« En fin de compte, je resterai toujours un pauvre Kaspar Hauser. »
G. Trakl dans une lettre à un ami (1912).
Georg Trakl s’est tu dans les ornières de novembre au terme d’une longue déroute, engagé dès les premiers mois de la guerre sur le front de l’Est au cours de l’année 1914, en qualité de pharmacien mobilisé dans les services sanitaires. Durant la bataille de Grodek contre l’armée russe, il a pour mission de prendre en charge, dans une grange et sans assistance médicale, pendant deux jours, les soins d’une centaine de blessés graves. Naufragé d’une fin de nuit, il découvre au matin la terre de Galicie rougie de « tout le sang versé ». Quelques jours plus tard, à la suite des horreurs dont il a été le témoin, il tente de se suicider au moyen d’une arme à feu. Après le fracas des « armes de mort » précipitant « les plaines d’or et les lacs bleus » dans l’ébranlement terrible de la guerre, il est transféré à l’hôpital psychiatrique de Cracovie.
Interné depuis le 25 octobre dans une cellule « qui ressemblait à une cave », au soir du 3 novembre, il succombe à un excès de cocaïne, emportant avec lui les dérèglements et la désespérance d’une vie marquée à la fois par de douloureuses épreuves personnelles et par la violence du désastre qui s’annonçait comme la fin d’un monde.
Il nous faut aujourd’hui, par-delà l’épaisseur du temps, en une sorte d’épiphanie rendre visible, donner à voir et à entendre, le leitmotiv obsédant de la ruine qui annonce l’entrée dans un siècle « de bruit et de fureur »[1], ainsi qu’en chacun de ses poèmes se dépose une plainte devenue étrangement muette. L’expérience silencieuse du désastre dans la vie de celui qui disait de lui-même « n’être qu’à moitié né », se révèle comme la plus haute conscience possible d’un moment du temps au plus fort du déclin. Rompu à l’épreuve des jours, le poème accomplit la promesse de l’astre qui « roule plus obscur » dans le lent déchiffrement de ce qui reste à naître, un « ailleurs » où le soleil se lèvera encore après la chute de la nuit.
Parmi les virtualités d’un moi indéfini comme autant de fragments d’identité, Elis, Helian, Kaspar Hauser, l’étranger, le solitaire, la sœur…, avec ces multiples personnages aux allures d’apparitions, le chant du poème et ses allégories devenues pour Trakl la véritable réalité résonnent sur les pas de l’« Étranger sacré », figure énigmatique du poète parmi « les terribles sentiers de la mort, des pierres grises du silence, les écueils de la nuit et les ombres sans paix ».
Comme à rebours, il vient à notre rencontre pour conjurer le malheur du temps dont il porte la blessure, sitôt brisé l’astre des jours anciens aux dieux tutélaires. Il va interpellant les vivants et les morts aux bouches de pavot, le fils perdu sous les feux de l’orage, à l’Occident qui chavire. Plaie vive au cœur, il succombe à l’horreur d’exister. Dans la nuit de toutes les nuits, penché sur ses gouffres, il va cueillant la fleur des ténèbres sur les chemins de Galicie parmi les flammes et les cavales de l’automne.
Si la voix de Georg Trakl continue à nous atteindre, à toucher le lecteur « enhardi » qui s’aventure sur le « chemin abrupt et sauvage » de ses textes, c’est qu’ils sont nés d’un même feu courant à travers les pages « sombres et pleines de poison »[2] que nous pouvons lire aujourd’hui, cent ans après sa disparition. Comme l’écueil qui résiste à la vague destructrice du temps, la force créatrice du poète contraste singulièrement avec l’angoisse et le chaos du réel que l’œuvre poétique tente de métamorphoser jusqu’à l’égarement entre « rêve et folie ». Cette œuvre étrange, secrète, d’une rigueur absolue, a trouvé sa propre fin avec celle de son auteur. Elle signe à la fois le destin d’une écriture et d’une vie qui s’est refermée sur elle-même, un soir de novembre 1914.
« Ce sont larmes plus sombres que respire ce temps »
L’œuvre de Georg Trakl, mis à part quelques fragments de drames et de vers de jeunesse, compte un peu plus d’une centaine de poèmes qui constituent une avancée de l’expérience poétique vers l’horizon de la modernité, passant en un bref laps de temps d’un lyrisme dissonant à la métrique traditionnelle aux « rythmes libres » de vers assouplis où se mêlent emprunts et influences, notamment des Illuminations d’Arthur Rimbaud et des élégies de Hölderlin. Du travail de la rime dans les sonnets d’inspiration symboliste jusqu’au dérèglement du vers « débordant de mouvements et de visions » où résonnent les premiers accents expressionnistes, avec la dislocation douloureuse qui caractérise les derniers poèmes écrits dès le printemps 1914, Trakl franchit les limites du possible « hors de soi » pour se perdre « littéralement et dans tous les sens » parmi le tumulte de la langue et « l’amertume du monde ».
