Generación de la amistad : poésie sahraouie contemporaine

Poétique, avant et malgré tout

Voici un objet éditorial singulier : une anthologie de poésie contemporaine sahraouie d’expression espagnole en édition bilingue, parue chez un éditeur lyonnais dédié aux littératures latines et ibériques. Que es aco ?

Poésie contemporaine : tout le monde connaît, c’est, comme pour tous les arts, soit dans sa définition la plus large, une poésie faite aujourd’hui, ou dans une définition plus étroite une poésie de style contemporain, non métrique, non versifiée, sans rimes, etc…

Sahraouie : on désigne ainsi les populations arabo berbères, jusqu’à il y a peu principalement pasteurs nomades, vivant dans un territoire saharien compris entre la Maroc, la Mauritanie et une toute petite part du grand sud algérien ; territoire jamais constitué en Etat nation mais toujours disputé, entres peuples et tribus arabo berbères d’abord puis à partir du XV° siècle par des incursions européennes, en particulier espagnoles et portugaises, et le royaume marocain au Nord, jusqu’à la longue domination espagnole de 1884 à 1975. Dans les derniers mois du régime franquiste, l’Espagne abandonne le Sahara dit espagnol ou Sahara occidental, sans organiser de referendum d’autodétermination et un conflit armé éclate entre indépendantistes sahraouis (appuyés par l’Algérie) d’un côté et Mauritanie et Maroc de l’autre. La Mauritanie abandonne très vite la partie et signe un accord séparé ; le conflit avec le Maroc s’enlise à partir de 1991 avec un cessez le feu qui installe un provisoire durable et la promesse, jamais tenu, d’un referendum.

Generación de la amistad : poésie sahraouie  contemporaine, anthologie bilingue proposée et présentée par Mick Gewinner ; traduction de Mick Gewinner avec le concours de… Lyon, Atelier du Tilde, 2016. Collection Lolita Valdès. ISBN 979-10-90127-34-0. 22€

Comme dans bien des situations de par le monde, c’est la colonisation et la décolonisation qui ont contribué à créer des identités nationales  au sens moderne, avec aspiration à un État indépendant, là où des peuples vivaient naturellement leur identité culturelle sans au-delà national, au sens étatique et moderne du terme. Les exemples en sont innombrables, notamment au Proche-Orient où furent constitués des États sur les décombres de l’empire ottoman, ou en Afrique où les découpages de frontières recoupent les divisions coloniales… nous en connaissons encore aujourd’hui les conséquences !

Après le statut quo de 1991 et le gel de la situation, environ 160 000 sahraouis se retrouvèrent à vivoter dans des camps de réfugiés gérés par la République Arabe Sahraouie Démocratique (RASD) en exil, créée par le POLISARIO (Front populaire de libération du …)

Grâce à des accords passés avec des pays l’ayant reconnue et la soutenant, la RASD envoya de nombreux enfants des camps étudier à l’étranger, dans des pays hispanophones principalement, en raison de la proximité avec la langue de l’ancien colonisateur,  et notamment à Cuba compte tenu de la politique internationale du castrisme. Il en fut ainsi pour plusieurs générations   d’enfant sahraouis (plusieurs milliers), partis très jeunes, coupés de leur famille, de leur culture saharienne, formés sous les tropiques puis, jeunes adultes, rentrant chez eux, dans les camps de la RASD, pour y être journalistes radio, infirmiers, médecins, instituteurs… le phénomène revêtit une telle importance qu’un nom leur fût même attribué : « les cubaraouis », surnom évident, et souvent moqueur envers ceux qui, quelquefois, se trouvaient même ne plus parler suffisamment correctement le hassinyia (arabe dialectal parlé dans cette région).

La situation s’étant enlisée depuis une trentaine d’année, beaucoup de ces « cubaraouis » on fait le choix d’émigrer, las de vivoter dans les camps, sans avenir, mais aussi en raison d’un décalage culturel, devenu douloureux, avec les codes traditionnels de leur société d’origine et que chacun peut aisément deviner et comprendre. Un certains nombre sont donc partis s’installer à l’étranger, principalement en Espagne, formant ainsi une sorte de diaspora sahraoui hispanophone unie par une histoire, une culture, une hybridation communes et un métissage culturel assumé.

Comme dans bien des cultures orales, et du désert en particulier, chez les sahraouis écouter et déclamer de la poésie est (était ?) une passion partagée. Tout naturellement un certain nombre de ces jeunes sahraouis cultivés, éduqués en espagnol, avec la sensibilité de leur culture d’origine se sont mis à écrire de la poésie : une poésie sahraoui d’expression espagnole.

Phénomène bien connu par ailleurs de migration, volontaire ou plus ou moins contrainte, d’une langue vers une autre, pour exprimer, non dans sa langue native, mais dans celle d’adoption, soit une littérature universelle (Samuel Becket, Gherasim Lucas…), ou bien une littérature et une poésie à la fois universelle et enracinée, africaine ou arabe maghrébine d’expression française par exemple (de Léopold Sedar Senghor à Kateb Yacine ou Kamel Daoud…).

