Les éditions Rougerie publient depuis 1948 diverses formes “d’une poésie de chair et de sang mais aussi une pensée rigoureuse entre sensibilité et intelligence”. Après le décès de René Rougerie en 2010, c’est son fils Olivier qui a repris le flambeau et les commandes de l’atelier car Rougerie édite souvent ses recueils en typographie au plomb (quand il ne fait pas appel à d’autres imprimeurs utilisant des techniques différentes)…
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Jean-Claude XUEREB : “Le jour ni l’heure”
Le poème liminaire annonce une couleur qui ne sera pas tenue. Jean-Claude Xuereb y fait le point et s’il constate que “meubles, livres, tableaux [lui] font signe en silence”, c’est pour constater de suite qu’il sait que “bientôt il faudra dire à dieu”. Ce qui ne va pas sans humour car s’il avoue être un mécréant, c’est pour aussitôt ajouter “qu’on ne se méfie jamais assez des mots / [qui] vous trahissent aussitôt le dos tourné”. Ce poème liminaire n’annonce pas la couleur puisque, loin de s’arrêter sur le temps qui a passé, Jean-Claude Xuereb célèbre ces petits riens qui font le bonheur de vivre : ici, c’est l’évocation d’un ami graveur, là, c’est la glorification d’un paysage qui interroge l’homme sur l’au-delà, un au-delà sans dieu… Mais dès le second poème, les allitérations en [v] ou en [r] annoncent le rêve d’une “Ève ivre et avide”… C’est qu’il s’agit “d’ouvrir la cage enchantée du soleil” ou d’entendre le “cri de la lumière […] à travers les chênes”. Dès lors, qu’importe l’inexorable ? Ce qui importe, c’est de le conjurer en vivant comme si de rien n’était… Bien sûr, il y des moments où l’inéluctable se rappelle, la lucidité balayant l’éternité, mais la vie qui éclate partout fait oublier que “le jour ni l’heure” ne sont connus. L’inéluctable absence au monde qui s’annonce transforme le recueil en journal où se mêlent souvenirs (“Porte d’Orléans”), évocation élégiaque du présent (“Regain à Vallérargues”), projections d’un devenir (“Chêne en confidences”)… Mais c’est aussi l’occasion de saisir des instants drus que condense le poème où Jean-Claude Xuereb n’épargne pas les hommes (“Agressifs visiteurs”)…
La seconde partie du recueil est dédiée à René Rougerie, l’ami-éditeur depuis de longues années. C’est une libre méditation sur le “corps privé de lendemain” et le bonheur connu sur terre où se mélangent mensonges (?), cadeaux de la vie où la lumière baigne le réel, une lumière à peine obscurcie par la mort quotidienne d’innocents écrasés par les assassins que les pays plaquent dans l’oubli… À quoi se réduit une vie arrivée à sa fin quand l’Histoire a écrasé les velléités de bonheur ? Alors que la vie continue et que le survivant n’attend plus qu’une “obscure croisière sidérale” ? L’émotion traverse ces poèmes “car nul ne remue impunément son passé” : le pouvoir de ces poèmes est tel que le lecteur remue justement son passé : à l’heure et au jour !
