Découvert dans une anthologie de poésie, alors que j’étais étudiante, puis approfondi dans ses recueils de poèmes Égée Judée et Sol absolu, Carnets de Jérusalem, Feuilles d’observation, Patmos et autres poèmes et Arabie heureuse, ainsi que dans la biographie que Jean-Yves Debreuille lui a consacrée, dans la collection Poètes d’aujourd’hui, aux éditions Seghers. Lorand Gaspar, ancien chirurgien de l’Hôpital français de Bethléem et de Jérusalem, puis du CHU de Tunis, avec qui j’ai eu le privilège de correspondre, suite au courrier que je lui avais adressé. Qui me répond : « C’est ainsi que le poème, parfois, peut se mettre à vivre en dehors de son auteur, par la force et l’expérience vivantes de quelques lecteurs ».
Lorand Gaspar à Isabelle Larpent-Chadeyron,
le 13/07/ 1995.
Confronté très tôt à la mort, déporté durant la Seconde Guerre mondiale, Lorand Gaspar choisit de vivre en France où il entreprend des études de médecine à Paris. Polyglotte (à l’âge de dix ans, il parle couramment le hongrois, le roumain, l’allemand et le français), il est naturalisé français avant de partir exercer dans les hôpitaux de Jérusalem et de Bethléem. Il séjournera seize ans en Israël, étudiant la Bible, l’histoire, la géologie, la faune et la flore du Proche-Orient, participant même aux fouilles archéologiques de Qumran (Le peu que j’ai réussi à lire et à écrire je le dois à ces matins de Jérusalem, à ces aubes de Judée qui commencent à poindre dès quatre heures en été1). Il traverse Beyrouth, Patmos, sillonne la mer Égée et les déserts de Transjordanie, apprend l’anglais, le grec et l’arabe. Rencontre Georges Schehadé, Yves Bonnefoy, Georges Perros, Jean Grosjean et Henri Michaux. Se lie d’amitié avec Georges Séféris. Après la guerre des Six Jours, il quitte Jérusalem pour un poste de chirurgien à Tunis, qu’il occupera de 1970 à 1995. Homme discret habitant plus tard Sidi Bou Saïd, en Tunisie, là où nous nous rendîmes à plusieurs reprises, ce village blanc, baigné de soleil, tout de portes bleues, et où je cherchai désespérément son nom, sur les boîtes aux lettres : Un village vrai, avec quelques boutiques vraies, un très vieux café adossé à la mosquée, perché en haut d’un escalier flanqué de deux balcons d’où l’on domine une partie du village et la mer. […] Des orangers amers, des jasmins, des agaves, et des bougainvillées. Une vieille maison au bout du village, adossée à la colline, une pièce lézardée, penchée comme un balcon sur le large2. Ce poète cher à mon cœur, amoureux du Proche-Orient (Les grands souks du Proche-Orient restent pour moi plus magiques que tous les théâtres du monde3), qui a voyagé également dans toute l’Europe, ainsi qu’au Kazakhstan, aux États-Unis, au Yémen, en Égypte et en Jordanie, refuse de séparer le corps et l’esprit, étroitement liés dans sa vie personnelle. Si certains l’appréhendent uniquement sous l’angle de l’écrivain, du traducteur, du médecin, du chercheur en neurosciences ou du photographe, il demeure incontestablement et principalement le poète du désert, de la lumière et de la pierre. Un poète humble, d’une humilité qui ne s’abaisse pas, mais qui reconnaît sa petitesse face à l’immensité d’une connaissance qui le dépasse : Non, ce n’est pas le savoir qui corrompt, mais ce tout petit bout de savoir, sujet à révision, pris pour le tout. L’idée que le savoir peut être un tout clôture4. Ses textes sont empreints de discrétion, de renoncement. S’il pouvait laisser la parole aux pierres et aux déserts, il le ferait. Son abnégation irait jusqu’à se retirer devant ce qui est plus grand que lui, plus étendu. Son écriture a été marquée par ses déménagements successifs, par les conflits israélo-palestiniens, par son expérience du désert, lieu de source et de ressourcement. Par l’acte médical, indissociable de l’acte d’écriture. Avec lui s’établit une correspondance entre science et poésie : de la chirurgie naît l’importance des mains qui cousent et recousent autant qu’elles écrivent. Il consigne sur des petits bouts de papier, sur des carnets, des notes prises à l’hôpital (feuilles d’observations), des réflexions qui lui serviront à mettre en ordre ses pensées, à rédiger plus tard ses Feuilles d’hôpital. Il parle de ce silence nécessaire à l’écriture, de la nature qui l’entoure, de ce cadre de vie imprimé de chaleur et de lumière, que l’on retrouve tout au long de ses textes et qui s’inscrit dans son espace-temps.
Nous ne savons plus les fils qui nous lient
ces vents de résurrection
aux fonds inhabités.
Et d’où tenons-nous ces deux traits de feu
qui un instant nous clouèrent
une si claire douleur dans l’épaisseur des reins ? […] Transparence
qui n’explique rien5.
Moez Majed, Lorand Gaspar.
