Alfredo COSTA MONTEIRO : “Dépli”.
Pierre Garnier rêvait d’une poésie qui ignorait les frontières et les langues… Ses poèmes spatialistes ont été publiés en France, en Allemagne, en Irlande, en Grande-Bretagne, en Espagne… C’est que sa poésie visuelle et ses nano-poèmes pouvaient facilement être compris du lecteur indépendamment de sa langue maternelle. Mais il ne faut pas oublier que le spatialisme (qu’il crée dans les années 60 du siècle dernier avec Ilse, son épouse) n’est qu’une partie du mouvement qui s’élève alors et dont la poésie phonétique ou sonore est une activité de première importance : faut-il rappeler les recherches d’un Henri Chopin ou d’un Bernard Heidsieck ? C’est dans cette dernière lignée que se situe lointainement (et à sa façon originale) Dépli d’Alfredo Costa Monteiro que publient les éditions Érès…
Dépli se présente comme un livret regroupant quatre leporellos imprimés recto-verso et un mini-CD. Chaque livre accordéon fait penser à une partition musicale par la disposition des mots (en “escalier”) sur le blanc de la page ; trois langues se succèdent ou se mêlent dans cet espace : le portugais, le français et l’espagnol. L’éditeur précise sur la 2ème de couverture que l’auteur “recourt [à ces trois langues] tout naturellement, comme si elles n’en formaient qu’une seule, paternelle et adoptive à la fois. Le texte se compose de bribes qui, agencées selon une combinatoire construite sur la sonorité des mots libèrent une multitude de signifiés inattendus”. On ne peut mieux dire et il faut lire l’intégralité de ce texte de présentation qui éclaire parfaitement la démarche du poète. Comme il faut écouter l’enregistrement (l’auteur dit son texte) pour sa musique particulière : les mots chantent, se répondent d’une langue à l’autre. À l’origine de ce jeu d’échos, les homophonies et allitérations. Il faut encore une fois laisser la parole à l’éditeur : “Poussé dans ses retranchements phonétiques, le langage semble d’abord perdre son sens. Mais bientôt, derrière ce qui se dit, se profile une autre langue, étrangement sonore — une langue inhérente à tout discours mais qui habituellement ne se manifeste pas, bâillonnée qu’elle est au nom du primat du sens”. Il est vrai que la proximité phonétique de ces trois langues (d’origine latine) aide… Mais c’est envoûtant.
Gaspard HONS : “Le bel automne” suivi de “La merveille du rien”.
Gaspard Hons s’intéresse aux choses de peu qui débouchent sur une vision de l’universel dans ce recueil composé de deux suites de poèmes en prose. La première, intitulée Le Bel automne, revêt une forme significative. Chaque poème est une prose courte (pas plus de quatre lignes) qui, si elle est ponctuée, ne commence jamais par une majuscule et ne se termine jamais par un point. Comme si chacune de ces proses était un fragment arraché à un ensemble plus vaste, non écrit, mais qui traverse l’esprit de Gaspard Hons. La prose finale donne une clef pour mieux lire ces poèmes : des chardons, un glacier, des hirondelles, une peinture de Philippe Guston, du rouge sur la table et trois châtaignes. On passera sur le côté “Inventaire” à la Prévert… À quoi il faudrait ajouter une branche de forsythia. Son texte montre bien l’universel atteint par la rencontre avec ces choses banales ; c’est celui de la page 23 ; “il s’éloigne des folles graminées…” C’est le paysage ordinaire d’un jardinier au travail mais rendu d’une façon qui confine au fantastique : “la brouette [est] appuyée contre l’horizon, le portail déborde de l’image, Maître Hokusaï regarde la montagne”. Tout est dit, toute glose devient inutile… Sauf à ajouter que les références à l’art (Hokusaï, Philippe Guston) permettraient de supposer (c’est du moins mon hypothèse) que l’art rend le réel visible, donc intelligible.