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Roland REUTENAUER : “Le voyage en Argovie”
L’Argovie est une région de Suisse, si l’on en croit la note en fin de volume, dont est originaire Roland Reutenauer, via ses ancêtres qui l’ont quittée après la guerre de Trente Ans et dans laquelle est retournée le poète. Mais dans ce recueil justement intitulé “Le voyage en Argovie”, à ce périple physique se superpose un autre voyage plus intérieur. “Le voyage en Argovie” est donc la recherche d’une possible coïncidence entre la quête poétique et le réel que fut cette expédition en Suisse. Cette quête des ancêtres fantasmée (?), Roland Reutenauer va la découvrir, ce qui donne de beaux poèmes qui vont lui permettre de reconstruire une filiation et de mieux comprendre le présent. D’où la confrontation entre deux moments à travers les poèmes : ainsi peut-on opposer “L’ancêtre ouvrier-paysan” et “Oiseaux le soir en montagne” où je lis ces vers : “sur le talus où les sapins // à tire d’aile passent / de l’éblouissant à la nuit / en aval du rocailleux / du coupant”… Sans doute est-ce le poème final, au titre énigmatique, qui donne tout son sens au recueil. Quelques mots sur ce titre s’imposent : l’idiotisme Menetekel signifierait “compté, pesé et divisé”. Ou, plus prosaïquement, la fin du règne [qui s’achève un jour] (mene, c’est-à-dire la mort : j’interprète !) et il a été jugé (tekel, c’est-à-dire il a été pesé) : l’énigme demeure ! Or ce poème annonce la mort qui relativise tous les efforts qu’on a pu faire de son vivant : le poète (Roland Reutenauer ?) boit “le vin du soir / à la table de cuisine / dans un verre à moutarde / les jambes étendues / sur tout l’inachevé”. La mort qui viendra tout effacer finalement ou tout ramener à sa juste place : d’où ces mots qui terminent le poème et le recueil : “tu seras jugé bien léger / sur le plateau”. Ce qui se passe de commentaire !
Quelques mots pour finir : ce vin du soir rappelle ces vers “tu n’es pas aussi vieux que tu le crois / dit le verre de vin qui t’attend”. Je veux croire, en ces temps d’abstinence, à la vertu de l’alcool ! En tout cas, ce n’est pas une coïncidence que ce recueil ait été si rigoureusement construit. Tout comme les allusions aux Vosges gréseuses que le lecteur attentif ne manquera pas de relever, tout comme cet indice qui renvoie à un Hans Reitenauer né en 1612 à Gondisvil…
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Paul PUGNAUD : “Les Jours pulvérisés”
Paul Pugnaud, qui est mort en 1995, a publié de son vivant une douzaine de recueils aux éditions Rougerie qui continuent depuis sa disparition à le faire connaître. C’est un ensemble inédit datant de 1984 qui paraît aujourd’hui sous le titre “Les Jours pulvérisés”.
Célébration de la terre, du paysage mais pas n’importe quelle célébration car, d’emblée, Paul Pugnaud sépare l’espace du temps : “Pour accéder à ce pays / … / Nous négligeons le temps”. Car il s’agit de célébrer malgré une époque marquée “par la violence d’aujourd’hui” : on croirait presque que ces poèmes ont été écrits en cette fin mars 2016 au moment où je lis ces “Jours pulvérisés”. Pugnaud défend l’idée d’un espace illimité, qui existe au-delà de l’horizon, façonné par le regard. C’est toute la place de l’homme qui est ainsi décrite : par ses sens, l’homme est lié au paysage ; mieux, il pense ce dernier : “Nous avons peur du bruit des feuilles / Qui gémissent comme des bêtes”. La relation entre l’homme et son environnement est dialectique ; aussi ne faut-il pas s’étonner que Paul Pugnaud écrive ces vers : “Des cris s’élèvent et répondent / Aux rumeurs de la terre”. La vision du poète devient cosmique quand les éléments se réunissent (comme l’eau et le feu, par exemple). Et se fait pessimiste quand il le faut : “Mystère de ces mots cachés / Sous les images du malheur”. S’éclaire alors cette remarque de René Depestre dans sa préface : “C’est l’écriture d’un familier des rythmes les plus secrets du monde méditerranéen”. Ces brefs poèmes sont souvent traversés par les éléments de la cosmogonie antique (comme l’air et la terre). Pugnaud se sert ainsi des quatre éléments pour mieux capter l’universel ou ce qu’il appelle “l’éternité d’un instant”. Et c’est tout un monde qui apparaît plus vrai que celui des guides de voyage car qui est mieux placé que le poète pour saisir l’essence d’un paysage ?
