Deux Recueils aux « Lieux-Dits »(1)
Anne MOSER & Jean-Louis BERNARD
Accueil de l’exil.
Fidèle à son habitude, l’éditeur propose un livre de poèmes en deux parties : la seconde constitue une plaquette traditionnelle au bon sens du terme alors que la première est un libre jeu de superpositions : vers choisis de Jean-Louis Bernard et calligraphiés sur papier calque qui dialoguent avec les peintures tachistes d’Anne Moser… Si Jean-Louis Bernard est à la recherche du “langage du perdu”, Anne Moser, quant à elle, étudie les rapports entre le vide et les taches de couleur… Étrange dialogue donc entre une peinture rare, exigeante et une écriture complexe, torturée… À ce qui relève de “la stupeur originelle” pour le poète correspond “l’arrachement de l’origine” pour la plasticienne…
Je ne sais pas si l’écriture prend appui sur l’espace suggéré des peintures et devient elle-même encre comme le dit la quatrième de couverture mais ce que je sais c’est qu’il y a là comme une façon de dépasser ce que la simple juxtaposition entre la peinture et la poésie peut avoir de gratuit. Et qu’à l’exploration du vide d’Anne Moser répond parfaitement cette écriture de l’exil qui est celle de Jean-Louis Bernard. Une rapide lecture d’Accueil de l’exil n’est pas sans poser une question essentielle : s’agit-il d’un long poème ou d’un recueil de poèmes ? Les poèmes apparaissant par le changement de page, dès lors qu’il n’existe pas de titres pour les poèmes, mais que chacun commence par une majuscule… Jean-Louis Bernard explore les interstices des rapports de l’être au monde. L’écriture devient alors accueil de l’exil, l’exil étant le nom donné à cette absence de coïncidence de l’être vivant avec lui-même. Poèmes donc qui constituent comme une patiente suite d’approches… “Les jours palabrent / le désert dit” écrit Jean-Louis Bernard ; pouvait-il mieux préciser sa démarche ? “Être juste / le reflet d’une voix / en route calme / vers l’inexistence”, ajoute-t-il un peu plus loin comme en écho au vide d’Anne Moser. Le poème peut alors bruire même s’il est question de rives blanches / et de gués / pour des eaux incertaines. L’écriture reste tremblée (au-delà de sa précision) et s’emploie à capter ces sédiments troubles qui reposent sous l’innommé des songes.
La poésie de Jean-Louis Bernard est une poésie du peu, de l’instant sans nom. Et ce n’est pas le moindre de ses sortilèges.
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Chantal DUPUY-DUNIER & Michèle DADOLLE
Pluie et neige sur Cronce Miracle.
Cronce est un petit village d’Auvergne de moins de cent habitants, aux lieux-dits portant des noms pittoresques, où a vécu une dizaine d’années Chantal Dupuy-Dunier. Elle a écrit, à ma connaissance, deux recueils de poèmes inspirés de ce village, dont le tout récent Pluie et neige sur Cronce Miracle alors qu’elle vit désormais à Clermont-Ferrand…
Comme le veut le principe de la collection (2Rives), quelques vers des poèmes sont soigneusement calligraphiés sur papier calque et viennent se superposer aux peintures abstraites de Michèle Dadolle. Ce qui constitue un premier cahier avant le texte proprement dit de Chantal Dupuy-Dunier… Mais ce qui fait le prix de ce cahier, c’est ce distique “Un jeteur de sorts a brandi vers les nues / ses mains translucides”. Le mot du poète est en accord avec le travail de l’éditeur (et de Michèle Dadolle) ; il fallait remarquer cette coïncidence trop rare pour être oubliée… Translucide fait d’ailleurs écho à cet autre vers (une citation ?) : “C’est mon sang transparent versé pour vous”. Le travail du peintre n’en prend que plus de valeur : le lecteur sent alors qu’il n’y a rien de gratuit dans cette démarche entre les deux complices, que Michèle Dadolle a traduit par la couleur et par la forme ses impressions de lecture…