Dans la seconde suite, “La merveille du rien”, Gaspard Hons écrit ces mots contraires à la société dans laquelle nous vivons : “Nous ne possédons rien”. Ces mots s’inscrivent dans un village qui n’est pas nommé mais ne valent-ils pas “une poignée d’éternité” c’est à dire d’absolu ? Dès lors, ce qui se décline, c’est la vie, une vie à rebours des habitudes sociales. Dès lors, c’est la vie que dit Gspard Hons, une vie qui prélève au livre sa lumière, une vie qui est placée sous le signe du partage. Une vie qui se définit par ces termes : “la merveille me construit / Le rien me comble”. Alors ? Un dénuement cistercien ? C’est que Gaspard Hons tente de cerner une sorte de réalité éphémère, faite de pauvreté, y compris dans l’écriture…
Christophe LANGLOIS : “L’amour des longs détours”.
Que les choses soient claires : je ne crois en aucun Dieu, ce dernier est une hypothèse dont je me passe, etc. Mais voilà, je n’ai pas oublié “La Rose et le Réséda” d’Aragon, “Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas”… Aussi en lisant “L’amour des longs détours” de Christophe Langlois, ai-je été surpris par cette poésie à contre-courant de la vulgate ordinaire. C’est un livre de poèmes qui se tiennent à l’écart du temps syncopé et rapide que nous vivons et dont les thèmes sont divers : l’amour de Dieu (que le poète affirme avoir découvert à travers la figure du Christ ou de quelque chose qui lui ressemble : “innommé ce Nom, irrévélée sa Révélation”), l’enfance, la guerre de 14, la femme aimée, les hommes pour qui l’on éprouve de l’empathie, les choses simples, les questions que l’on se pose…
Christophe Langlois met en accord sa croyance et ses actes, ce n’est pas un menteur comme on rencontre trop souvent. Au prix, parfois, d’une langue contournée comme dans “Elle”. Il sait qu’il ne sait guère, d’où cette modestie : “Sur l’avenir des êtres / le bibliothécaire ne peut avoir / qu’un point de vue de poussière” (il sait de quoi il parle puisqu’il travaille dans le monde des livres). Et l’humaine condition (contre laquelle il faut lutter), c’est bien ce que dit ce distique : “après avoir désiré modifié l’univers / vous n’avez pas non plus changé les hommes”. Reste alors ce qui fait la dignité de l’homme, ici et maintenant, la révolution intérieure, certes pas plus facile que de changer le monde. À voir ses semblables (ses frères comme dit Langlois) qui refont continuellement les mêmes erreurs, on se dit que c’est difficile, voire impossible ; et pourtant ! Mais Langlois s’inscrit dans une tradition où la lutte est toujours à reprendre.
Si le vers est souvent ample, beaucoup plus long que l’alexandrin, si Christophe Langlois situe ses poèmes dans un monde où l’argent ne règne pas, un monde que nous pouvons partager, il y a, tant sur la forme que sur le fond, quelques remarques à faire. La ponctuation est souvent négligée, aléatoire : une virgule au milieu d’un vers (in “Le mouvement janvier”), deux points à fin d’un vers et une virgule au milieu d’un autre (in “Matière”) : c’est trop ou trop peu ! Ailleurs, elle est plus présente, mais pour autant le poème ne se termine pas par un point (in “If”)… Ailleurs encore, elle est totalement absente… Ce n’est pas sérieux. Quant au fond, deux choses… Christophe Langlois n’évite pas le culte de la personnalité, ainsi dans “Ma Rome” peut-on lire ces deux vers : “Dieu te fait demeure / il a les sourcils vieux et le regard jean-paul deux”… Et dans “Nos guerres”, le propos ne va pas sans obscurité ni naïveté pour le moins ; les ignorants (dont je suis) ne savent pas ce qu’est cette Nikolaï et l’idolâtrie à l’égard de l’Allemagne est insupportable car c’est ignorer les inégalités et les atteintes à la liberté dans l’Allemagne réunifiée.