L’espace est ouvert comme le dit magnifiquement ce poème : “Étrange clef qui ouvrira / Les portes interdites / Un passage est prévu / Derrière la muraille dont les pierres / S’écroulent dispersées / Dans cet espace ouvert”. On a là comme un écho aux peintures métaphysiques de Giorgio De Chirico, un écho à un monde où les objets font signe… Ce n’est sans doute pas pour rien que Pugnaud répète le mot mystère vers la fin de son recueil car l’expérience de l’immersion dans le paysage débouche sur le mystère du lieu. Mais peut-être est-ce là une trace du surréalisme qui a fortement imprégné le poète ?
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Laurence BREYSSE-CHANET : “Limons (variations)”
Modestement sous-titré “Variations”, ce recueil regroupe des poèmes dans sept sections. Hésitation au moment de la composition du recueil ? Je ne sais, mais cette variété m’autorise à lire ce livre en dilettante. Je lis ces mots : “le vent de la mémoire / étreint l’oubli” au moment même où je viens de découvrir “Strange fruit”, un poème d’Abel Meeropol, mis en musique par ce dernier et interprété par Billie Holiday. Meeropol a tout pour plaire aujourd’hui : juif, communiste, émigré, russe : son indignation devant le lynchage des Noirs le pousse à écrire “Strange fruit” ! La mémoire est étrange : j’ai vécu jusque maintenant sans rien connaître de Meeropol et de son poème et maintenant les deux ne me quittent plus, même quand je lis Laurence Breysse-Chanet ! “Le peuplier trop noir” de son poème prend alors une dimension tragique, celle de l’arbre auquel sont pendus ces fruits étranges : Meeropol n’écrit-il pas dans son poème ce vers “Étrange fruit suspendu aux peupliers” ? Mais il faut lire Limons en oubliant le reste ! Si c’est possible… Entendre cette voix étrange que le lecteur découvre dans de nombreux poèmes, cette voix qui ne cesse d’essayer de percer le mystère de la présence au monde. La poésie naîtrait de l’écart entre le monde et l’être qui essaie de le décoder, qui s’interroge ; les couleurs (très nombreuses dans cette poésie) ayant pour fonction de désigner le réel. Cette naissance peut être située dans ce qui ressort de ces vers : “La voix semble double, est-ce son écho ? / C’est une autre voix car elle ne sait pas, / mais c’est bien ta voix c’est sa résonance”… À quoi font écho ces autres vers un peu plus loin : “Dans la béance l’ombre prend corps / et te répond. La mort n’est pas c’est la distance / que remplit la couleur. Tu y poses tes pas, / on entend ton souffle toujours repris”. Le sujet qui parle s’y dit, le poète affirme sa vérité et sa recherche… Mais cela ne va pas sans un engagement physique total de Laurence Breysse-Chanet et ce n’est pas la proximité sonore des mots voix et doigts, mais quelque chose de plus profond que je lis dans ce distique : “mais les ardoises glissent entre tes doigts, / les ardoises s’effritent sur ta voix”. Alors peu importe si les peupliers de ces poèmes rappellent ou non ceux d’Abel Meeropol ! Cette coïncidence ne fait qu’enrichir ma lecture.
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Olivier DESCHIZEAUX : “L’herbe noire”
Le récent ouvrage d’Olivier Deschizeaux se présente comme une succession de petits pavés de prose poétique au ton rimbaldien : “… comme un enfant de sept ans, un poète aux veines perdues en des bohèmes plus factices que les poupées du cirque”. Certes, ce ne sont pas ces mots sans ambiguïté qui donnent le la, mais bien une certaine atmosphère. Cependant Olivier Deschizeaux est croyant, alors qu’Arthur Rimbaud, nonobstant la position de Claudel et quelques déclarations familiales, ne l’était pas, me semble-t-il. Le vocabulaire de Deschizeaux est net : il est constitué de vocables propres à une croyance, à une religion : église, parvis, genèse, âmes, anges, grâce, curés, cilice, autels, temples, prières, biblique, apocalypse, enfers, démons, apôtres… Je dois en oublier quelques uns !
