Eurydice, Ecoute et Voix du silence, Muse de la poésie orphique
La Quête d’une langue du Paradis
Je veux ici poursuivre ma réflexion esquissée au cours du Printemps des poètes 2019, dans le cadre de la Table-ronde que j’ai organisée au Château de Solliès-Pont sur le thème : « Eurydice ou la Voix du silence ».
Cet article fait aussi écho à ma dernière œuvre poétique parue aux éditions Alcyone ( Avril 2019 ) sous le titre « La Beauté Eurydice ».
Alcyone est la plus importante des sept étoiles – les Pléiades- Elle signifie la paix et n’est pas sans lien avec la vocation d’Orphée, chantre du sublime amour, de l’harmonie et de la beauté qui par la grâce de son chant finira par charmer non seulement les Furies mais aussi le maître des Enfers Hadès et son épouse Perséphone.
« La Beauté Eurydice » procède de la même source d’inspiration que mes œuvres précédentes : « Orphée au rivage d’Evros » publiée aux éditions du Petit Véhicule en 2017 et Orphée, Zéphyr en Azur publiée en français et roumain aux éditions Bibliotheca Universalis en 2018.
Quelle magie pouvait incarner ce chant mythique du prince de la dynastie des poètes qui s’en alla jusqu’en enfer pour ramener son épouse Eurydice à la lumière du séjour terrestre ?
Galerie de l’Or du temps N°69 : Georges de Rivas, Orphée au rivage d’Evros, Editions du Petit véhicule, 2017.
Le Grec antique pour qui la mort était une hantise adhérait à cette vision du poète porté par le souffle de l’inspiration orphique : il vénérait les grands poètes nimbés du sceau cratylique, ceux qui accordaient leur souffle à la beauté d’une langue portée par les ailes d’un ample souffle rythme périodique.
Revisitation de la légende d’Orphée,« La Beauté Eurydice » s’inscrit dans cette filiation littéraire, mythique et spirituelle .
Son originalité me paraît résider en un dialogue permanent entre Orphée et Eurydice, liés l’un à l’autre comme la parole au silence.
La beauté de cette œuvre m’apparaît inspirée par une vision orphique du monde et le souffle retrouvé d’une langue où la poésie et la musique, renouant leur alliance originelle déploient au-dessus du néant les ailes d’un lyrisme flamboyant.
J’espère que mes lecteurs seront sensibles à la veine poétique et musicale del’ œuvre, à son ampleur imaginative et à sa profondeur harmonique .
Eurydice se révèle ici comme la source d’eaux-vives d’où jaillit le poème aimanté par sa Présence-Absence . Le silence d’Eurydice est le philtre d’amour qui opère la magie enchanteresse d’Orphée. Ce chant est puisé à même l’essence du Logos, poème orphique en résonance avec le Verbe, l’Origine. Et peut-être Eurydice, haute voix du silence qui prend la parole, faisant écho au poème de Leconte de Lisle intitulé Khiron, a‑t-elle voulu nous révéler, mystère demeuré mystère « Le chant qui n’étant plus est toujours entendu » ?
Eurydice est à la fois l’Ecoute et la Voix du silence murmurant à l’oreille d’Orphée qui égrène la plainte de son chant sur le rosaire de son absence. La quête d’Orphée et l’élévation de son chant naissent de l’aiguillon de sa part divine, éternelle, l’ange invisible de l’amour intangible qui l’attend par delà les brumes fongibles du néant …
Orphée et Eurydice ne forment qu’une seule et même entité, portés depuis l’éternité par le souffle de l’Androgyne Primordial. Comme le Logos et le silence, ils baignent dans une seule et même substance d’amour. Et Eurydice précède Orphée comme l’Ecoute, la parole…
Matrice féconde, insondable mystère, elle est telle l’Alma Mater, la source inépuisable de son vers : l’origine de sa quête et de son chant tissé de désespérance et d’espérance. Elle est la primordiale voix du silence d’où émane le verbe des mondes.
Réverbération de la musique des sphères où vibra la lumière incréée, elle est la muse inspiratrice, le souffle de la nuit antérieure qui résonne dans l’ouïe intérieure du poète, l’oreille du cœur par laquelle Beethoven, dans le silence de sa surdité percevait les émotions du grand opéra de l’univers..