Le titre dit tout l’amour que porte Chantal Dupuy-Dunier à ce village : Cronce Miracle, dont il faut noter le M majuscule. Vivre à Cronce est un miracle, la pluie et la neige sont un miracle toujours renouvelé. Ce qui est une façon d’exprimer l’amour car si la neige transforme le paysage jusqu’à le rendre féerique, la pluie reste désagréable même si elle est nécessaire au renouvellement de la vie. Cronce n’est pas un village sans habitants. Les poèmes montrent là “une femme aux yeux jaunes” qui se souvient de la “verge de l’amant”, ailleurs des “hommes qui se pensaient riches de vivre là”. Mais Chantal Dupuy-Dunier ne s’arrête pas aux humains car les arbres sont aussi des habitants, eux qui sont “les veines du monde”. On a là un bel exemple de vision cosmique, comment un minuscule village devient le symbole de l’universel. Un poème dit parfaitement que Cronce est une impulsion pour écrire : “Parmi les soleils inconnus d’autres galaxies, / nous pourrions découvrir / tant de nouvelles phrases, / de nouveaux mots dont ceux-ci / ne sont que les ombres ou les reflets”… Mais Chantal Dupuy-Dunier pèche peut-être par modestie car, c’est elle qui parle plus loin : “Avec mon stylo pour burin / je sculpte le marbre de la neige”.
Elle renouvelle l’art de dire la vie près de la nature, à la campagne. Ainsi l’éphémère se grave-t-il dans le marbre.
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LES NOTES D’UN PEINTRE (fragments) :
Alexandre Hollan, Je suis ce que je vois
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Ce recueil de notes qui vont de 1975 à 2015 rappelle, par son titre, la substance d’une phrase de Paul Éluard : “Je vois le monde comme je suis”. Ces mots du poète disent que la vision n’est pas une expérience univoque. On sait, depuis les progrès scientifiques, que les animaux qui ont l’œil structuré différemment du nôtre, ne voient pas le monde, le réel comme les humains. Certains “voient” les couleurs, d’autres non. Les chats ne perçoivent pas le rouge. Les poissons verraient l’ultraviolet. Etc. Sans entrer dans les malformations (qui expliquent le daltonisme) chez l’homme, on peut dire que ce dernier, selon son cerveau ou son humeur, voit les choses de manières diverses. On connaît la fameuse expression “verre à moitié vide, verre à moitié plein” ! Aussi, le peintre dont le métier est de retranscrire le réel, est-il à même d’expliquer ce qu’est voir. Il faut donc lire attentivement Je suis ce que je vois d’Alexandre Hollan qui est peintre et dessinateur.
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Voir est une expérience existentielle hors du commun c’est-à-dire de l’habitude de regarder qui nous est imposée par la mode ou l’usage trivial du moment. “Voir, c’est aussi reconnaître le moment où une perception résonne dans le corps” écrit Hollan. Cette résonance est à l’image de la structure d’une toile figurative de jeunesse de Bram Van Velde qu’Alexandre Hollan retrouve dans les peintures abstraites de ce peintre. Mais Hollan ne cesse d’aller à la recherche de ce qui est absent de son regard. Les notes ne manquent pas de considérations techniques sur la distance qui doit séparer le peintre de son objet, sur les valeurs, sur la ligne et le mouvement, mais l’important demeure, dit Hollan, le regard qui prend forme (et modèle son objet), quand il y décèle les différences du motif. Il y a un aspect physique dans l’acte de regarder qui se traduit en énergie psychique : ce qui fait l’originalité de la peinture ou du dessin.
