Films en prose — Opus 8
Twin Peaks : The Return, de David Lynch
De bois sculpté à l’imitation du style baroque Louis XV rehaussé de feuille d’or, le cadre veille au secret du miroir qui reflète un fond noir surmonté d’un plafonnier – à moins que tourné vers l’intérieur il ne réfléchisse la vie moléculaire de son tain et la blessure géométrique d’une taie barrée de noir comme la pupille d’un chat en plein jour.
Sur notre gauche, il est accroché, plutôt adossé, à un rideau plissé, rouge écarlate, tendu sur toute la longueur et couvrant la moitié de la hauteur de la pièce/plan, rideau que le sol reflète deux fois : par la vitrification qui le recouvre et le plissage stylisé de son motif décoratif – à moins qu’il ne soit la projection au monde de son humeur vitreuse.
La pièce/plan est comme un de ces orgues de verre dont les sons effilés évoquent dit-on les morts, les non-nés, les disparus. De fait, hommes et femmes relevant de ces états, par le rouge spéculaire, viennent et reviennent faire ou refaire un tour du manège idiot de la vie. Qu’importe l’époque, qu’importe le temps. Certains, fous de souvenirs, tel Dale Cooper, cherchent du regard à se réfugier dans l’impossible.
Franju : Les Yeux sans visage
L'été, je ravaude les ombres.
Volets croisés, le miroir se pique d’une obscurité légère, homogène. Les picots gris serrés empêchent le reflet des tristes duettistes soi/l’autre de soi. Par contre, leur densité favorise l’apparition de l’alien de l’altérité, c’est-à-dire l’outre de l’altérité – la chose de l’alter. La chose ? Quelle sorte de chose ? Oh ! ni âme ni être - infime part de la photosynthèse, de la chimie du carbone et de l’eau - infime part d’elles non colonisée en chacun : la chose.
Adolescent, il me fallut peu de temps pour comprendre que les greffons successifs posés sur les yeux sans visage du film de Georges Franju étaient le vrai visage de la greffée. Donc que la nécrose de rejet à chaque fois se répétant n’était pas due à une incompatibilité tissulaire ou sanguine. Elle avait une autre cause : elle procédait des yeux du personnage qui n’en supportaient pas la vue. Le crâne, les chairs à vif, sanguinolentes de Christiane Génessier/Édith Scob s’en couvrirent aussitôt en moi d’un lambeau sonore.
Ce fut un de mes premiers ravaudages des filets de la Nuit. En toute saison, je rapièce les fondus au noir. Pour y voir bouger l’énigmatique densité de la chose.
Ozu : Le Voyage à Tokyo
Le cancer (les analyses, les examens, les soins qu’il nécessite presque aussi terrifiants que la maladie elle-même) patiente aux confins de l’image, il n’y a pas droit de cité. L’usure mortelle existe bien dans le champ, mais sous l’aspect longtemps anodin qui est son mode d’être habituel. C’est un chapeau trop petit pour la tête qui le porte - le petit chapeau rond, genre trilby, déformé et rétréci par l’usage, posé sur la tête du vieil homme (Chishû Ryû dans Tokyo Monogatari de Yasujirô Ozu - 1953) comme un nid d’oiseau renversé par le vent, comme un seau d’eau en équilibre sur un crâne pointu, comme un bateau au radoub. Tout mal, raconte-t-il, est affaire d’inadéquation : nous ne sommes pas faits pour ça. Son incongruité clownesque à la longue n’entraîne aucun malaise. Qui ouvre sur le malheur. Ou alors c’est un malheur distrait. Distrait par la certitude de ses propres forces. Ou, ce qui est tout différent, distrait par un plan de pure contemplation. Montrant un linge de corps mis à sécher. Disposé sur l’étendoir tel un éclatant costume de fantôme sur son cintre.
Les Communiants de Ingmar Bergman
Il n’est qu’un dieu et c’est un pasteur. Un homme violent, mélancolique, pâli par la chute du deuil, ici et maintenant Il survit auprès de son image de bois mise en croix, gueule donquichottesque à califourchon sur la clé de la demeure primordiale, que méprise la neurasthénique lumière d’hiver ; et dans le commerce d’une femme eczémateuse, folle d’un amour solitaire dont l’intensité malheureuse est jetée dans le grand puits sourd de la robe pastorale à l’aide de phrases magnifiques qui portent haut le célibat du langage.
Bonhomme de cléricature, luthérienne ou pas, je vous hais. Haine qui trouve à se distraire, comme on détourne un instant la tête pour prêter l’oreille, lorsque Bergman cadre votre demeure, le presbytère, à partir de l’intimité de votre visage. À la différence de celles de Philippe Garrel, en ces chambres réformées on ne se tue pas. Je m’y sens à l’aise néanmoins. Pied-à-terre de vieil homme dont je me plais à suivre le chemin de ronde qu’y a tracé avec le temps le tournis célibataire des mots, des phrases prononcées, qui n’ont eu d’écho et sont revenues se glisser entre les dents. Solitude de la parole qui ne désigne pas une absence de communication – solitude de la parole qui appartient à ce moment de l’humanisation où le langage en son état naissant n’est encore que la surprise d’une suite de sons entendue par soi-même. Longtemps ainsi tourne-t-il en rond, dessinant la forme propre de son monde - Poésie est son nom. Vous n’y pouvez rien, pasteur – c’est Bergman qui s’approchant de votre malheur changé en méchanceté lui aura arraché la condition d’une existence autre à laquelle vous n’aurez rien compris.
Juliette ou la clef des songes de Marcel Carné
Malgré le bois dont on est fait
Au jardin de Sémiramis
Le pic frappe les secondes
Des amants blancs comme des morts
Qui s'offrent la lune et les blés
Faut vivre
Les vingt dernières minutes sont magnifiques par la mise en lumière de la photographie de Henri Alekan. Rétroactivement, elles justifient la niaiserie d'esprit prévertien à l’œuvre tout au long de Juliette ou la Clef des Songes, drame réalisé par Marcel Carné en 1950. Dans la chambre des aveux, alors que l'autre aimé cherche à préserver son vital pourcentage d'eau contre l'évaporation naturelle et qui sans surprise le cherche dans la sécurité matérielle et l'argent, le profil de Gérard Philippe est éclairé par la lune - un photo s'écrase et explose sur la surface de son œil - il s'étiole et luit, puisant sa vitalité à même l'apparence huileuse de la sclérotique - on croirait le rayonnement propre de l'organe visuel d'un automate - la durée de ce moment qui d'une horloge décline tous les angles des aiguilles suscite un émoi latent d'inquiétude, sinon d'épouvante... Puis Philippe recule lentement, laissant la petite étoile en suspens, rejoint la fenêtre par laquelle il est entré, l'enjambe, son épaisse chevelure un instant à contre-jour, il saute enfin et disparaît dans la nuit du studio, parmi les rats, les cafards en proie aux métamorphoses et les hommes sans souvenirs.