve sans doute son origine dans le mélange d’ancien et de moderne que se plaît à revendiquer Jean-Luc Steinmetz…
Vies en vues est une belle leçon de liberté et de poésie par le mélange des formes !
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Marc Alyn, Proses de l’intérieur du poème.
En 2011 le Castor Astral rééditait sous le titre de La Combustion de l’Ange, les poèmes en vers que Marc Alyn avait publiés de 1956 à 2011. Et en 2015, c’est au tour des poèmes en prose sous le titre de Proses de l’intérieur du poème. Ce recueil reprend les Cruels divertissements, Le Miel de l’abîme, Le Tireur isolé et, sous le titre Proses à l’intérieur du poème, des inédits dont certains ont été pré-publiés en revue (La Nouvelle Revue Française ou Phoenix). C’est donc l’intégrale des poèmes en prose (publiés ou non) par Marc Alyn de 1957 à 2015. Mais l’ouvrage s’ouvre par une préface de Pierre Brunel (professeur émérite en littérature comparée dans une université parisienne depuis son départ à la retraite en 2008) qui rend difficile la tâche du critique ! Préface savante par ses références à de nombreux auteurs du XIXème siècle dont Brunel est le spécialiste… Tout donc semble dit de ce livre de Marc Alyn dans ces 25 pages de Pierre Brunel qu’il faut lire au moins deux fois : la première avant la lecture des poèmes en prose de Marc Alyn pour maintenir l’attention en éveil et la seconde, après les avoir lus, pour vérifier (?) ses impressions de lecture autant que les assertions de Pierre Brunel en confrontant les deux. Mais le lecteur est-il aussi savant que Pierre Brunel ?
Cruels divertissements est en constante expansion, aux poèmes de la première édition (Seghers, 1957) s’ajoutent des textes ultérieurs ici repris. Marc Alyn est fasciné par la disparition du monde que la prose poétique réinvente. Dès le début, la ville disparaît, submergée par son double souterrain, obscur. Puis avec Mon point de vue sur l’espace, c’est à la mort de l’espace que le lecteur assiste, la “dérision de l’étendue” écrit Alyn, ou encore : “l’infini […] se condense au cœur d’un point […] infime”. Même la religion est tournée en dérision (autre forme de la disparition) dans Lui… L’Histoire est revue et corrigée (l’exécution de Mata-Hari, la folie construite par le Grand Intendant du roi…) par la fantaisie et le fantastique, c’est dire que l’Histoire officielle s’enfonce dans l’oubli. La forme aussi symbolise la disparition du monde : “Les mots enfin désertent à leur tour et la ville tout entière devient texte fluide”. Ailleurs c’est le silence, un monde qui s’éteint, les traits et les traces qui s’effacent, la capitale qui devient ville morte… Si le préfacier a raison de signaler les jeux de mots (L’exécution sentimentale, la mantille religieuse, lagune/langue…), ce qui prime c’est bien l’effacement d’un monde auquel l’habitude lie le lecteur…
C’est sans doute facilités que de proposer comme clef de lecture l’effacement du monde. Mais avec une écriture caractérisée par l’onirisme et le fantastique, est-il possible de faire autrement ? Le reste du livre se distingue par la richesse du style tant dans les métaphores, le choix des mots que dans les expressions, la façon d’abouter les termes… Cela ne va pas sans une certaine obscurité d’ailleurs avouée par le poète : “Nous honorions le mystère plus que le savoir…” Mais les vocables actuels sont légion : synthétiseurs, clônes, automates, samizdat, collatéraux, machineries et, même, délits d’initiés… On a parfois l’impression de lire des transcriptions de rêves où se mêlent l’alchimie et les techniques modernes, l’ancien et le nouveau… Le sommeil, ce plagiat de la mort (comme le désigne Marc Alyn) est peuplé de rêves : “des fauves à crinière rousse [y] erraient en filigrane, cherchant qui dévorer”. Marc Alyn semble s’adresser à la part obscure de l’homme ; ce qui expliquerait sa position de 1955 quand il accueille dans sa revue Terre de feu le manifeste de Pierre Garnier (dont il est co-signataire) Défense de la Poésie (À propos d’une Poésie Nationale) qui est une attaque en règle contre Aragon et sa conception d’alors de la poésie 1. On peut supposer que Marc Alyn, s’il s’oppose ainsi frontalement à Aragon, c’est qu’il entend ne pas réduire l’homme à sa dimension sociale, mais bien privilégier ce que Bernard Mazo appelle “la part profonde et nue [en l’individu] qui recèle quelque nostalgie de l’absolu” 2. Le débat reste ouvert… Mais le rêve se fait parfois éveillé comme dans Les Plaisirs du bain (poème qu’on peut lire dans Des opéras crépusculaires, la troisième section de Le Miel de l’abîme), qui fait penser au tableau de David, La Mort de Marat. Marc Alyn se servirait du poème en prose pour revisiter l’Histoire. Ailleurs, c’est une vision hallucinée du réel que découvre le lecteur comme avec Bruges vue dans Un échiquier de brume.