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Le livre a une structure qui n’est pas indifférente puisque les notes qui le composent s’échelonnent de 1975 à 2015. Les trois recueils précédemment parus (aux Éditions Le Temps qu’il fait) ont été augmentés par l’auteur avant d’être repris dans cet ouvrage. Ils sont complétés par des notes récentes classées chronologiquement (de 2014 à 2015) alors que dans les ensembles antérieurs elles sont classées thématiquement. Cette différence rend difficile la lecture surtout que la réflexion d’Alexandre Hollan prend une tournure singulière : si l’acte de “voir” est ancré dans l’abdomen (p 26), c’est, ajoute-t-il aussitôt, décrivant des conditions particulières, : “Je commence à sentir l’espace…”. Curieux mélange de physique, de morphologie (l’abdomen) et de psychique (la sensation, l’impression). Mais Alexandre Hollan est sans complaisance envers lui-même : il note les différences entre regarder avec des lunettes et regarder sans… Premières difficultés auxquelles s’en ajoutent d’autres dont la moindre n’est pas la période de quarante ans sur laquelle ces notes ont été rédigées : quid de l’évolution ? quid des contradictions entre deux moments différents ? Il est donc impossible de construire à la lecture une approche cohérente… Il faut se contenter de réactions impressionnistes. Déjà, en 1998, Alexandre Hollan déclarait : “Je nais d’un instant à l’autre à une réalité personnelle, mais qui s’ouvre sur une autre, plus grande, mystérieuse. L’instant d’après, ceci ne sera plus vrai…” Dont acte…
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Alexandre Hollan, dans ses notes, réfléchit sur la technique, sur la façon de fonctionner de l’espace qu’il observe et qu’il traduit plastiquement dans sa forme de prédilection, l’arbre : c’est dire qu’il se confronte au réel. Il n’est sûr de rien, il procède par questionnement incessant sur ce qu’il voit, sur sa pratique. Il remet en cause ce qu’il vient d’écrire : ainsi si le geste est violent, c’est aussitôt pour préciser rapide, libre, prévisible, dramatique (p 59)… Il connaît bien le travail des peintres qui l’ont précédé et ne manque pas d’en tirer des conclusions, ainsi avec Lorrain et Corot. Il ne recule pas devant la contradiction (apparente ?) : “Le désir du blanc est un noir velouté” (p 60). Difficile dans de telles conditions de trouver une pensée définitive. D’autant plus que la note se réduite parfois à un mot, comme celle-ci : “S’enfoncer” (p 62). Quel sens donner à ce verbe ? Modestement, je ne m’y hasarderai pas. Et puisqu’il est question de modestie, relevons ces propos d’Alexandre Hollan : “La passion disparaît mais l’attention peut rester. Elle cherche, tâtonne, tourne en attendant une nouvelle impulsion — qui vient de nouveau des passions” (p 66). Que vaut cette prudence face à la complexité ? En 1991, Hollan écrit : “Oui, je crois que les ténèbres, c’est «moi», ma peur, ma vanité, ma ruse, mes amours, mon art… et je dois «faire avec», je dois les traverser pour atteindre la lumière, peut-être. C’est si important de ne pas me confondre avec moi-même”. Est-ce là qu’on peut trouver le sens du titre de ce livre, “Je suis ce que je vois” ?
