C’est avec mains qu’on fait chansons
Anthologie poétique
Lyonel Trouillot
Editions Le temps des cerises – 2015
« C’est quand on essaie de l’écrire que se pose à nous la question de savoir ce qu’est la poésie … Affronter la poésie, c’est vivre dans le doute ».
De cette incertitude, de ce doute persistant et commun à tous ceux qui écrivent à la marge du poétique, dans une langue toujours belle et renouvelée, Lyonel Trouillot confie qu’il a donné pour cette anthologie quelques textes qui courent sur une trentaine d’années et qui vraisemblablement s’en rapprochent. « Violant une de ses lois secrètes » qui voudrait que celle-ci ne puisse prétendre être ce qu’elle est, il propose un ensemble entre prose et poésie. « J’ose donc partager ce doute sur la poésie avec le lecteur qui le voudra. L’écriture poétique restant pour moi la plus sacrée des fêtes païennes et une entreprise de restitution langagière sans égale, par la blessure, les songes et le rapport au réel individuels et pourtant communs qu’elle interpelle ».
Une centaine de pages forme cet ensemble qui s’ouvre sur un poème intitulé sans surprise : « Il n’y a pas de poème » et qui d’emblée se refuse tel en effet. Répondant à la demande d’un ami de participer à une anthologie, Lionel Trouillot écrit :
« A Y.L.M qui m’avait demandé un poème pour son anthologie,
Je ne t’enverrai pas de poèmes mon ami
Que te dirais-je
Sinon que la nuit est la même sur Port au Prince et Saint-Malo ».
Et, se faisant, il écrit sa réponse au poète sous la forme d’un texte qui s’apparente bien à de la poésie. Quelle plus belle façon de dire que la poésie n’est pas un genre avec des codes stables et définitifs mais bien un état dans la langue que possèdent certains écrivains, que ceux-ci écrivent sous cette forme reconnaissable ou qu’ils écrivent plus généralement des romans et qu’ils soient de magnifiques conteurs comme Lyonel Trouillot. C’est qu’avec cette réponse en forme de lettre poétique, l’écrivain donne de ses nouvelles et des nouvelles du monde qu’il habite, questionne le devenir général du monde, de l’homme sans pour autant alourdir sa phrase d’une rhétorique philosophique, avec une légèreté des questionnements, une économie de mots, un afflux d’images fantastiques ou oniriques, où la forme donnée au texte (mais les retours à la ligne sont-ils les signes les plus visibles de la poésie ?) suffirait à rendre le propos du poète, le fond de son âme et prouve qu’il est bien poète.
« Je ne t’enverrai pas de poème mon ami
Comment dire la présence de la mort dans la vie ?
Longtemps j’avais gardé un morceau de lune dans ma poche
…
Tout ce que je peux t’offrir
De l’autre côté de la mer
C’est un silence qui fait naufrage »
Suivent ensuite d’autres textes poétiques, c’est-à-dire contenant une réelle poésie qui dit le monde, le mal, l’injustice, le devenir de l’homme, mais aussi des mots engagés qui mis bout à bout expriment une colère contre l’hypocrisie d’un monde qui dit vouloir aider (en réalité pour sa seule gloire). Et on se souvient des reproches de Lyonel Trouillot après le séisme en Haiti en janvier 2010, son désarroi à voir le monde occidental s’exprimer sur Haïti en oubliant de laisser la parole aux Haïtiens. Car le souci constant de l’écrivain haïtien est de veiller (de sa place et par ses écrits) à perpétuer cette nécessité de redonner une « autorité discursive » (terme employé par Lyonel Trouillot lors d’une interview pour Jeune Afrique) à ce peuple, une reconnaissance et une identité.
C’est une poésie où se mêlent la violence des hommes faite à d’autres hommes, la force de la nature, la beauté des femmes, l’amour simple et innocent, la nostalgie de l’enfance, la violence et l’indifférence, parts dominantes de ce monde qui, en elles-mêmes, sont déjà des sujets suffisants pour ce conteur qui écrit au plus près du réel.
« Tu sais, je suis venu à fond de cale, j’ai survécu.
On m’a inventé des dettes que j’ai payées, j’ai survécu.
On a assassiné mes frères : Péralte, Alexis, beaucoup d’autres. J’ai salué leur légende et pleuré leur absence, j’ai survécu. La terre a tremblé et s’est couchée sur moi. Sous des tentes et des hangars. j’ai survécu. »
Haranguant l’homme, son ami, son proche, il questionne nos certitudes et nos petits conforts. La douceur d’un peuple à « l’extrême gentillesse » ne signifie pas soumission ou résignation. « Tu t’es trompé mon frère. Même un mouton pelé a droit à la colère. » Lyonel Trouillot porte cette espérance d’une reconnaissance un jour de ce qu’il appelle dans un de ses romans « la belle amour humaine » (cf son roman au titre éponyme).
