Florence Saint-Roch, Rouge peau rouge
Le titre du nouveau livre de Florence Saint-Roch le place doublement sous le signe du « rouge ». « On fait corps avec lui », affirme la poète dès le premier poème. « On vit rouge », ajoute-t-elle… J’ai donc choisi de poursuivre ce « rouge » comme un fil continu, tout au long de ces pages qui me semblent essentielles pour notre temps, dans leur quête d’une « peau » plus vivante que nos pâles oripeaux.
Qu’est-ce donc que vivre rouge ?
C’est d’abord, visiblement, se glisser doublement dans la « peau » des Amérindiens. Si, dans le titre, l’adjectif entoure ou encercle ce nom, très vite, dans le livre, cette double position se précise : « rouge » désigne à la fois ce qui rayonne sous et sur la « peau ». À celle-ci, en effet, d’autres peaux se surimposent, plus ardentes, pour lui apporter vitalité et protection : « Les peaux de bêtes nous enveloppent / Partagent leurs fragrances avec celles du feu ». Symétriquement, juste en dessous, « Notre sang parle vif ». Notre sang et nos « jours comme notre peau » deviennent alors « Cinabre posé dans son cri ». Le cinabre est un minerai de mercure longtemps utilisé dans diverses civilisations comme pigment dans des fresques murales, lors de cérémonies religieuses ou de séances divinatoires. Cette couleur peut également se peindre sur la (les) peau(x) : « On prépare les couleurs / Amarante cadmium vermillon / Au plus fort de la chaleur / Les pigments portés à leur plus vif ».
Florence Saint-Roch, Rouge peau rouge,
Le Castor Astral, 2021, 88 pages, 12 €.
Le fait de rougir le cuir des tuniques ou la peau humaine est plein de sens : cette couleur est universellement considérée comme l’expression du principe de la vie. Chez les Peaux-Rouges amérindiens, elle revêt une symbolique précise : diluée dans une huile végétale, la peinture rouge est censée stimuler les forces et réveiller le désir ; lui sont d’ailleurs attribuées des vertus médicinales, la poète le sait parfaitement : « Sur un feu qui n’est qu’à eux / Ils composent des remèdes » ; « Ecorces et peaux mêlent leurs tanins / Délassent notre fatigue ». On peut d’ailleurs aussi boire des remèdes teintés de rouge : « Décoctions d’hydraste et d’agripaume / Versent l’ardeur au cœur de chacun ».
En suivant la piste des Amérindiens, Florence Saint-Roch nous entraîne ainsi dans un tout autre monde, plus vivant que le nôtre. L’explorant avec la finesse et la précision qui caractérisent son écriture, elle nous y fait entendre les « voix » qui « soufflent dans le feu qui crépite ». Grâce à elle, nous prenons peu à peu conscience d’un « Rouge esprit / Infusé en tout ». Infusé, par exemple, dans « l’expansion charnue » de « ces baies que l’on cueille ». Du reste, « Pour ne pas céder au sommeil / On croque des baies d’aronia / Cenelles canneberges cynorrhodons ». On le rencontre par ailleurs dans les minerais souterrains, aux côtés de l’ « Antimoine » et du « pyrite de fer », à travers « l’orpiment », de couleur orangée, tel un « trésor » dissimulé qu’il s’agit de découvrir : « Mille soleils à notre portée ».
Plus généralement, le rouge, chez les Amérindiens, est lié à la direction du sud et, par là même, à l’élément feu. Rien d’étonnant si celui-ci est omniprésent dans ce livre, éclairant et vibrant : « Il fait bon être là à regarder / Le rouge dans ses vibrations / Courants de lumière / Jaspe calcite cornaline ». Ce feu n’occulte pas nos ombres ; bien au contraire, il les approfondit comme il ravive l’épiderme des visages : « Le feu agrandit les ombres / Sur nos visages grand teint de terre cuite ». Dans ce monde singulier, le feu le plus intime, autour duquel chacun trouve sa place, reflète le feu universel, celui qui illumine les espaces intersidéraux : « Rien de mieux que le feu / Pour dire les astres / Qu’on porte en nous / La façon dont ils nous orientent / Et nous colorent ». La poésie de Florence Saint-Roch relie les feux sous toutes leurs formes, jusqu’à plonger au sein de la terre, nous évitant ainsi de perdre le contact avec la matière, notre matrice, le lieu de notre ancrage : « Nos pieds reçoivent la chaleur de la terre / Ils naissent à eux-mêmes ».
La rougeur du feu devient alors symbole de vigilance profonde, de conscience lumineuse et ardente, garante de la justesse de nos actions et de nos liens au monde : « Une flamme attentive réconcilie / Nos tristesses et nos faveurs » ; « On tient conseil / Sur nos visages se décident / La pourpre et le charbon ». Ne gagnerions-nous pas à nous dresser dès le réveil, « À l’affût dans l’aube rose » ? Voilà qui nous entraîne dans une forme de compréhension, au sens premier du terme (prendre ou saisir avec) : « On suit le trajet des sèves / On comprend mieux les yeux dorés du lynx / La danse enfiévrée des noctuelles ». Vivre rouge conduit à une observation plus fine, plus attentive aux éléments du monde, jusqu’aux simples « cailloux » : « Chaque face décline sa subtilité / Café au lait chocolat caramel / Nuances de rose et de violet ».
Pour autant, le rouge n’est pas qu’une couleur dans ce livre ; il est d’abord un mot dont rayonnent les significations et que nourrissent les sonorités : dans l’adjectif, on entend les sons [r], revitalisant, [ou], bien connu pour ancrer dans le corps, suivi du [ge], dynamique et vibrant. Il est ensuite une constellation de mots et de sons qui s’entraînent l’un l’autre. La poète tisse subtilement son livre de fils sonores, en écho à l’ardeur qu’elle cherche à faire renaître de toute éternité : « Toujours il [le rouge] bouge1 ». D’autres sonorités sont convoquées avec les précédentes, en lien direct avec la vibration du feu : « Le temps fait la roue / S’élance flamboie / Devient cendres / Infatigable recommence encore » ; « Clameurs soufrées / Dans une touffeur d’avant l’orage » ; « Nos cœurs en leurs lentes pulsations / Filent la pourpre véritable »… « Les rouges brésillent sur nos visages » « L’air vibre sec et court / Brûle la poussière » ; « Ciel et terre s’embrasent » ; « La flamme qui pétille ; Les astres rougeoyants ». Ces sons vibrants s’opposent à d’autres, plus fermés (la consonne « n » y joue son rôle), liés à nos vieilles résistances, qui finissent par se diluer et se dissoudre dans le rugissement du « r » : « Même les ronces ont renoncé ».
Ne peut-on en conclure que ce « rouge » symbolise la parole poétique de Florence Saint-Roch puisque un esprit vif et vaste l’imprègne tout entière ? Les vers brefs qui s’enchaînent nous aident à plonger dans l’inconnu du langage, l’inouï du réel : « Pas de fumée sans feu / Nous dit-on / On ne sait pas toujours le nom / De ce qui nous appelle // N’importe / On se risque / On répond ». Jusqu’à nous faire entendre cette prophétie, ou ce souhait, selon lesquels nous pourrions nous hisser à la hauteur d’une conscience plus limpide et plus aventureuse : « Un jour peut-être / […] / Toute science dépassant / On sera de tous les feux / De toutes les courses de tous les chants / Nous serons dans les courants d’air »…
Note
[1] C’est moi qui surligne.