Antonia Pozzi : « La vie rêvée »
Des comètes ont toujours illuminé le ciel de la poésie européenne. Courtes trajectoires en écriture qui ont, pourtant, laissé de profondes empreintes. C’est le cas, par exemple, de René Guy Cadou (mort à trente-et-un ans) ou du hongrois Attila Jozsef (écrasé par un train à trente-deux ans). C’est aussi le cas de l’italienne Antonia Pozzi qui se suicide à l’âge de vingt-six ans après avoir avalé plusieurs comprimés de barbituriques. Nous sommes le 2 décembre 1938 près de Milan. Mais elle nous laisse un important Journal de poésie, édité pour la première fois en Italie en 1943 puis réédité en 1948 avec une préface d’Eugenio Montale. Le grand poète italien soulignait à ce propos les deux facettes de ce Journal de poésie. « On peut le lire comme le journal d’une âme et on peut le lire comme un livre de poésie ».
Préfaçant aujourd’hui l’édition française de ce livre (couvrant la période 1929–1933), Thierry Gillyboeuf, — qui en est aussi le traducteur — parle, à juste titre, d’une poésie « diariste ». Il s’agit bien, en effet, d’un récit de vie sous une forme poétique, celui d’une adolescente qui commence à écrire à dix-sept ans puis d’une jeune femme éprise d’amour. « Toute sa poésie, souligne Thierry Gillyboeuf, oscille, comme sa vie, entre espoir et désillusion, entre noirceur et lumière, entre abandon et extase, entre ascèse et sensualité ».
Antonia Pozzi est une fille de la bonne bourgeoisie milanaise. Au lycée Manzoni, elle tombe amoureuse de son professeur de latin et de grec (Antonio Maria Cervi, qui a seize ans de plus qu’elle). Idylle qui mènera à une impasse mais lui inspire de très nombreux poèmes. « Viens mon tendre ami : sur la route/blanche et ferme que nous suivrons/jusqu’à ce que toute la vallée soit d’azur » (poème de 1929 dédié « à A.M.C ».)
La jeune fille trouve une forme d’exutoire dans l’alpinisme où elle révèle aussi de véritables talents. De très nombreux poèmes sont consacrés à la montagne sous toutes ses formes et sous toutes ses couleurs. Ainsi le Cervin : « Tu te dresses contre la nuit/comme un ascète absorbé dans la prière/Les nuages viennent jusqu’à toi/en cavalant/sur les crêtes noires… » (poème du 20 août 1933)
Mais la montagne est aussi le lieu d’expression de ses profondes angoisses ou même de ses désirs mortifères. « Qu’il serait bon/de se fracasser sur un rocher, et la mort serait/vie lumineuse et certaine, à défaut d’esprit/qui dit qu’ici Dieu n’est pas loin ». Elle l’écrit le 28 août 1929 à Pasturo, ce village de Lombardie au pied de la chaîne des Grigne où sa famille avait une résidence.
De bout en bout dans ce Journal poétique, on ressent ce profond mal-être. D’autant qu’une relation amicale (qu’Antonia espérait amoureuse) avec le philosophe Dino Foramggio tournera court et la plongera dans un profond chagrin. Sa mort surviendra peu après mais elle nous laisse une œuvre lumineuse marquée essentiellement, comme le souligne avec force Thierry Gillyboeuf, par une « quête insatiable d’amour ».
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« Oreiller d’herbes » : le voyage poétique de Sôseki
On en revient inlassablement à Sôseki, à cet Oreiller d’herbes qu’il écrivit en 1906 à trente-neuf ans, roman du voyage en montagne d’un peintre, livre qui vaut d’abord par le regard que le célèbre écrivain japonais porte sur la création artistique. « Lorsque le mal de vivre s’accroît, l’envie vous prend de vous installer dans un endroit paisible. Dès que vous avez compris qu’il est partout difficile de vivre, alors naît la poésie et advient la peinture ».
Le ton est donné dès les premières pages de ce livre, édité par Rivages en 1987 (traduction du japonais par René de Ceccatty et Ryoji Nakamura), publié en poche chez le même éditeur l’an dernier et aujourd’hui objet d’un beau livre illustré sous le titre Oreiller d’herbes ou le voyage poétique (éditions Philippe Picquier)
« Le poète a le devoir de disséquer lui-même son propre cadavre et de rendre publics les résultats de son autopsie », écrit abruptement Sôseki. « Il y a, pour cela, divers moyens, mais le plus simple est de résumer en dix-sept syllabes tout ce qu’on trouve à portée de main ». Eloge du haïku dont Sôseki sera un adepte et dont il parsème son livre de quelques pépites. « C’est une folle/qui agite le pommier pourpre/couvert de rosée » (…) « Sans hésiter/le printemps sombre/dans la nuit, ô solitude ».
De la poésie occidentale, il dit « qu’elle fait, à tout propos, appel à la compassion, à l’amour, à la justice, à la liberté, autant de valeurs disponibles à la foire ce bas-monde ». A l’opposé, estime-t-il, la poésie extrême-orientale donne au lecteur « l’impression de se détacher et de s’élever au-dessus de la mêlée, en se lavant de toute velléité matérielle et de tout calcul ».
Sôseki, lui, retient ce qu’il y a de mieux dans l’une et dans l’autre. Il est d’extrême-Orient mais il connaît bien l’Occident pour y avoir vécu un temps (en Angleterre de 1900 à 1903) et être un spécialiste de la littérature anglaise. Les personnages de son « roman-haïku » (comme il l’appelle) ne sont donc pas de simples « figurants dans le paysage de la nature » ou « les figures lointaines d’un tableau », mais des êtres qui se comportent à leur « guise » et s’agitent « en tout sens ».
Sa description de la nature se double donc de celle des êtres humains qu’il côtoie. Dans leur beauté comme dans leur faiblesse. Qu’il s’agisse d’un postillon, d’une servante d’auberge, d’un barbier ou d’un prêtre. Mais l’auteur revient inlassablement à ce nécessaire « arrachement aux choses » car il juge « les mortels emprisonnés dans leurs préoccupations ». Sôseki leur indique la voie de la peinture et celle de la poésie (« c’est une voie qui est ouverte à tous ») et fait de son « oreiller d’herbes » un hymne à la création artistique. Chemin faisant.
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Oreiller d’herbes ou le voyage poétique, Sôseki, traduit par Elisabeth Suetsugu, peintures d’une édition japonaise de 1926 en trois rouleaux, éditions Philippe Picquier, 200 pages, 23 euros.
A noter, aussi, la parution en novembre dernier du livre Haïkus de Sôseki à rire et à sourire,
avec des illustrations de Minami Shinbô, éditions Philippe Picquier, 88 pages, 12,50 euros.
La vie rêvée, Journal de poésie, 1929–1933, traduit de l’italien par Thierry Gillyboeuf, Arfuyen, 316 pages, 20 euros.
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