Cherchant à approcher le « chaos » au plus près, il va faire éclater la « vieillerie poétique » jusqu’à la fragmentation ultime du poème désormais « impersonnel ». La prosodie de la langue allemande s’en trouvera renouvelée par la combinaison subtile de mots issus du lexique de la tradition poétique mais dont l’emploi obéit à une nécessité intérieure implacable. Leur polysémie déjoue la fixité du sens qui se dérobe dans le jeu des motifs et leur métamorphose. Ainsi se forme la matière d’un lyrisme aux accents dramatiques qui se heurte à sa propre impossibilité, face à un monde en convulsion où des anges déchus « aux ailes maculées de boue » lui montrent les signes inouïs de sa chute à venir.
Ouvrant la poésie « aux grandes irrégularités de langage », à ce qui relève d’une vérité singulière avec la volonté de rendre visible, manifeste le « dire » du poème au sens du mot allemand Dichtung, Trakl met à l’épreuve « corps et biens » la formule de son contemporain Wittgenstein, « Ce qui ne peut être dit, il faut le taire », cherchant désespérément à saisir dans cette mise en abîme l’impossibilité même de dire qui ne cessait pour lui de marquer le passage du jour à la nuit, préfiguration de ce déclin vers l’obscur dans un monde qui n’aura d’autre horizon que sa propre fin, un monde où ainsi que l’écrit Trakl en 1914 à son ami Ludwig von Ficker, « l’existence ressemble à la mort » comme pour des millions d’hommes après lui sur les champs de bataille de la guerre qui s’abat sur l’Occident.
Au cours des dernières années, alors que les « démons » se font plus pressants dans sa vie, Trakl qui ne se soucie plus vraiment du devenir de ses poèmes, s’abandonne ainsi à l’ivresse qui le gagne, « perdu dans la noire destruction de novembre », comme si le mouvement intérieur qui l’avait porté à écrire, pouvait tout aussi bien le renvoyer au néant, envahi « par la suave musique de sa folie ».
Poète inscrit sur le double versant de l’histoire, en aval il préfigure la révolte « expressionniste » avec l’âpreté qu’il met dans sa « manière imagée » et son refus à consentir « à ce qui est », en amont là où s’enracine la modernité, il rejoint ceux des poètes qui ont métamorphosé la langue l’ouvrant sur l’indicible : Friedrich Hölderlin le « frère sacré » ainsi qu’il le nomme, Arthur Rimbaud dont il lit dès 1907 les premières traductions, Novalis auquel il consacre deux poèmes, Charles Baudelaire dont il découvre « Les Fleurs du Mal » avec leurs paradis artificiels dans le texte français, et Nietzsche pour lequel il s’enthousiasme à la lecture de son « Zarathoustra ».
Aujourd’hui, par-delà les tragédies du vingtième siècle, pour qui a reconnu dans sa parole poétique des fulgurances qui touchent au plus intime de l’être et rendent sa voix si proche que nous ne voulons plus le quitter, il est ce « passant considérable » qu’accompagnent d’autres silhouettes étranges qu’il rencontra dans les cafés de Vienne ou de Berlin, comme par mégarde. Il fréquentait davantage ces lieux pour y retrouver l’ivresse du vin que pour débattre des problèmes du temps, « pauvre Lélian »[3] égaré dans la ville et ses « noirceurs » devenue le théâtre d’une existence déchirée entre l’appel de la lumière et la fatalité de l’ombre.
Relevons sur son passage les noms de Karl Kraus, redoutable écrivain polémiste, auteur de la célèbre revue autrichienne Die Fackel dans laquelle furent publiés les premiers poèmes de Trakl, Ludwig von Ficker, l’ami infatigable qui plus tard rassemblera ses textes, et Else Lasker-Schüler, « la fiancée du vent » qu’il rencontre à Berlin en 1914, étonnante égérie de l’expressionnisme allemand, si proche de lui dans sa vie de bohème qu’elle lui rappelait sa sœur Grete.