Ces quelques reproches (parmi d’autres) sont suffisants pour m’empêcher d’adhérer totalement à ce livre malgré son ton élégiaque rare et bienvenu…
Jacques Roman : “J’irai cacher ma bouche dans ma gorge”.
C’est un livre énigmatique que celui de Jacques Roman. On hésite à l’ouvrir tant le titre sur la couverture fait rêver : “J’irai cacher ma bouche dans ma gorge”. On rêve, on pense, bien sûr, à “J’irai cracher sur vos tombes” de Vernon Sullivan/Boris Vian… On rêve, on rêve et l’on finit par l’ouvrir, ce livre, et l’on tombe sur une citation du grand Dylan Thomas. Si je me souviens de celle-ci : “J’avance dans un temps qui dure comme pour toujours”, je découvre cette autre qui donne son titre au recueil : “Reste immobile, dors dans l’accalmie, cache la bouche dans la gorge”. Le titre devient un vers qui est répété plusieurs fois (avec de légères variantes) dans ce qui n’est qu’un long poème entrecoupé de lettres adressées ‚par dessus le temps, à quelques poètes familiers, par Jacques Roman… ; ce qui retient l’attention du lecteur. D’où cette hypothèse en forme de question : à vouloir cacher sa bouche dans sa gorge, Jacques Roman se refuse-t-il à dire quelque chose qui le trahirait, ne veut-il pas renvoyer à l’impossibilité de dire ou à la volonté de ne pas dire ? Pourquoi alors le poème ?
Les occurrences relatives à la guerre sont nombreuses, ce qui pourrait expliquer ce refus de dire que semble signifier le titre : “Les mots alignés comme peloton / et combien de salves, combien de salves / l’auront réveillé” ou “Et je fouille dans une montagne de lunettes, / une montagne de souliers, / dans une collection d’abat-jour en peaux de garçonnets : / Jacob, Isaac, Samuel…” (on pense alors au génocide des Juifs organisé par les nazis) ou encore “la meute, la canaille tatouent la peau de ses enfants au bleu”. Comment comprendre ces indices ? Ce recueil est préfacé par Doris Jakubec qui ne donne pas de clef pour lire ce poème mais qui souligne dans un paragraphe, éclairant quelque peu le lecteur : “Deux mondes s’entremêlent sur un même fond de pudeur, de honte, de choses sans noms qui épouvantent, mais aussi de vouloir-vivre, de révolte, de besoin de voir, toucher, entendre et surtout de comprendre : celui du poète qui «empile ses mots pour construire son bûcher» et celui de l’enfant malmené, sensible et imaginatif, devenu poète, pour pouvoir dire, exprimer, détruire le silence qui mène à la mort. D’où la déclinaison du titre en je et tu, au présent et au futur, et dans tous les tons et registres, jusqu’à ce que soit conjuré le trop plein de la gorge”.
Conjurer le trop plein de la gorge serait alors dire, enfin. Et le poème le fait très bien sans rien dissimuler de la difficulté rencontrée… Qui explique peut-être la lecture incommode. Et l’on comprend mieux alors les vers de Bertolt Brecht “Dans les temps sombres / Est-ce qu’on chantera aussi / On y chantera aussi / La chanson des temps sombres” qu’on connaît aussi dans cette version, plus resserrée, plus percutante pourrait-on affirmer : “Au temps des ténèbres / Chantera-t-on encore ? / Oui, on chantera / Le chant des ténèbres”. Que ne revienne pas le temps des ténèbres, que persiste le temps des poètes malgré les menaces qui pèsent sur le monde ! Mais les poètes ne contribuent-ils pas, par leurs paroles, à tenir à distance les menaces, même si l’effort est toujours à reprendre.
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- Séjour, là, de JL Massot - 7 juin 2013
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