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Si le temps passant (le deuxième ensemble couvre les années 1997–2005), les développements d’Alexandre Hollan ont l’air d’aller se développant, s’approfondissant… Le regard est opposé à la raison, le regard suppose la vitesse. Le regard et le dessin (ou la peinture) sont des activités à risques : “Si je ne les réunis pas, ma tête va éclater” affirme Hollan (p 92). Les affirmations sont parfois douteuses à force d’être métaphoriques : je ne pense pas que “la nature aime qu’on la regarde”, je ne pense pas qu’elle “veuille être dessinée” ; mais ce qui est sûr c’est que “Le regard sans la nature est aveugle” (p 98) : la nature qui entoure l’humain n’est-elle pas la première chose, un tant soit peu mystérieuse, que l’humain découvre ? Comment s’étonner alors de cette assertion : “La peinture me mène là où je suis déjà” (p 106). Le lecteur de ces notes a l’impression que ces dernières participent du même art d’être présent au monde que de dessiner ou peindre le réel. Comment comprendre ces mots : “Après le dessin, assimiler” (p 139). ?Indépendamment de cette présence au monde ? Cette philosophie de la représentation de l’arbre permet alors à l’homme d’aller plus loin, de représenter le visage humain : “Je dessine depuis quelque temps des têtes, un modèle avec une tête calme et puissante, avec le visage qui tourne vers l’ombre, vers l’intérieur. Le contre-jour que j’ai déjà expérimenté avec des arbres est possible. C’est l’expression retenue qui remplit le visage avec son mouvement sourd et qui guide notre regard vers le sombre” (p 145). Ces notes seraient-elles nécessaires pour comprendre le travail de l’artiste ? L’amateur peut-il regarder autrement les œuvres d’art et leur donner un sens ? Questions en abysse…
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Si la note du 21 septembre 2010 (comment un dessin se développe-t-il ?) interpelle le lecteur, reste à définir cette “circulation élargie [qui] vient par la légèreté” (p 217). Si Alexandre Hollan a raison de s’interroger sur les conditions du dessin et de la peinture, le lecteur doit s’interroger sur les conditions de l’œuvre : s’engage-t-il (le lecteur) dans cet “élan sans hâte et sans retenue” dont fait preuve le peintre ? (p 222). Quand une œuvre est-elle terminée ? Quel(s) rapport(s) avec la matière du monde ? Qu’est-ce que voir, qu’est-ce que regarder pour nous qui ne dessinons pas, ne peignons pas ? Qu’y a‑t-il “dans le monde simple et banal qui n’est pas visible mais qui se cache dans le visible” ? (p 257). Autant de questions qui nous concernent tous… Et si, comme le dit Hollan, la réalité ne peut pas être “directement touchée par le peintre”, mais qu’il y a dans cette réalité des aspects qui sont montrés à plusieurs peintres qui sont en lui (p 261), quid alors de la réalité ? Comment nous, pouvons-nous la saisir ?
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Travail sans fin que celui d’Alexandre Hollan : le regard est chez lui consubstantiel à l’acte de dessiner ou de peindre. Et la réflexion, la rédaction de notes sont inséparables de ces activités. La lecture sera donc toujours provisoire ; de nouveaux aperçus seront toujours apportés qui viendront préciser, compléter, remettre plus ou moins en cause les précédents… D’ailleurs, l’artiste ne déclare-t-il pas (p 279) : “Je suis piégé par le rythme qui s’impose au regard, rythme dans lequel je reconnais un mouvement qui va d’un point à l’autre dans l’arbre”. D’où de multiples essais dont certains aboutissent à des impasses. D’où des échecs, des repentirs, des reprises, de nouveaux dessins, de nouvelles notes… À suivre donc, sans doute…
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L’OMBRE ET L’AUTRE :
sur deux recueils de Jean-Pyer Poëls
J’ai reçu une étrange plaquette de Jeanpyer Poëls, “Elles ne tournent le dos au soleil noir “. Étrange parce qu’elle est publiée à l’enseigne d’un éditeur inconnu (Schaduw… qui fait penser à shadow), étrange parce qu’il n’y a pas de colophon, pas de prix indiqué, étrange parce qu’elle est réalisée artisanalement (13 pages manuscrites recto-verso, photocopiées, pliées en deux et agrafées). C’est un long poème en alexandrins (1 ou 2 distiques par page, au total 182 vers) non rimés, placés sous le signe de François Couperin (“ Demande® aux ombres une part de leur ombre ”) et traversé par le mot ombre qui court d’un poème à l’autre.