Et c’est d’ailleurs ce que l’on retrouve majoritairement dans cette anthologie, des textes qui disent le plus souvent, l’amour pour une femme, l’amour de l’humain, les choses du monde mais surtout la vie.
« Ecrire ce n’est pas supposer qu’il n’y a pas d’être sans mystère »
La poésie se trouve encore dans les souvenirs, dans l’enfance, dans l’amitié, elle arrive dès lors qu’on convoque le temps passé à rire et à aimer. Elle est là aussi quand Lyonel Trouillot décline en un « je me souviens » très pérecquien le désir et l’amour encore.
« Avec des mots d’amour cassés comme un crayon
…
Avec nos paniers d’enfance
Et mes mains brûlées par le vent
…
Je t’ai parlé une langue d’aube, d’alcool et de lumière
une langue de routes »
Que les poèmes soient une prose poétique, ou ordonnés comme un poème, tout révèle l’excellent conteur quand la poésie très narrative rapporte un souvenir, une amitié, une femme aimée, chaque texte possède le même souffle exalté que dans ses romans :
« Est-ce une fleur
est-ce le deuil
est-ce le rire qui fait l’enfance
le sable qui fait l’éternité. »
C’est une poésie sensible où l’écrivain de La belle amour humaine ou encore L’Amour avant que j’oublie, se révèle fragile, nostalgique et doux quand il dit :
« Je veux mourir de mon enfance et que ne
souffrent pas les humains et les libellules
…
Je veux mourir de mon enfance
Dans une ville sans casques bleus
sans « oui-blanc »
« Plaît-il blanc »
« Merci blanc »
Avec le long poème de La petite fille au regard d’île, nous entrons dans le mystère fait d’innocence et d’amour encore d’une poésie qui se tient seule par l’effet sans cesse renouvelé d’un langage inventif et libre.
« Par édit de vertiges
J’hirondelle en be-bop
sur les quartiers marins ».
Les dernières pages sont deux longues proses poétiques qui convoquent Rimbaud et sa légende. Si tristes fussent-elles, les rues de Port-au-Prince, « il y a presque autant de femmes que d’oiseaux qui ne chantent pas. »
Et dans cette tragédie en deux actes, sorte de synopsis d’un moment de vie tragique, le poète pourtant attend toujours son aimée,
« Un soir de désespoir, je me suis arrêté dans une rue où passaient des poètes et des étudiants.
…
Rue Magloire, je t’ai attendue. Il tombait des balcons une odeur de murmure, l’odeur des choses qu’on n’ose pas.
…
Rendons l’homme à l’amour et il guérira. »
*
Romancier et poète, intellectuel engagé, acteur passionné de la scène francophone mondiale, Lyonel Trouillot est né en 1956 dans la capitale haïtienne, Port-au-Prince, où il vit toujours aujourd’hui.
Son œuvre est publiée chez Actes Sud.
Récemment : La Belle Amour humaine (Actes Sud, 2011, Grand Prix du roman métis 2011) et Parabole du failli (2013).
*
Intempéries
Emmanuelle Imhauser
L’atelier de l’Agneau Editeur, 2015
Préface Jeanine Baude /Postface Fanny Danglade
La préface de Jeanine Baude annonce un « recueil tout en douceur » et on n’est pas déçu !
Intempéries d’Emamnuelle Imhauser qui aurait pu s’appeler « Moments », pour ces moments volés au temps des mères, ou « Biographie du jour » pour sa suite de jours, de semaines, d’années célébrant la vie, les enfants, les saisons, est un ensemble d’une grande sensibilité, une écriture musicale et riche de tendresse et de fraîcheur.
Intempéries dit le réel d’une femme et de toutes les femmes quand elles se consacrent aux couleurs de la création : enfants, art, écriture. Ces traces des parcours jalonnés de joies et d’épreuves, les douces et les pénibles, traces noires de l’encre sur le papier, traquant l’instant, dans
« l’attente d’un moment propice pour livrer à tout vent
le souffle du plaisir ».
Intempéries dit l’amour et les saisons de l’amour,
« les vagues
l’eau
le miel
le melon sur la table
la chaleur d ‘un été en plein mois de septembre
les lèvres d’une bouche qui ne songe qu’à rêver »
Mêler l’encre des doigts et le goût des baisers, ceux d’enfants qui courent insouciants et sereins,
« quand doit-il arriver
un papier qui se froisse
un enfant qui fredonne et me pince l’épaule
la bouche souriante de ses lèvres mouillées
un peu de temps gagné »
La page se fait plage où le poème s’écrit, espace de nos corps traversés par le geste.
