traduit par Boris Lazić
J’ai choisi de vivre dans le labyrinthe intelligible
de ma bibliothèque
— l’impitoyable mémoire.
Je bâti ce foyer par un paisible
renoncement au monde.
(Les passants que je regarde à travers la fenêtre
ne sont que coïncidences
sur des places désertes).
Néanmoins, je suis de ceux qui regrettent
les inconnus. Je prends la pluie avec les corbeaux,
ces vieux sceptiques lunatiques
fatigués de toute expérience.
Et mes mains, pareilles aux vagues, jamais
ne reposent. Elles font un très long voyage
pour accéder à l’impondérable.
Néanmoins, il est un voyage.
De silencieuses chevauchées. L’écarlate. Le galop
d’un cheval, voilà ce qu’est pour moi l’écarlate.
Ou cette tranquillité. L’attente d’un messager
qui — avant d’expirer à la première lueur matinale -
fera savoir que les barbares sont déjà sur le pas de la porte.
Doucement, avec la main
Il est agréable d’écouter ces tonalités,
à l’aurore: elle s’éveille, m’embrasse tendrement
croyant me voir endormi, se faufile
doucement hors du lit pareille à un poisson
tout en tachant de ne pas m’effleurer,
se chausse avec douceur, ouvre la porte
et entre dans la salle de bain,
j’écoute ce magnifique bruissement
lorsqu’elle urine abondamment dans la cuve,
puis le murmure de la chasse d’eau,
je l’entends qui s’éclabousse le visage,
j’écoute encore somnolent
le slalom de la brosse sur le clavier des dents,
le craquement des petits cristaux argentés
£lorsqu’elle se brosse les cheveux
(rien que pour la musique ce brossage est important)
la manière soyeuse qu’elle a de se dévêtir,
le froufrou de ses collants,
le cliquetis des jarretières sur ses cuisses,
le parfum d’ozone de sa combinaison,
la senteur suave du déodorant sous ses aisselles,
le claquement de ses lèvres lorsqu’elle met son rouge,
le tintement de ses bracelets, puis -
avant qu’elle ne parte travailler — elle m’offre une caresse,
comme ça, doucement, avec la main, et m’imprègne
un baiser aussi tendre et mystérieux
qu’un cachet sumérien, ouvre discrètement la porte
et s’en va — oh! l’écho étouffé de ses talons
dans un couloir aussi long qu’une année, ces tintements
suite auxquels rien ne reste sinon un océan de silence tonitruant -
non, non, je ne rêve pas — ce que je voudrais dire, simplement -
c’est que, voilà, ce serait Elle,
sans qu’elle n’eut à dire un seul mot.
Cimes enneigées
Cimes enneigées, églises illuminées par la religion du cristal et de la glace, vous arrivez inattendues dans l’effrayante obscurité de cette chaude nuit méditerranéenne, pour ainsi dire, sur le bout des doigts.
Cimes enneigées, cimes enneigées, nudité sculptée des femmes bénies qui portent sous leur cœur des bébés aussi blancs que le muguet, qui rêve de vous autant que moi?
Vous franchissez muettes à travers mon être des mers nocturnes, vous égouttant de la pénombre vers l’aurore, enseignant au monde le langage de la blancheur.
Glaciers bleutés qui éveillez en l’homme un sentiment d’humilité en face de toute chose, phares des aigles, des siècles, de tous ceux qui ne sont pas nés encore, vous êtes sains, car la froideur a tué en votre sein tous microbes.
Pics montagneux de glace, trônes sur les parois desquels s’épanouit l’edelweiss dans sa pureté moniale, parents silencieux de mes solitudes, de ma langueur figée — vous êtes mes proches, vous, merveilleux et sveltes garçons aux regards divins, par l’éclat de vos regards
trop blancs pour mes jours.
J’aime vos parois abruptes ciselées par le diamant du givre et j’imagine mes jours futurs immaculés par votre pur visage.