Ce n’est pas le moindre mérite de cette anthologie que de porter à la connaissance du public francophone cette poésie-là, une poésie à la fois saharienne, latine et universelle, fruit d’une hybridation provoquée par l’histoire.

Mick Gewinner a réuni dans cette anthologie huit de ces poètes (7 hommes et une femme) de la même génération (tous nés dans les années 1970, entre 1962-1974 exactement) et résidants en Espagne. Ces poètes s’y sont liés, y ont développé des liens, des activités communes, politiques, culturelles et poétiques, au point de se donner, en 2005, un nom collectif « la Generación de la amistad » ; entre 2002 et 2016 ils y ont édité pas moins de 11 recueils collectifs et 11 recueils personnels.

Nous ne saurions trop ici les distinguer, si ce n’est pour indiquer que leur poésie aborde chez tous, mais dans des proportions variables ou avec des accents différents, des thèmes récurrents propres à leur situation comme la rencontre entre deux cultures, la vie à Cuba, ou bien dans les camps de réfugiés, la perte d’identité, le déracinement… mais au-delà on y trouve les universaux que sont l’émigration et l’exil, la solidarité, le difficile métier de vivre tout simplement, la construction de soi, les doutes, l’amour… Comme le dit l’un d’entre eux : « La poésie, c’est conter ce que sent ton cœur », on ne saurait mieux dire.

Une poésie orale donc, faite pour être dite, peut-être même cadencée, au sens où Mahmoud Darwich disait que « toute écriture est cadencée », lui qui, tout en écrivant une poésie résolument moderne, déclarait « aimer la musique en poésie » et être « imprégné des rythmes de la poésie arabe classique », ou disant encore « le moment clé pour moi est le rythme, c’est ce qui m’incite à écrire […]1 ». En lisant cette anthologie je ne pouvais m’empêcher de penser aussi à Senghor, non seulement pour le métissage culturel, mais pour la musicalité, sa revendication de la mélodie et du rythme générateur d’images.

 

Poésie métissée donc, hybride assumée, mais sans concession quant à la domination et, compte tenu de la situation politique qui est celle de ces poètes, porte-voix, de fait,  ou en tout cas perçus comme tels, même à leur corps défendant, me revenait avec insistance les propos très fermes du même Mahmoud Darwich déclarant « c’est un fait : je suis un palestinien, un poète palestinien, mais je n’accepte pas d’être défini uniquement comme un poète de la cause palestinienne, je refuse que l’on ne parle de ma poésie que dans ce contexte, comme si j’étais l’historien en vers de la Palestine. »  

On l’aura compris, ces poètes sont poètes, « a secas », tout simplement, sans qualificatif et ils ne sont en rien réductibles à leur cause et, comme pour Mahmoud Darwich, j’ai cru ressentir dans leur fluidité à être dit en espagnol, le même amour de la musicalité ou, comme aurait dit Senghor « le plaisir du cœur et de l’oreille.»

Leopold Sedar Senghor parle de son royaume d'enfance.

Ils ont quelquefois le rythme, la brièveté, la concision d’une copla populaire, quelquefois la solennité d’un extrait d’épopée, ou la cadence d’une longue phrase devant très certainement être balancée, rythmée, sur le mode de certaines poésies arabes ( ?) mais ils ont toujours des images suggestives, inattendues, splendides  de simplicité, des images qui suscitent l’émotion et invitent à une éloquence retenue si l’on ose cet oxymore.

Donnons-en, de manière complètement subjective, quelques exemples :

De Mohamed Abdelfatah Ebnu

[…] En esta edad
De hambruas y guerras
En esta era
En que a nadie
Se le ocurre pedir
Una palanca para mover el mundo.

La espera

La luna parpadea
Entre la ruinas de barro.
Y la luz escribe su nombre
Sobre las jaimas.
Un hombre cumple
Sus oraciones nocturnas
Mientras
Una mujer se desnuda
En la intimidad de las tinieblas
Y espera que nazca el amor

Pasión eterna

Un cuerpo
Marcado por el tiempo.
Maduro,
Deseando ser devorado,
Se consuma febril en la plenitud
De los días que trastocaron la brevedad del infinito.

 […] En ce temps
De famines et de guerres
En ce temps
Où personne
ne songe à réclamer
Un levier pour soulever le monde.

Elle attend [L’Attente]

La lune palpite
Parmi les ruines d’argile.
Et la lumière inscrit son nom
Sur les toiles des tentes.
Un homme accomplit
ses prières du soir
pendant ce temps
une femme se déshabille
dans l’intimité des ténèbres,
elle attend qu’y naisse l’amour.

Passion éternelle

Un corps
Marqué par le temps,
Mûr,
Désireux de se laisser dévorer,
Se consume fiévreux dans la plénitude
Des jours qui détraquèrent la brièveté de l’infini.

Poème dédié au peuple du Sahara : les poètes sahraouis.