Gustave Moreau, Orphée.
Et n’est-il pas avéré que l’Opéra est né avec l’Eurydice de Giulio Cassini et Jacopo Peri en 1600, précédant l’Orfeo de Monteverdi en 1607 ? « La lumière a un âge, la nuit n’en a pas » écrit René Char, aphorisme qui révèle métaphoriquement la nature du rapport d’Orphée à Eurydice.
Quant à l’œuvre initialement évoquée « la Beauté Eurydice », il s’agit à la fois du livre de la présence-absence et de la lumière-amour dont est tissé la parole orphique : oraculaire, prophétique.
Evocation de l’éternel amour, poème où Muse de la poésie orphique, Eurydice sort de son silence et s’adresse à Orphée revenu sur terre, depuis cet au-delà où elle séjourne encore !
Et comme l’augure l’une des acceptions étymologiques de son nom « Grande Justice », son apparition ne peut avoir lieu qu’en une fin des temps — Apocalypse qui verrait la transfiguration de l’Histoire ou en ce pur instant d’éternité – petite apocalypse et révélation de la beauté dans la foudre enchantée du poème.
Souffle éthéré du silence d’où jaillit la poésie, La Beauté Eurydice s’accorde à la parole de René Char : « Il semble que ce soit le ciel qui ait le dernier mot, mais il le prononce à voix si basse que nul ne l’entend jamais » . La voix qui murmure derrière le mur d’éther silencieux où l’ont recluse les dieux, c’est la voix de la Muse de la poésie orphique, la voix d’Eurydice ressuscitée, Grande Justice réapparue derrière les closeries du plus haut silence !
Eurydice est la voix du silence, l’ange tutélaire d’Orphée.« Ange, ce qui tient en nous ‚à l’écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence » écrit René Char
Elle est la muse de la poésie orphique, miroir où se reflète l’Âme du monde, la source d’inspiration déjà évoquée de ce « chant qui n’étant plus est toujours entendu .
Par Elle, la lumière de la parole est réverbéréeen l’ âme d’Orphée. Lumière de la parole dont la substance est l’Amour, Lumière- amour du Logos d’avant la lumière sensible, vibration du verbe dans le cristal du silence primordial. Et dans le jardin de son silence imprégné d’une pure substance d’amour, est perpétuellement éclose la rose d’une nouvelle parole sur l’Homme et le cosmos, née des noces de l’Eros et du Logos !
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II. Quête d’une Langue du paradis, mystère d’amour et présence du Logos.
Orphée et Eurydice forment avec Dante, seule figure ici de poète dont l’existence est attestée comme sa muse inspiratrice Béatrice un quatuor à cordes angéliques dont les fibres de l’âme résonnent de la traversée des cieux et des enfers.
Orphée et Eurydice, figures mythiques issues du ciel pré-chrétien, de la Grèce antique vivent leur chemin initiatique comme descente aux Enfers, catabase à laquelle répond l’Anabase, ascension finale de Dante guidé par Virgile et Béatrice au livre III vers le Paradis. Or le mythe d’Orphée comme la Divine Comédie sont animés par la quête d’une langue du Paradis, marche dans l’indicible, élévation et aimantation de l’âme vers la lumière de l’impossible amour.
Orphée comme Dante figure de l’incarnation de la poésie orphique vivent le deuil irréparable et la quête de cet impossible amour. Seule une langue divine, un chant de l’Origine s’avèrent capables de délivrer cette parole magique, enchanteresse où les dieux et les hommes conversaient dans le Paradis . Au Chant 23 de la Divine Comédie Dante l’exprime avec lucidité . « et à la lumière vive transparaissait/la substance brillante, si claire/dans mon regard qu’il ne pouvait la soutenir. » Et elle (Béatrice) me dit : « Ce qui t’abat/ est une force à quoi rien ne résiste./ Là est la sagesse et la puissance/qui ouvrit la voie entre ciel et terre,/dont jadis le monde eut un si long désir. »
Dante nous dit : « ainsi mon esprit dans ce banquet/devenu plus grand, sortit de soi-même/et ne sait plus se souvenir de ce qu’il fit. »
..Si à présent résonnaient toutes les langues/que Polymnie fit avec ses sœurs/les plus nourries de leur lait si doux/pour me secourir/On n’atteindrait pas au millième du vrai, en chantant le saint rire,/et comme la sainte lumière le rendait pur ;/ainsi en décrivant le paradis/ le poème sacré doit faire un saut,/comme celui qui trouve la voie interrompue. » (Le paradis , p.219 ) .