Devant le temps qui passe, les amis, les parents, au milieu des bonheurs « je suis gourmande d’écriture, lui dit-elle »
« j’ai nettoyé la cave
les pavés et les murs
ma chambre embaume l’herbe qui vient d’être
coupée
mon lit sent le shampoing le pain chaud la farine
et on est en novembre
j’ai écrit tout à l’heure…
j’ai avalé du vin pour que ma peau rosisse
il faut viser au centre
crier si nécessaire
grimacer s’il le faut
surtout ne pas se laisser pendre à l’arbre qui vous
manque »
Au milieu des bourrasques de la vie, du climat,
« qui parle de chanter par ce froid sibérien »
Il faut continuer, trouver les notes douces qui s’écriront chaleur,
« choisir d’avoir chaud quand on parle de gel »
Chercher réassurance dans les mots qui sont là, bien au chaud, en dedans, prêts à combler les manques et le givre l’hiver
« allons
pas d’inquiétude
le petit est couché et rêve à ses jeux
les autres se préparent aux songes délectables
longues nuits d’hiver »
Abolir la distance entre soi et le poème,
Au creux de la fatigue, déposer certitude, continuer malgré tout, malgré les cernes et le vide des nuits sans sommeil
« est-ce si difficile
parler de l’outre creuse infinie des saisons
des blés mûrs et dorés qui poussent dans les rues
de l’effluve des mers au nom vert exotique
des pistes de langage aux agrumes bleutés »
Continuer même s’il faut tâtonner dans le noir, avancer verticalement, dans les saisons d’écrire.
*
De nationalité belge, Emmanuelle Imhauser naît en 1959 à Bukavu (province du Kivu, ex Congo-belge).
Après des études de français, de théâtre et de communication, elle entreprend une thèse en anthropologie à l’université de Liège.
Proche de l’écrivain Jacques Izoard (1936–2008), passionnée de poésie, elle publie en 2012 son premier livre : Mise en pages à l’Atelier de l’Agneau.
Elle travaille aujourd’hui à la Bibliothèque Ulysse Capitaine, à la conservation des Fonds patrimoniaux de la Ville de Liège.
*
Tournant le dos à
Mickaël Glück
Editions Lanskine – 2014
Affronter le peu à dire, renoncer, recommencer…
tourner le dos à… la conscience d’être… ou pas, quelque chose ou quelqu’un.
Donner corps ou se perdre dans les mots, accueillir leur érosion, celle des faux-semblants, « mots jetés dans le vide » dans l’illusion toujours d’un autre quelque part, dans la vacuité parfois de nos échanges, du faire-semblant, de la joie, et… attendre…
Se tenir debout quand même et de guerre lasse, épuiser tous les savoirs, s’épuiser en errance, se tuer au labour…
Dans les accents beckettiens des poèmes de Tournant le dos à, on lit la course du monde, inutile, ténue, si fragile.…
finir, bien sûr finir,
en viendra le temps
ce sera bout de course
bout de cœur
sans gaieté ni tristesse
ce sera ainsi le temps venu…
Alors, chacun, chaque « tourne le dos à tout ce ressac d’images »
mais
dit qu’il y a lumière
qu’avec elle on peut faire
clarté contre l’enfer
des nuits et des déserts…
Et s’il fallait choisir ? Dormir ou écrire, pour fuir ce temps illusoire, cette vie faite de jours ajoutés à essayer de ne pas renoncer…
Au fil du texte, le lecteur plonge et remonte, s’essaie lui aussi à tenir la tête hors de l’eau, cherche dans la poésie, comme Orphée, à ne pas se retourner.
Pourtant chacun est libre, de tourner le dos aux horloges, de se persuader que tout va bien…
Et le poème… quand même lui n’y peut rien…
« Le poème nage dans la merde du monde ».
*
Michaël Gluck est écrivain, poète, dramaturge et traducteur, il est traduit en italien, espagnol, catalan, allemand, chinois.
Il fut enseignant (lettres, philosophie) de 1969 à 1983, lecteur et traducteur dans l’édition (Flammarion, éd. Jean-Michel Place 1980–1982), directeur du Centre Culturel Municipal puis du théâtre la Colonne à Miramas (1985–1989).
Il a multiplié les collaborations artistiques :
avec le théâtre – Théâtre-Narration (Gislaine Drahy), Théâtre de la Jacquerie (Alain Mollot), Théâtre de la Chrysalide (F. Coupat, D. Pouthier), Cie le Temps de dire (P. Fructus), Cie Juin 88 (M. Heydorff), Cie Adesso e sempre (J. Bouffier), Cie Anabase (M. Baylet), Cie L’Atalante (C. Hugel), Cie Amédée (Flavio Polizzi), Cie Labyrinthes (J‑M. Bourg)
avec la Danse – Cie Raphaël Djaïm, Cie M. Ettori, Cie Artefact (M. Vincent)
les Marionnettes – Cie Eidolon (Pupella /Nogues), Cie À ciel ouvert (Catherine Humbert)
les Arts plastiques – Anik Vinay & Emile-Bernard Souchière (Ateliers des Grames), J. Brianti, D. Friedrich, Riba, D. Givry, C. Hugel, J. Clauzel, A‑P. Arnal
la Musique – Frank Royon Le Mée, Barry Schrader, Albert Tovi, Serge Monségu, Eric Guennou, Maguelonne Vidal
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