C’est le même lyrisme flamboyant que l’on découvre dans Le Tireur isolé. L’écriture de Marc Alyn est en dehors des modes : “Il traversait des ossuaires de formes gorgées de spectres dévergondés, et des paysages velus, sourcilleux, infestés de créatures nuisibles et de ruraux tueurs de temps”. Ce n’est pas le moindre charme de cette poésie. Le lecteur, confronté à ce point de vue atypique sur la littérature et la poésie, devient un passant égaré selon la belle formule qu’emploie le poète dans Io. Dans les inédits regroupés en fin de volume, Marc Alyn continue d’exploiter la même veine illustrant ainsi ce genre spécifique que sont ces Proses de l’intérieur du poème . C’est à un véritable voyage à travers l’histoire de la littérature qu’est convié le lecteur, un voyage hanté par des mythes comme le nœud gordien, Babel ou le Graal et des personnages de légende comme la reine Arachnide, la Sybille, l’Hermite des tarots, Barbe-Bleue ou Lazare : façon de faire symboliquement un nœud à sa mémoire ?
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Reste à souhaiter au Castor Astral de continuer ainsi longtemps en publiant des livres de poésie aussi divers et atypiques que les trois ici rapidement présentés. C’est tout le mal qu’on peut souhaiter à ses animateurs en ce quarantième anniversaire !
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Notes
1. Voir mon dossier paru dans le n° 39 de Faites Entrer L’Infini (juin 2005).
2. Bernard Mazo, note de lecture de “Anthologie poétique amoureuse” de Marc Alyn, in Texture, revue en ligne.
- Le rôle de la documentation dans Les Communistes de Louis Aragon - 20 février 2022
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- Eve Lerner, Partout et même dans les livres - 21 février 2021
- Revue Cabaret n° 29 et 30 - 5 janvier 2021
- Frédéric Tison, La Table d’attente - 5 janvier 2021
- Eve Lerner, Partout et même dans les livres - 6 octobre 2020
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- Deux lectures de Max Alhau, Le temps au crible, par P. Leuckx et L. Wasselin - 30 septembre 2014
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- Sous la robe des saisons de Philippe Mathy - 31 décembre 2013
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- La proie des yeux de Joël-Claude Meffre - 27 novembre 2013
- Bestiaire minuscule de Jean-Claude Tardif - 19 novembre 2013
- Après le tremblement, de Jean Portante - 18 novembre 2013
- Aragon parle de Paul Eluard - 10 novembre 2013
- Facéties de Pierre Puttemans - 4 novembre 2013
- La tête dans un coquillage de Patrick Pérez-Sécheret - 26 octobre 2013
- À vol d’oiseaux, de Jacques Moulin - 22 octobre 2013
- Vaguedivague de Pablo Néruda - 16 octobre 2013
- Mare Nostrum - 4 octobre 2013
- Rudiments de lumière, de Pierre Dhainaut - 15 septembre 2013
- Et pendant ce temps-là, de Jean-Luc Steinmetz - 15 septembre 2013
- Mémoire de Chavée - 30 août 2013
- Marc Porcu, Ils ont deux ciels entre leurs mains - 12 août 2013
- La chemise de Pétrarque de Mathieu Bénézet - 12 août 2013
- NGC 224 de Ito Naga - 6 août 2013
- LES ILES RITSOS - 7 juillet 2013
- Les Sonnets de Shakespeare traduits par Darras - 30 juin 2013
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