Au seuil de cette parole impossible, parole du plus haut silence se sont heurtés tous les grands poètes, « marche forcée dans l’indicible » pour Char et Rimbaud s’écriant : « je n’ai que des mots païens » ne pouvant révéler son expérience intérieure au seuil d’une vision supra-sensible.
« Les mots manquent » écrit encore Hölderlin qui se consume dans le feu de son intuition ayant perçu le Logos comme l’origine de toutes choses !
René Char a saisi l’essence de ce mystère, l’identité narrative du Logos devenu langage, qui se déploie et se connaît lui-même dans le poème ! Sur un ton prophétique il dit la venue imminente du poème et sa vocation éminente : « Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux ».
Dante a aussi éprouvé cette impuissance à évoquer par son verbe cette splendeur de la Beauté que la poésie a vocation à dévoiler :« Il me sembla que son visage flamboyait, et elle avait les yeux si pleins de joie/qu’il me faut passer outre sans en parler (p.217 . Ed Gallimard).
Georges de Rivas, La beauté Eurydice, extraits dits à deux voix.
Aussi devrions- nous nous tourner vers les fragments d’Héraclite : « A l’âme appartient le Logos qui grandit par lui-même » ou bien « Car le Logos est le bien de l’âme et prend en elle de la force ». Puissance du commencement est le mystère de l’Amour ‚substance divine où s’origine le Verbe, la lumière de la parole poétique !
L’âme humaine et le Logos à jamais liés l’un à l’autre, prédestinés!L’âme humaine où brûle et s’embrase l’étincelle du Logos originel et éternel ! Quand retentit le dernier écho du Verbe, le Logos fait une place dans l’âme pour un monde nouveau, capable d’engendrer un commencement. Ce commencement, ce principe c’est le Logos prenant conscience de lui-même . Eurydice est la muse inspiratrice, l’écoute et le silence, l’absence où s’aimante l’origine de la parole : semaison et moisson de sons inouïs qui s’élèvent et fulgurent dans la nuit de l’âme poétique. Le regard de l’âme revient à l’origine et contemple le Logos dans son principe . La lumière de la parole résulte de ce commencement primordial. Et cette lumière de la parole qui apparaît et résonne dans la poésie émane de l’Origine ; elle est lumière invisible dont la substance est l’Amour. C’est là l’essence de la vision de Novalis : «L’amour est le commencement et la fin de l’histoire du monde, l’amen de l’univers ».
Il ne s’agit pas de la précieuse et vitale lumière du jour, la lumière visible saisissable par les sens, en premier lieu par le sens de la vue, mais bien de la lumière numineuse de l’Origine. Il s’agit de la lumière de l’âme perçue par l’ouïe intérieure où se reflète l’âme du monde. C’est la lumière qui vibre dans la nuit où chemine Eurydice. Et cette lumière d’or qui auréole l’âme du poète est réverbération du Verbe des origines, émanation d’une pure résonance du Logos en l’âme du poète.
C’est que l’amour, la tombe, et la gloire et la vie,
L’onde qui fuit, par l’onde incessamment suivie,
Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix que le dieu que j’adore
Mit au centre de tout comme un immense écho sonore.