Si Jeanpyer Poëls se dissimule farouchement (sa biographie sur internet est réduite à une ligne, ” Il vit en Provence (84) ” ou en lisant sa notice sur le site des éditions Henry qui ont publié un de ses livres : ” Jeanpyer Poëls est né dans le voisinage du Schelde et vit aujourd’hui dans celui de la Meyne ” et on n’y trouve pas de photographies le représentant) quelques indices émaillent son poème. En particulier les mots Schelde et Meyne et quelques autres comme Trévaresse, Hautes Roques, Tourloubre… Mais on n’apprend rien de plus que le message lapidaire trouvé sur l’ordinateur. Les Français ont la réputation (est-elle juste ?) de n’être pas forts en géographie : Schelde est le nom néerlandais de l’Escaut et la Meyne est une rivière qui coule dans le département du Vaucluse… Les mots Flandre et Escaut, qui apparaissent au moins une fois dans le poème, rappellent le lieu de naissance de Jeanpyer Poëls, mais sans insister, sans préciser quoi que ce soit. Comme une lointaine évocation, tout au plus. La Trévaresse (chaîne de collines des Bouches-du-Rhone) et les Hautes Roques, pas très éloignées de la Sainte-Victoire chère à Cézanne, apparaissent dans le poème mais sans que le lecteur ne puisse deviner leurs rapports à l’auteur. Quant à la Touloubre (orthographe des encyclopédies et des atlas), elle coule au pied du versant méridional de la Trévaresse… Jeanpyer Poëls est bien le poète qui s’efface devant ses poèmes : ” Elle longe la Tourloubre ou l’Escaut en rêve ” dit un vers (p 30)…
Mais il y a aussi ces passages soulignés dans le poème. Dans le titre tout d’abord, où l’expression soleil noir est ainsi mise en lumière. On pense bien sûr à ce vers de Gérard de Nerval dans El Desdichado : ” […] et mon luth constellé / Porte le Soleil noir de la Mélancolie ” qui est comme un écho à la citation de Couperin. Mais la référence à Apollinaire et à son Cortège d’Orphée attire l’attention sur Orphée qui alla jusqu’aux enfers pour ramener son Euridyce ; le mythe est connu. Et le Cortège d’Orphée ? Ce bestiaire où, dans L’Ibis, le poète affirme : “… j’irai dans l’ombre terreuse”… L’ombre traverse la réflexion de Jeanpyer Poëls jusqu’à cette citation de Léo Ferré tirée de sa chanson Avec le temps et il faut citer le distique en entier : ” Dire à l’ombre ne rentre pas trop tard surtout / ne prends pas froid est façon de battement d’aile “. Et jusqu’à ” cette main vivante ” qui est le début d’un poème de John Keats. Jeanpyer Poëls crée ainsi un réseau qui le révèle autant qu’il l’occulte…
Bernard Noël note justement à propos de l’écriture de Jeanpyer Poëls : ” Poésie sans sujet poétique, tout occupée par la hantise du matériau verbal et par le soin de la travailler en trouvant, chaque fois, la forme qui l’objective dans sa cruauté. Beaucoup de solitude donc, et une succession d’embolies plutôt que de sentimentaux pincements de nerfs.” Tout est dit dans ces mots, on les croirait écrits pour cette plaquette car quoi de plus non-poétique que l’ombre et que les références à la géographie (même intime de l’auteur) ? Et quoi de plus proche du matériau verbal que la citation ? L’ombre ferait-elle de l’ombre à l’ombre, pourrait-on demander, une fois la lecture terminée…
Bernard Noël donc. À quelques jours de distance, j’ai reçu une autre plaquette de Jeanpyer Poëls, ” Défaillir ? “, qui a la particularité de donner à lire une étude écrite à quatre mains, deux versions d’un même texte (?), l’une de Jeanpyer Poëls, l’autre de Bernard Noël, parues dans le n° 43 de Diérèse à l’hiver 2008. Le colophon précise que cette étude était accompagnée des portraits des deux auteurs mais que celui de Jeanpyer Poëls était un portrait imaginaire dû à Shirley Carcassonne… Ce qui confirme la volonté de Poëls de fuir les images de lui-même et donc toute velléité (auto)biographique. Ces deux textes explorent l’autre qui est en soi. Jeanpyer Poëls commence, de façon très tourmentée ou très tortueuse (comment dire ?) son étude par ces mots : ” Faire la connaissance de l’Étranger […] qu’on entend aller et venir dans son cerveau ” et Bernard Noël la sienne ainsi : ” Que se passe-t-il quand votre identité vous devient insupportable ? Vous ne savez comment expulser hors de vous le JE devenu étranger”. On remarquera la présence, dans ces deux fragments, du mot étranger. Si Jeanpyer Poëls ne lésine pas avec les citations et les références aux écrivains, Bernard Noël est beaucoup plus discret dans ce domaine : tout au plus fait-il allusion à Arthur Rimbaud (et son “Je est un autre ”). C’est que l’écriture est l’objet qu’étudient nos deux écrivains. Comment dès lors accéder à son identité au-delà des faux-semblants imposés par l’habitude ou la société ? Réflexion stimulante même si le doute subsiste…
La littérature, la vraie, pas ces simulacres commerciaux auxquels succombent de nombreux éditeurs (des éditueurs disait-on à une certaine époque) circule en dehors des sentiers balisés de la société de consommation. C’est ce que prouvent ces deux plaquettes atypiques…
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Werner RENFER
In ogni dove.
Pour le plus grand nombre, la littérature suisse de langue française se réduit à Ramuz et à Jacques Chessex. Mais qui sait ici que Philippe Jaccottet, que Valère Novarina (pour ne citer qu’eux) sont considérés comme suisses par la Confédération Helvétique ? Qui connaît Werner Renfer ? La Suisse a quatre langues nationales : l’allemand, le français, l’italien et le romanche dont les trois premières sont officielles alors que le romanche est une langue “nationale suisse” parlée minoritairement dans le canton des Grisons… On comprend donc alors que les Français annexent les écrivains suisses dès lors qu’ils vivent en France comme Jaccottet ou Novarina mais qu’ils ignorent Renfer. L’occasion est donc belle, avec la publication d’In ogni dove, de le découvrir.
Mais à peine ce livre dans les mains, le lecteur se pose des questions à propos du statut de ce recueil de poèmes qui propose deux versions : l’une française et l’autre italienne. Werner Renfer (1898–1936) est un poète suisse (romand) francophone. Il collabore de son vivant à diverses publications d’expression française dont Le Jura bernois. In ogni dove plonge le lecteur dans la perplexité car le titre de ce recueil (?), n’apparaît pas dans la bibliographie de l’auteur. On peut espérer que l’édition des Œuvres complètes de Werner Renfer (sous la direction de Patrick Amstutz, le préfacier du présent recueil) clarifiera cette perplexité…
Werner Renfer disparaît en 1936 et, curieusement, il écrit (du moins à ses débuts, semble-t-il, car ses poèmes ne sont pas datés dans In ogni dove) une poésie très sage qui ne connaît rien du dadaïsme pourtant créé à Zurich, au Cabaret Voltaire, pendant la première guerre mondiale. Sans doute était-il trop jeune… Décasyllabes, octosyllabes ou alexandrins rimés ou assonancés, vers libres véhiculent une pensée bourgeoise que ce quatrain résume parfaitement : “C’est la vie, la benoîte vie / Qui sent si bon le pot-eu-feu, / Le vin clairet, les bonnes poires, / La paix, l’ordre et l’amour chez soi” (p 32). Peut-être est-ce dû à son activité de chroniqueur et à sa formation d’ingénieur agronome ? Peut-être est-ce dû à son provincialisme ? Ou encore à une enfance traditionnelle (en ce pays et pour l’époque) dans un milieu rude et travailleur ? Un poème comme “Crois-tu que l’ombre” répond à cette dernière question tout en laissant planer l’ombre d’une hésitation… Reste cependant une écriture qui ignore ce qui se jouait dans les années 20 et suivantes avec le surréalisme. Même l’amour conserve un aspect trop sage, à l’opposé de cet érotisme propre au surréalisme. Il y a dans ces poèmes une acceptation du travail des champs à l’opposé de la dérision surréaliste, voire un certain fatalisme. Mais c’est dans des poèmes hors normes (comme “Un retour”, pp 62–64) que Werner Renfer est le meilleur. C’est au moins là qu’il semble au mieux de sa forme littéraire, de son approche du réel. On a alors l’impression que Werner Renfer est libéré du carcan de l’imitation, de l’inspiration et des formes anciennes.