Retourner sur les pas de Trakl, c’est aussi aller à la rencontre de « la sœur », cette silhouette vacillante qui hante nombre de ses poèmes sans pour autant laisser deviner la nature exacte d’une relation si étroite entre eux que l’ombre de l’inceste a fini par en constituer le mythe, celui de la transgression d’un interdit radical. Les lettres entre le frère et la sœur ayant disparu, sans doute détruites par la famille, il reste des spéculations qui alimentent l’image délétère du poète maudit, alors que la réalité accablante de l’époque constitue par elle-même, pour qui veut bien s’y attarder et en prendre toute la mesure, le ferment de cette détresse à l’œuvre dans le corps et la voix si particulière du poète Georg Trakl, « une diction douce, qui semblait tourner autour d’un indicible mutisme »[4].
« Et dans l’azur sacré résonnent encore des pas de lumière. »
Traduire les poèmes de Georg Trakl, c’est tenter de saisir la réalité palpable d’une écriture nourrie de tradition et dont le lyrisme deviendra la composante essentielle, comme pour en retrouver l’étoffe taillée dans l’épaisseur sonore de la voix qui s’y loge — au détour d’une volée de mots dans cet entre-deux du jour et de la nuit brûlant au cœur des choses « l’ardente paille »[5] du poème —, c’est reprendre un à un les fils du réel parmi les métamorphoses sans nombre de la langue, c’est tisser à nouveau la rude toile au vif-argent d’une vie qui voisine avec les astres, la vigueur allemande courant sous « le soleil des mots » par l’unique chemin qui décline à l’orée même de vivre, sentinelle obstinée d’un invisible incendie.
Par la rage des vents dévêtu, il va sur d’étranges hauteurs sous l’éclair qui se brise — lumière et souffle, éclat panique — au passage de la ligne, feu sur la lande, nulle autre vision quand l’esprit se dérobe à l’embrasement du couchant. Voici Georg Trakl dans la forêt des signes où la mort seule est venue qui éclaire ses jours parmi les « Grands astreignants »[6], tourné vers le lieu de son abandon. Il survit dans « la maison nocturne des douleurs » poursuivant son rêve éveillé sur « les sentiers lunaires des séparés », au plus profond du sommeil comme « en d’obscurs poisons ». Le cœur ivre, il se souvient de ses vagabondages perpétuels à l’heure du tourment, de la liqueur d’or qui luit dans la bouche de la nuit, de la brûlure du pavot et de son « chaos d’images » qui ruisselle sur la « neige noire » des toits. L’écharde est dans la chair où s’exténue le secret de l’enfance entrelacé dans les intermittences d’une flamme, cette « faute contre le sang »[7] qui palpite sous l’écorce des pierres.
Ainsi celui qui se disait lui-même « livré depuis des années aux aléas de l’existence » et qui cherchait « la possibilité de s’adonner en toute quiétude à [son] propre silence » saura remercier ses amis dans ses dernières lettres pour leur aide et leur sollicitude, espérant à mots couverts que « quelque chose puisse en sortir et devenir poème », paroles soutenues de braises lentes jusqu’à n’être plus qu’une source échappée d’une rive à l’autre de la vie, qu’un souffle renversé dessous le ciel, soleil et mort confondus.
Étranger en lisière d’un monde assuré de sa perte, « apatride au front sombre », il demeure le « nu perdu » qui veille dans l’obscur au bout des chemins d’encre.
« Es ist die Seele ein Fremdes auf Erden. »
« L’âme est un étranger sur terre. »
*
Georg Trakl est né le 3 février 1887 à Salzbourg. Il est issu d’une famille aisée de commerçants originaires de Hongrie, « fière d’habiter dans l’une des plus belles villes de l’Empire ». Durant son adolescence, il découvre l’usage des drogues dans le cercle des amis qu’il fréquente. Sous l’influence de ses lectures, Stefan George, l’une des figures emblématiques de la poésie allemande au début du vingtième siècle, Hölderlin, Novalis, Nietzsche, Baudelaire, Verlaine, puis Rimbaud, il est séduit par « la magie du langage », autre chemin d’accès vers les Paradis artificiels qui deviendront peu à peu la pointe extrême de sa vie entrée dans un cercle maléfique dont il ne songera jamais à s’échapper. Son œuvre comprend pour l’essentiel deux recueils de poèmes qu’il a lui-même préparés en vue de leur publication chez Kurt Wolff, un jeune éditeur de Leipzig : Gedichte/Poésies (1913) et Sebastian im Traum/Sébastien en rêve (1915). Ludwig von Ficker, directeur de la revue Der Brenner qui publia ses derniers poèmes, a joué un rôle déterminant pour la sauvegarde de son œuvre poétique.
