« Jacqmin n’a publié qu’avec parcimonie », écrit Sabrina Parent, scrupuleuse, dans le texte accompagnant la publication du Traité de la poussière.
Oui, et toute la poésie (et peut-être pas seulement celle de Jacqmin) est là, dans ces scrupules attentifs, soigneux, qui éloignent du paraître et, difficilement, approchent de l’être. Que Sabrina Parent, par conséquent, se rassure : confiée aux bonnes heures du Cadran ligné, la parution posthume de ce Traité inachevé ne trahit en rien la voie ardue suivie par son auteur. Au contraire, fidèle à la souriante ironie de l’intitulé, un « traité », elle formule, encore plus qu’une hypothétique (non-)connaissance, une exigeante éthique de l’écriture. Et avec elle une discipline poétique où les mots, loin de se glorifier de leur éclat silencieux, toujours vain, doivent se sublimer pour parvenir, par impossible, au limpide infini.
Il faut avoir le cœur endurci pour infliger
aux choses
le châtiment de notre verbe.
La parole tue ; elle éteint. Elle nous rend sourds et aveugles aux humbles choses, elle nous rend arrogants, nous manquons de tact car elle empêche nos mains de se dilater vers elles. A l’encontre du bleu du ciel, par exemple,
un mot est le début
d’un nuage.
Obnubilation, obstruction, obturation : le piège du langage, dans le pire du cas, est de se faire réclame, autopromotion. Ce qui se referme sur nous, c’est alors l’usinerie de nos fictions, avec sa nuée servile de gloires mercantiles et de satisfaction de soi. L’horizon se bouche. Cependant Jacqmin nous guérit aussitôt de l’illusion inverse, qui serait de croire que nous pouvons évoluer hors de ces rets :
On suit docilement le sentier qui mène
à la mort
en entraînant le langage dans notre chute.
L’humain est un animal qui parle, notre condition est faite de langage. Notre effort pour lutter contre notre propre pesanteur ne peut mobiliser que l’instrument même de notre désastre, de sorte que le poète a la tâche un peu folle de faire feu de ce bois-là.
La tentative de Jacqmin est de la plus haute exigence. Il travaille les mots de manière à obtenir d’eux, de leur rythme, de leur unité poétique, la cessation de l’activisme verbeux et inerte qui les cantonne dans le paraître. L’ascèse d’écriture consiste à témoigner d’une pure extériorité.
L’être, en tant
qu’essence du pragmatisme ;
autrement dit :la fondation sur laquelle
il n’est plus requis
de bâtir.
L’analogie de ses sizains lapidaires avec certains versets antiques du Samkhya-Yoga est frappante, mais il convient de ne la mentionner qu’en passant. Le chant, pour nous hausser à cette conscience, ne doit, contre toute apparence, faire appel à aucun exposé systématique, il s’efforcera d’être aussi vif et leste que possible afin de laisser fluer le présent de l’action. Le geste manuel, véritable résumé de l’approche concrète de l’être, il appartient au poète de ne pas le vider de son sang. Aussi léger qu’une aile, l’être est ainsi délesté des lacets que nous lui attachons trop facilement : justifier, produire, s’affairer. De cela, en réalité, l’être n’a cure.
L’alouette est trempée d’altitude.
Quand le poème parvient à devenir cet oiseau, il nous fait savoir que l’être est partout, autour de nous, sur nous, en nous. « Parmi », pourrions-nous dire en reprenant Dotremont, un autre grand écrivain du geste. L’alouette est si fugace : le plus souvent, elle n’est qu’un son
dont l’univers a besoin
pour être
à son tour alouette.
Travaillés par le poète qui en dégage les ressources les plus inattendues, les mots nous font pénétrer dans une « immensité dubitative » dont l’inachèvement est la seule mesure. Leur trajectoire n’est jamais continue. Le Traité de la poussière ne pouvait être qu’un poème de la brisure : il est de la plus notable importance que les sizains ne se donnent que comme deux tercets. La poussée du poème est instable, ses équilibres se dissipent, ils sont chaotiques, c’est une avancée dans l’inconnu : la surprise y est de mise, un humour souvent cruel :
Quand il serait en expansion
continue,
l’univers ne va pas plus loinque ma blessure.
Le choc de la grammaire et de la strophe explore l’unité dialectique de l’être et du néant. Et une émotion nous saisit quand nous songeons que, peut-être, ce livre incomplet était la meilleure forme pour se hisser à la pointe la plus extrême de la parole, qui est le doute. L’obscur, le noir, l’opaque donnent aussi accès à la conscience, même si c’est de manière déroutante :
J’entre dans la foule.
L’industrie de l’être
est là.
Le langage demeure notre bien commun. En osant le prendre à bras le corps, Jacqmin parvient à transcender notre condition, disons, en tout cas, à en tirer le meilleur parti : remettre de l’être dans notre activité et des visages dans notre foultitude.
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