J’ai lu et relu les textes de Lorand Gaspar, quelque vingt ans plus tard, ce poète dont les lignes furent pour moi une rencontre, une certitude. Ses allusions à la musique de Bach, çà et là, m’ont portée. Quelle joie j’éprouve encore chaque fois que j’ouvre un de ses livres ! Dans ses pages : la pierre, la roche, le calcaire, le marbre, le granit et l’argile, mais aussi la mer, les îles, les barques, les olives et le pain. Patmos, Delphes, Qumran, la Judée et la Transjordanie, Jérusalem et Jéricho, les orangers en fleurs, le jasmin, le Jourdain, les nomades et le lait de chamelle. La lumière. La poésie et la chirurgie. La lumière que je n’ai trouvée nulle part ailleurs : les lueurs, la clarté, l’aube, le matin, la porosité du jour sur la peau6, la pulpe du soleil, la luminosité, le rayonnement, le feu, la flamme, la transparence du désert, mais aussi la douceur des ocres, la chaleur des pierres, les terrasses blanchies, les murs de torchis, les couches du jour et tous ces termes qui éclairent, qui sont sources, mais également reflets. Qui absorbent la lumière ou qui la réfléchissent. Entre le rocher de Patmos et les pierres de Jérusalem, il y avait un dénominateur commun : la lumière7. Les déserts qu’il traverse sont lieux de l’ocre et du beige, du grège et du grès, déserts de sable ou de pierres, lieux de contemplation, de silence et de méditation. Lieux de l’ascétisme. C’est la roche, l’écru et le bistre. L’érosion. Les couches de sédiments. Le vide qui n’est pas rien. Vide empli d’immensité, de vie souterraine, brûlante et hospitalière. Celui magnifiquement décrit dans son recueil Égée Judée : « Là, arrête-toi. Ce lieu sec, ce désert… » Là sont les portes8. Ce désert fascinant, lieu de renoncement : Renoncer à tout ce qui peut lier, entraver la marche, alourdir la charge du chameau9. Ces plaines infinies, réduites à l’essentiel. Les nomades, les caravanes de Bédouins, de Touaregs, au loin. La sécheresse, les dattiers, les agaves. La faune : insectes et reptiles. Toutes ces images qu’il garde en lui, précieusement – l’épiphanie d’une transparence inexpliquée des épaisseurs de la terre10 – Le désert, thébaïde, lieu de chaleur et de réponses. Lieu de répit et de changement de souffle. D’introspection et de recueillement. De méditation.
Le désert qui ouvre potentiellement aux rencontres : son amitié pour Georges Séféris, à qui il dédiera l’un de ses ouvrages. Ses similitudes d’écriture avec Yves Bonnefoy, que j’apprécie aussi beaucoup. Ses photos en noir et blanc, présentes dans Mouvementé de mots et de couleurs, sur lesquelles s’appuieront les textes de James Sacré. Des photos d’Afrique du Nord, de pierres et de sable, de Bédouins en marche, clichés baignés de lumière.
Il y a eu ces échanges si simples
entre un silence en nous et quelques bruits
ces brèves rafales de l’esprit
couleurs et cris dans les choses
il a suffi de voir, d’écouter
l’olivier grandir et la mer
recoudre ses filets dans la nuit11.
Collectif Sons of Nietzsche, Lorand Gaspar, Corps corrosifs, extrait de la représentation du 11 juillet au Centre Européen de Poésie d’Avignon dans le cadre du Festival d’Avignon 2016. Avec Matthieu Dessertine (voix), François Fuchs (contrebasse), Matthieu Jérôme (clavier) et Ianik Tallet (batterie, percussions). Direction artistique : Géraud Bénech
Oui, Lorand Gaspar, qui nous a quittés le 9 octobre 2019, restera pour moi incontestablement lié à une forme d’humanisme ancrée au désert. Ses poèmes ont été éclairés par la lumière qu’il savait capter, qu’il laissait entrer par les fentes de ses fenêtres, qu’il laissait pénétrer en lui pour qu’elle inonde ses mots. Pourrais-je aujourd’hui parler de la lumière de l’invisible ?
Rien n’a été ajouté venant d’ailleurs, la vie qui passe un instant de nuit à lumière est en marche depuis toujours12.
Notes
[1] Lorand GASPAR, Essai autobiographique, Sidi Bou Saïd, 28 février 1982, in Sol absolu et autres textes, éditions GALLIMARD, 1982. [2] Lorand GASPAR, Arabie heureuse, DEYROLLE Éditeur, 1997. [3] Lorand GASPAR, Feuilles d’hôpital, REVUE EUROPE n° 918, octobre 2005. [4] Lorand GASPAR, Feuilles d’observation, éditions GALLIMARD, 1986. [5] Lorand GASPAR, Égée Judée (Îles), éditions GALLIMARD, 1993. [6] Lorand GASPAR, Égée Judée, éditions GALLIMARD, 1993. [7] Lorand GASPAR, Essai autobiographique, Sidi Bou Saïd, 28 février 1982, in Sol absolu et autres textes, éditions GALLIMARD, 1982. [8] Lorand GASPAR, Égée Judée (Pierre), éditions GALLIMARD, 1993. [9] Lorand GASPAR, Sol absolu et autres textes, éditions GALLIMARD, 1982. [10] Lorand GASPAR, Carnets de Jérusalem, éditions LE TEMPS QU’IL FAIT, 1997 [11] Lorand GASPAR, La maison près de la mer, in Égée Judée, éditions GALLIMARD, 1993. [12] Lorand GASPAR, Feuilles d’observation, éditions GALLIMARD, 1986.
Présentation de l’auteur
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