En cette première année de commémoration de la Grande guerre de 1914–1918, il convient de rappeler que si Georg Trakl, poète et soldat autrichien, n’est pas mort sur le front ni tombé au champ d’honneur, la guerre avec ses fracas sans nombre a accompagné sa mort, et les circonstances particulièrement brutales de ce conflit dont nous mesurons aujourd’hui la dimension tragique aux conséquences effroyables pour des millions d’êtres humains en Europe, ont sans nul doute précipité sa fin dans le chaos d’une époque meurtrière où la vie d’un poète de 27 ans ne pouvait que se briser, sans retour possible sur les écueils du temps. Le jour où il partit pour le front, avant de quitter ses amis, Trakl lâcha ces quatre mots : « Cela va être terrible ! » Sans doute la guerre coïncidait avec cette « malédiction » qui déjà menaçait sa vie.
Georg Trakl en 1908
Un des poèmes majeurs de Georg Trakl
Psalm
Karl Kraus zugeeignet
Es ist ein Licht, das der Wind ausgelöscht hat.
Es ist ein Heidekrug, den am Nachmittag ein Betrunkener verläßt.
Es ist ein Weinberg, verbrannt und schwarz mit Löchern voll Spinnen.
Es ist ein Raum, den sie mit Milch getüncht haben.
Der Wahnsinnige ist gestorben. Es ist eine Insel der Südsee,
Den Sonnengott zu empfangen. Man rührt die Trommeln.
Die Männer führen kriegerische Tänze auf.
Die Frauen wiegen die Hüften in Schlinggewächsen und Feuerblumen,
Wenn das Meer singt. O unser verlorenes Paradies.
Die Nymphen haben die goldenen Wälder verlassen.
Man begräbt den Fremden. Dann hebt ein Flimmerregen an.
Der Sohn des Pan erscheint in Gestalt eines Erdarbeiters,
Der den Mittag am glühenden Asphalt verschläft.
Es sind kleine Mädchen in einem Hof in Kleidchen voll herzzerreißender Armut!
Es sind Zimmer, erfüllt von Akkorden und Sonaten.
Es sind Schatten, die sich vor einem erblindeten Spiegel umarmen.
An den Fenstern des Spitals wärmen sich Genesende.
Ein weißer Dampfer am Kanal trägt blutige Seuchen herauf.
Die fremde Schwester erscheint wieder in jemands bösen Träumen.
Ruhend im Haselgebüsch spielt sie mit seinen Sternen.
Der Student, vielleicht ein Doppelgänger, schaut ihr lange vom Fenster nach.
Hinter ihm steht sein toter Bruder, oder er geht die alte Wendeltreppe herab.
Im Dunkel brauner Kastanien verblaßt die Gestalt des jungen Novizen.
Der Garten ist im Abend. Im Kreuzgang flattern die Fledermäuse umher.
Die Kinder des Hausmeisters hören zu spielen auf und suchen das Gold des Himmels.
Endakkorde eines Quartetts. Die kleine Blinde läuft zitternd durch die Allee,
Und später tastet ihr Schatten an kalten Mauern hin, umgeben von Märchen und heiligen Legenden.
Es ist ein leeres Boot, das am Abend den schwarzen Kanal heruntertreibt.
In der Düsternis des alten Asyls verfallen menschliche Ruinen.
Die toten Waisen liegen an der Gartenmauer.
Aus grauen Zimmern treten Engel mit kotgefleckten Flügeln.
Würmer tropfen von ihren vergilbten Lidern.
Der Platz vor der Kirche ist finster und schweigsam, wie in den Tagen der Kindheit.
Auf silbernen Sohlen gleiten frühere Leben vorbei
Und die Schatten der Verdammten steigen zu den seufzenden Wassern nieder.
In seinem Grab spielt der weiße Magier mit seinen Schlangen.
Schweigsam über der Schädelstätte öffnen sich Gottes goldene Augen.
Psaume
Dédié à Karl Kraus
Il y a une lumière que le vent a ravie.
Il y a sur la lande une auberge qu’un homme ivre quitte dans l’après-midi.
Il y a une vigne brûlée et noire avec des creux pleins d’araignées.
Il y a une pièce aux murs blanchis de lait de chaux.
Le fou est mort. Il y a une île des mers du Sud,
Pour accueillir le dieu Soleil. Les tambours battent.
Les hommes rythment des danses guerrières.
Les femmes roulent des hanches parmi les lianes et les fleurs de feu,
Lorsque chante la mer. Ô notre paradis perdu.
Les nymphes ont abandonné les forêts d’or.
On porte en terre l’Étranger. Alors déferle une pluie de lumière.
Le fils de Pan se montre sous les traits d’un terrassier
Qui dort à midi sur l’asphalte brûlant.