De Ali Salem Iselmu

Sueños

De una almohada surge un sueño.
De una idea nace une hecho.
De una mujer brota el amor.
De un abrazo nace un recuerdo.
De ti, tierra verde y hermosa, nace la vida.

Rêves

D’un oreiller surgit un rêve.
D’une idée nait une œuvre
D’une femme jaillit l’amour
D’une étreinte nait un souvenir
De toi, terre de verdoyante beauté, naît la vie.

De Bahia Awah

un poema eres tú

 una mujer entre rejas
gritó :
¿Qué es un poema?

Y un poeta desde su exilio
Le respondió :
Eres tú
Nosotros, la fuerza,
La razón
De un verso y buen poema.

Le poème c’est toi

Une femme
Derrière les barreaux cria :
« Un poème c’est quoi ?

Un poète alors du lointain de son exil [et un poète, depuis son exil ?] Lui répondit :
Le poème c’est toi.
C’est nous, la force,
La raison d’un vers et d’un poème.

Les vers de Bahia Mahmud Awah ; journée de Poésie en Résistance consacrée à la RASD.

Nous ne pouvons toutefois clore cette présentation très positive sans une note critique sur les traductions qui, peut-être  en raison de la diversité des concours dont s’est entourée l’auteure, ne paraissent pas avoir eu de partis pris communs pour tous les poètes: quelquefois sur traduits, quelquefois sous traduits, quelquefois en rompant trop le rythme de l’original, quelquefois au plus près du texte (et fort justement) d’autres fois s’en éloignant trop, sans pour autant trouver une nouvelle musicalité propre à la langue d’accueil : le français.

J’en donnerais ici, de manière lapidaire, quelques exemples pour alimenter le réflexion :

Question de rythme :

- « alegraos que nos visita Bubisher [un oiseau] / Viene con sur piquito rebosante de cuentos/ y sus alas esparciendo historias »

« Réjouissez-vous ! Bubisher nous rend visite/ avec son petit bec débordant de contes/et ses ailes pour répandre les récits »

Pourquoi pas : « Réjouissez-vous de la visite de Bubisher,/son petit bec débordant de contes/ et ses ailes semant des histoires »

- « somos el mañana de un suspiro que nos impone /su prolongación hasta el infinito » : « Nous sommes le lendemain d’un soupir impératif/qui veut qu’on le prolonge à l’infini ». Pourquoi pas simplement « nous sommes le lendemain d’un soupir nous imposant/ son prolongement (jusqu’à l’) infini »

- « El alma es una bascula / donde se mece el tiempo »

« L’âme est une balance/le temps s’y berce » : pourquoi pas, au plus près de l’original et de son rythme « L’âme est une balance / où se berce le temps »

Question justesse de l’image :

- « Y la mar, ésta, / nuestra, con sus cuajadas espumas »

« Et cette mer, / la nôtre avec ses écumes figées » écumes laiteuses plutôt, ce qui renvoie mieux à l’idée triviale  de cuajada (un fromage blanc) mot qui lui même renvoie en espagnol à la blancheur de l’écume et non à l’immobilité.

- « contra las muelas abrasivas del tiempo / contre les terribles dents du temps » : j’aurais préféré « contre les molaires abrasives du temps » qui colle plus à l’original tant métriquement que pour le sens, « molaire abrasives » rend mieux le frisson sonore des grosses dents arrachant par frottement…

Sur traduit :

- pourquoi rendre le tout simple « mi madre me dijo » soit « Ma mère m’a dit » par « ma mère a proféré » ?

Sous traduit :

- « y nuestra infancia naufrago / en la turbulenta marejada del éxodo »

« et notre enfance fit naufrage dans les vagues tumultueuses de l’exode » les vagues (las olas) est moins fort que l’image originale employée en espagnol marejada, la houle, donc « la houle turbulente de l’exode »….

C’est quelquefois en restant au plus près du texte qu’on est le plus fidèle, non seulement à la lettre, mais aussi à la musicalité mais, ces remarques posées,  chacun le sait, traduire la poésie est, si ce n’est une gageure, du moins une belle prise de risque, ces quelques observations critiques ne remettent pas en cause l’excellence et la justesse de ce travail : nous faire découvrir et nous donner une idée, une approche, la plus fidèle possible, d’une poésie inconnue en France. Pari réussi pour une anthologie qui mériterait de trouver un public le plus large… même et jusque dans l’enseignement : ces (petits) poèmes arabes d’expression hispanophone pourraient s’avérer très utiles auprès des élèves des classes de langue en lycée par exemple.

Generación de la amistad : poésie sahraouie  contemporaine, anthologie bilingue proposée et présentée par Mick Gewinner ; traduction de Mick Gewinner avec le concours de… Lyon, Atelier du Tilde, 2016. Collection Lolita Valdès. ISBN 979-10-90127-34-0. 22€

Ouvrage comportant une courte biographie de chaque poète, un glossaire Hassanya/Français et espagnol caribéen/Français, ainsi qu’une bibliographie chronologique et adresses de sites internet spécialisés (espagnol, anglais et français).

Un travail remarquable !