Le meilleur de cette liberté enfin retrouvée, c’est la traversée des poèmes par des personnages divers comme Braque (p 110), Goethe (p 114), Giotto ou Grünewald (p 118). Mais cette liberté, c’est aussi le ton allègre du “Clown” (p 128). Dès lors, le côté fleur bleue est totalement abandonné, l’écriture de Werner Renfer devient plus subtile, à l’affût de la complexité du réel : “Le monde roule dans un fleuve d’or et de sang” (p 134) ou “[Le monde] fend la paupière du dormeur éveillé”(p 136). Le temps ancien ne survit que par de “petites réminiscences”. Le vers se déchire, le sens court d’un vers à l’autre. Tout se passe comme si, au-delà des apparences, Werner Renfer se réconciliait avec le monde.
Je ne sais pas ‑avec certitude- si l’ordre de ces poèmes est chronologique. Mais ce que je sais, c’est qu’avec le temps l’écriture de Werner Renfer s’est affermie pour devenir plus originale. C’est pourquoi il faudra lire attentivement ses Œuvres complètes dès qu’elles paraîtront.
Note :
(1) — ces recueils ont déjà fait l’objet d’un article de Marilyne Bertoncini dans nos pages : https://www.recoursaupoeme.fr/critiques/fil-de-lecture-de-marilyne-bertoncini-nouveaut%C3%A9s-des-2rives/marilyne-bertoncini
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- Fil de Lecture de Lucien Wasselin : Nouveautés de L’Herbe qui tremble - 7 janvier 2016
- Jacques VACHÉ : “Lettres de guerre, 1915–1918”. - 5 décembre 2015
- Eugène Durif : un essai provisoire ? - 1 décembre 2015
- Fil de lecture de Lucien Wasselin : Actualité des Hommes Sans Epaules Editions - 23 novembre 2015
- Fil de lecture de Lucien Wasselin : autour de la Belgique - 11 novembre 2015
- Fil de lecture de Lucien Wasselin : Le Castor Astral a quarante ans - 3 novembre 2015
- Phoenix n°18 - 3 novembre 2015
- Fil de Lecture de Lucien Wasselin : Luca/Pasolini/Siméon - 26 octobre 2015
- Pierre GARNIER : “Le Sable doux” - 26 octobre 2015
- Fil de Lecture de Lucien Wasselin sur : A.Costa Monteiro, G. Hons, C. Langlois, J. Roman - 8 octobre 2015
- INUITS DANS LA JUNGLE n° 6 - 21 septembre 2015
- Fil de lecture de L.Wasselin : Abeille, Althen, Walter - 14 septembre 2015
- Deux lectures de : Christophe Dauphin , Comme un cri d’os, Jacques Simonomis - 24 août 2015
- Fil de lectures de Marie Stoltz : Hennart, Laranco, Corbusier, Maxence, Bazy, Wasselin, Kijno - 11 juillet 2015
- Fil de lectures de Lucien Wasselin : Louis-Combet, Moulin et Loubert, Dunand, Marc, Audiberti - 5 juillet 2015
- Christian Monginot, Le miroir des solitudes - 22 juin 2015
- Jean Chatard, Clameurs du jour - 22 juin 2015
- Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France (3). Réponses de Lucien Wasselin - 21 juin 2015
- EUROPE n° 1033, dossier Claude Simon - 14 juin 2015
- Yves di Manno, Champs - 14 juin 2015
- Jeanpyer Poëls, Le sort est en jeu - 14 juin 2015