Il y a des petites filles dans une cour avec des robes de misère à déchirer le cœur !
Il y a des chambres débordantes d’accords et de sonates.
Il y a des ombres qui s’embrassent devant un miroir sans tain.
Aux fenêtres de l’hôpital se réchauffent des convalescents.
Un vapeur blanc remonte le canal chargé d’épidémies sanglantes.
L’étrange sœur hante à nouveau les mauvais rêves de quelqu’un.
Étendue sous les noisetiers, elle joue avec ses étoiles.
L’étudiant, peut-être son double, la regarde longuement de la fenêtre.
Derrière lui se tient son frère mort, ou bien le voici qui descend le vieil escalier tournant.
Dans l’ombre des châtaigniers bruns a pâli la silhouette du jeune novice.
Le jardin est dans le soir. Dans le cloître les chauves-souris s’envolent, ailes battantes.
Les enfants du concierge abandonnent leurs jeux et cherchent l’or du ciel.
Derniers accords d’un quatuor. La petite aveugle court en tremblant dans l’allée,
Plus tard son ombre à tâtons longe les murs froids, cernée de contes et de légendes saintes.
Il y a un bateau vide qui descend au fil du soir l’obscur canal.
Dans la ténèbre du vieil asile croulent des ruines humaines.
Les orphelines mortes sont couchées près du mur du jardin.
Des chambres grises sortent les anges aux ailes maculées de boue.
Des vers tombent de leurs paupières flétries.
La place devant l’église est sombre et silencieuse, comme aux jours de l’enfance.
Sur leurs semelles d’argent s’éloignent des vies antérieures
Et les ombres des damnés glissent vers les eaux qui soupirent.
Dans sa tombe, le magicien blanc joue avec ses serpents.
En silence au-dessus du calvaire s’ouvrent les yeux d’or de Dieu.
(Septembre 1912)
Ce poème extrait du recueil Gedicht/Poésies inaugure une nouvelle manière où apparaissent les vers libres avec un découpage en séquences et des reprises qui font écho à la lecture des Illuminations de Rimbaud dont Trakl reprend la formule « Il y a », en mettant ici l’accent sur la dimension visuelle d’un flot d’images et de visions.
Traduction et présentation Alain Fabre-Catalan – Décembre 2014
[1] « La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur / Qui se pavane et s’agite une heure sur la scène / Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire / Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, / Et qui ne signifie rien. » Ainsi parle Macbeth apprenant le suicide de la reine dans la célèbre pièce de Shakespeare.
[2] On reconnaîtra ici quelques mots extraits de la première phrase des Chants de Maldoror de Lautréamont, en forme de salut adressé au lecteur de Trakl.
[3] En 1884, alors qu’il sombre de nouveau dans l’alcool, Verlaine publie Jadis et Naguère, qui compte quelques chefs-d’œuvre, dont son « Art poétique ». La même année, il fait paraître Les Poètes maudits, étude consacrée notamment à Tristan Corbière, à Rimbaud, à Mallarmé et à lui-même – sous l’anagramme du « Pauvre Lélian » –, ce qui lui vaudra d’être promu, malgré lui, initiateur du symbolisme.
[4] En août 1950, Ludwig von Ficker confirmera à Gustave Roud que Trakl était habituellement « un homme qui se taisait ».
[5] « Mes jours s’en sont allés errant / Comme, dit Job, d’une touaille / Font les filets, quand tisserand / En son poing tient ardente paille : / Lors, s’il n’y a nul bout qui saille, / Soudainement il le ravit (…) » : cette expression tirée du fameux poème, Le testament de F. Villon, fait ici référence aux derniers écrits de Trakl qui ont incontestablement une dimension testamentaire.
[6] C’est l’expression employée par René Char dans le recueil Recherche de la base et du sommet pour rendre hommage aux créateurs, poètes, écrivains et philosophes qui ont préparé la voie de l’art moderne, et parmi lesquels Georg Trakl ne saurait manquer de trouver sa place.
[7] Il s’agit du titre d’un poème de Trakl « Blutschuld/Faute contre le sang » faisant partie du recueil posthume « Aus goldenem Kelsch/Le calice d’or » composé en 1909. Il fut retiré du recueil lors de sa publication en 1939 à la demande de la famille à cause d’une allusion à l’inceste qui transparaît dans certains vers : « Menace de la nuit sur la couche de nos étreintes. / Quelque part murmure une voix : qui vous délivrera de la faute ? / Encore tremblant de cette volupté maudite et douce, / Nous implorons : pardonne-nous, Marie, dans ta grâce ! »