Frédéric Boyer a déjà publié des poèmes, des essais, des romans, une édition de la Bible, traduite par des exégètes et des écrivains complices, qu’il a réunis pour une publication mémorable chez Bayard. Le voici dans un long texte, sous-titré Western. Le voici dans une prairie de l’ouest, que nous connaissons tous, même et surtout si nous n’avons jamais quitté les lieux de la petite enfance et ses jardins. Le voici dans son instant d’ipséité (je m’en explique sous peu), dans l’éternel instant de l’appropriation pure de la vie même, le voici sur la frontière ouest de l’Eden, au bord de la grande aventure, au lieu des commencements : au western.
Rejoindre ma prairie, je vous en prie, laissez-moi.
Chacun a dû connaitre cela, entre quatre et six ans, ce moment lumineux et douloureux où le « soi » émerge d’une relation fusionnelle avec la nature. Un jour, vous constatez que l’arbre n’est pas vous, que vous le regardez, que votre consistance s’affirme hors des fusions. Le plus étrange est que cette ipséité revient. Elle revient un matin à Georges Haldas, alors qu’il traverse, comme tous les jours, la petite place de Lausanne et s’en va écrire au café. Elle revient au Julien Green mûrissant, sur les bords de la Seine. Tout à coup la place suisse ou le fleuve parisien retrouvent une consistance extraordinaire. Ils existent pour que Green ou Haldas savourent leur propre existence. Pour le grand écrivain qu’est Boyer, l’affaire se joue dans la prairie.
Rejoindre ma prairie, je vous en prie, laissez-moi.
La métaphore de la grande plaine herbeuse n’est pas neuve. Tant mieux. On y rencontrerait Walt Whitman : « Quand vous vous abattez sur moi, moments naturels, c’est tout de suite, c’est maintenant, / (…) /donnez-moi la vie à cru et saignante (Feuilles d’herbe). On y rencontrerait Cooper mais aussi les cow-boys. Plantés sur les chevaux qu’ils ont domestiqués, ils traversent la sauvagerie de la prairie. L’évangile de Marc le suggère : l’humain siège entre l’ange et la bête (Mc 1, 13b), mais ici, dans la chevauchée des mots, le poète traverse la prairie sauvage. C’est elle qui accouchera de l’ange et qui fera de lui un homme. Dans cette chevauchée, Boyer nous emporte.
Rejoindre ma prairie, je vous en prie, laissez-moi.
Frédéric Boyer ne circonscrit pas son domaine intérieur. Il est aussi bien seul comme un petit scarabée noir, qu’agrandi et enivré d’espace, au point de disparaitre dans l’immense. Son livre est ample (quoique court), lumineux (quoique gorgé de mystère), superbement écrit (quoique voué à l’oralité). Sa prosodie de poète vous tient la main. Sa prairie devient vôtre et elle donne, sinon des raisons de vivre, au moins le sentiment intense d’être vivant.
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