- Jean Dubuffet et Marcel Moreau, De l’art brut aux Beaux-Arts convulsifs, - 23 mai 2015
- Mathieu Bénézet, Premier crayon - 10 mai 2015
- ROGER DEXTRE ou L’EXPÉRIENCE POÉTIQUE - 10 mai 2015
- Jacques Pautard, Grand chœur vide des miroirs - 17 avril 2015
- Patrick Beurard-Valdoye, Gadjo-Migrandt - 29 mars 2015
- François Xavier, L’irréparable - 15 mars 2015
- Fernando Pessoa, Poèmes français - 1 mars 2015
- Paola Pigani, Indovina - 1 février 2015
- Michel Baglin, Dieu se moque des lèche-bottes - 1 février 2015
- Didier Guth & Sylvestre Clancier, Dans le noir & à travers les âges - 18 janvier 2015
- Jean-Baptiste Cabaud, Fleurs - 6 décembre 2014
- Sylvie Brès, Cœur troglodyte - 30 novembre 2014
- Sombre comme le temps, Emmanuel Moses - 16 novembre 2014
- Zéno Bianu, Visions de Bob Dylan - 9 novembre 2014
- Marwan Hoss, La Lumière du soir - 19 octobre 2014
- Michel Baglin, Loupés russes - 13 octobre 2014
- Abdellatif Laâbi, La Saison manquante - 13 octobre 2014
- Deux lectures de Max Alhau, Le temps au crible, par P. Leuckx et L. Wasselin - 30 septembre 2014
- Porfirio Mamani Macedo, Amour dans la parole - 30 septembre 2014
- Chroniques du ça et là n° 5 - 2 septembre 2014
- A contre-muraille, de Carole Carcillo Mesrobian - 25 mai 2014
- Hommage à Pierre Garnier - 6 février 2014
- Sous la robe des saisons de Philippe Mathy - 29 janvier 2014
- Sub Rosa de Muriel Verstichel - 20 janvier 2014
- Comment lire la poésie ? - 19 janvier 2014
- Au ressac, au ressaut de Roger Lesgards - 6 janvier 2014
- Sous la robe des saisons de Philippe Mathy - 31 décembre 2013
- L’instant des fantômes de Florence Valéro - 23 décembre 2013
- La proie des yeux de Joël-Claude Meffre - 27 novembre 2013
- Bestiaire minuscule de Jean-Claude Tardif - 19 novembre 2013
- Après le tremblement, de Jean Portante - 18 novembre 2013
- Aragon parle de Paul Eluard - 10 novembre 2013
- Facéties de Pierre Puttemans - 4 novembre 2013
- La tête dans un coquillage de Patrick Pérez-Sécheret - 26 octobre 2013
- À vol d’oiseaux, de Jacques Moulin - 22 octobre 2013
- Vaguedivague de Pablo Néruda - 16 octobre 2013
- Mare Nostrum - 4 octobre 2013
- Rudiments de lumière, de Pierre Dhainaut - 15 septembre 2013
- Et pendant ce temps-là, de Jean-Luc Steinmetz - 15 septembre 2013
- Mémoire de Chavée - 30 août 2013
- Marc Porcu, Ils ont deux ciels entre leurs mains - 12 août 2013
- La chemise de Pétrarque de Mathieu Bénézet - 12 août 2013
- NGC 224 de Ito Naga - 6 août 2013
- LES ILES RITSOS - 7 juillet 2013
- Les Sonnets de Shakespeare traduits par Darras - 30 juin 2013
- Séjour, là, de JL Massot - 7 juin 2013
- Archiviste du vent de P. Vincensini - 27 avril 2013
- Mots et chemins - 8 mars 2013
- Passager de l’incompris de R. Reutenauer - 2 mars 2013
- Tri, ce long tri - 15 février 2013