Olivier Deschizeaux admire Arthur Rimbaud et André Breton (d’où ce ton surréalisant) : Breton doit se retourner dans sa tombe ! “Son écriture s’inscrit dans la continuité d’une transe charnelle, tantôt chaman, tantôt apôtre, il ne cesse d’interroger en toute modestie une folie toujours très habitée”, voilà ce que dit une encyclopédie sur internet… Cette poésie m’est étrangère, je ne la goûte que modérément même si je suis sensible au rythme qui se dégage de ces petits pavés de prose, à la folie qui s’en dégage, à ce côté transe charnelle que certains ont souligné… Plus précisément, je peux suivre Deschizeaux un moment dans sa discussion mais il arrive toujours un moment où l’athée que je suis décroche et ne marche plus dans la foulée du poète… Je préférerai toujours le Rimbaud d’Aragon à celui de Claudel même si les deux écrivains ont fini par se rencontrer et s’estimer. Même si j’aime cette étoile éteinte qui brille dans les cieux. On peut rêver à une autre vie, qu’on soit croyant ou non. J’entends bien que pour Olivier Deschizeaux ce rêve est mort. Je vis cela comme une infirmité même si je ne saisis qu’imparfaitement sa critique de la bondieuserie ambiante, des traditionalismes et des intégrismes divers qui sévissent actuellement. Il arrive toujours un instant (je me répète) où l’athée en moi abandonne. Définitivement. Mais que ceci ne dissuade pas les lecteurs qu’Olivier Deschizeaux mérite de rencontrer ! Je reprendrai ce livre, quand mon humeur aura changé, pour mieux le comprendre… Je devine bien par quels tourments est passé Deschizeaux quand il écrit : “tu quittes la bibliothèque qui fait ton salon pour aller en terre de dieu mais diables et vipères coulent en tes veines fermant l’aine du lit noir”. Mais qui est ce “tu” présent dans les poèmes ? Un fou de dieu semblable à mille autres ou le reflet d’Olivier Deschizeaux ?
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On aurait tort de penser que la production des éditions Rougerie soit uniforme. Les livres dont il est rendu compte ici le prouvent. Leur point commun est bien sûr cette origine personnelle pour ne pas dire autobiographique. Mais très vite la diversité apparaît. Quoi de commun, par exemple, entre Jean-Claude Xuereb et Olivier Deschizeaux ? Mais il faut aussi lire le colophon : c’est ainsi qu’on apprend que le recueil de Jean-Claude Xuereb a été “imprimé au plomb sur les presses typographiques des éditions Rougerie” alors que celui de Roland Reutenauer l’a été sur “les presses typographiques du Moulin du Got à Saint-Léonard-de-Noblat”. On sent, seulement, un léger foulage chez Xuereb ! Les trois autres (Pugnaud, Breysse-Chanet et Deschizeaux) ont été imprimés à Ruelle-sur-Touvre chez Renon…
On peut ainsi constater de visu l’évolution des techniques d’impression : de la typo au plomb à la photocomposition en passant par la typographie automatisée : la poésie mène à tout !
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- Vaguedivague de Pablo Néruda - 16 octobre 2013
- Mare Nostrum - 4 octobre 2013
- Rudiments de lumière, de Pierre Dhainaut - 15 septembre 2013
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- Marc Porcu, Ils ont deux ciels entre leurs mains - 12 août 2013
- La chemise de Pétrarque de Mathieu Bénézet - 12 août 2013
- NGC 224 de Ito Naga - 6 août 2013
- LES ILES RITSOS - 7 juillet 2013
- Les Sonnets de Shakespeare traduits par Darras - 30 juin 2013
- Séjour, là, de JL Massot - 7 juin 2013
- Archiviste du vent de P. Vincensini - 27 avril 2013
- Mots et chemins - 8 mars 2013
- Passager de l’incompris de R. Reutenauer - 2 mars 2013
- Tri, ce long tri - 15 février 2013