Victor Hugo au cœur de cet immense écho sonore, est l’image des poètes qui parlent la langue des échos, poètes échophones vibrant en ce pays de poésie que nous pouvons appeler Echophonie ! Et Victor Hugo nous précise sa vision : « Car le mot, qu’on le sache est un être vivant, c’est le Verbe et le Verbe c’est Dieu ». Le poète dans sa nuit d’exilé porte en lui le souvenir de sa patrie spirituelle, il en perçoit l’écho, celui d’un son qui va l’éveiller à sainte réminiscence et le mettre en résonance avec cette vibration de la parole des origines, en cette singulière et double expérience échophonique et échophanique ! Et sur l’autel nuptial du silence et de l’éclair poétique, du son et de l’image lequel se voit investi de la préséance dans la fulguration du poème ? Chez les poètes orphiques, comme l’atteste Victor Hugo c’est cette expérience de l’immense écho sonore qui impose sa prééminence ! C’est dire que l’apparition de l’image, du poème écrit rendu visible procède de cette vibration du verbe, cette résonance échophonique ;
René Char dévoile un pan de ce mystère poétique par ces paroles : « Il faut que les mots soient pourvus de cet écho antérieur qui fait occuper au poème toute sa place, sans se soucier de ce réel dont il est la roue disponible et traversière ».Il s’agit bien de l’expérience « d’un son levé avant nous ». Les mots sont investis d’un contenu de connaissance et d’une puissance de révélation ! Ils sont investis d’une charge affective-émotionnelle de pure essence cosmique. Parole tissée d’amour, le poème orphique se révèle comme l’accord renoué entre poésie et musique, telle qu’imaginée en cette Origine qui est le Verbe. L’ouïe intérieure vibre à la musique des sphères ! Poésie et Musique sont en vérité unies comme le dit Jorge Borgès dans son Essai sur la Poésie : « Nous avons mentionné le fait que dans la musique on ne saurait dissocier la forme et la substance et que c’est en fait lamême chose. Il y a lieu de penser que dans une certaine mesure le même phénomène se produit en poésie »
Pour Borgès, les mots ont été à l’origine des métaphores, échos de la nuit antérieure,sonorités cosmiques originelles devenues images dans le langage de Poésie. Cette imagination poétique irriguait la vie des peuples de tradition orale, tels ceux du Nord de l’Europe. « Quand ils entendaient le mot Thunor, ils entendaient à la fois le sourd grondement dans le ciel , voyaient l’éclair et pensaient au dieu. Les mots étaient chargés d’un pouvoir magique » dit Borgès.
Gaston Bachelard déplore quant à lui la perte de la parole vivante : « En lisant les mots, nous les voyons, nous ne les entendons plus »
Ainsi devons-nous faire retour au sens originel de la Parole qui est le sens du mystère, du Moi humain, du Moi d’autrui et du monde. Le Verbe, le chant de l’univers fut au commencement, avant l’écrit et Orphée est le poète inspiré par l’ Ether, le messager de la Beauté conçue dans l’existence prénatale, le chantre en qui résonnent les grandes émotions de l’Univers . Il est réminiscence et présence du Logos, lumière-amour du chant, magie de la poésie qui enchanta les Furies de l’Enfer . Il incarne l’ Espérance-Poésie au cœur tourmenté de l’ Homme assiégé par les puissances du mal aux marches tragiques de l’histoire…Il garde intacte la flamme de l’amour qui ne fut pas emportée par Prométhée, héros de la liberté.
Il est l’espérance invincible de l’âme aux marches du temps et sa harpe divine berce sous les arches de l’éternité le grand dessein de la beauté qui sauvera le monde
Ainsi est-t-il le chantre de la dynastie des sons et des mots éclos au sein de ce cosmos originel où apparût le Logos essaimant ses déclinaisons harmoniques d’éternité en éternité dans le mystère de l’unité consubstantielle de la musique et de la poésie.
Ainsi est-t-il à jamais traversé par le grand souffle de l’amour où vibre sa voix-lyre qui aimante le vaisseau-terre chargé d’histoire sur l’océan du devenir.
Carolyne Cannella et Georges de Rivas.
Et son cœur qui palpite à l’unisson des émotions de l’univers et des passions humaines est la demeure de l’âme du monde où résonne l’écho de la nuit antérieure et son cortège de chants inouïs apparus pour apaiser les tourments des Furies qui dévastent l’Histoire.
Dans son livre « Les Dieux antiques » paru en 1880, Max Muller trouve que le nom d’Orphée découle de l’indien Ribhu et Mallarmé s’en fait l’écho : « Ribhu paraît avoir été donnée, à une époque très primitive, au soleil. On l’applique dans les Védas à de nombreuses déités. « Le sens primitif d’Orphée » semble avoir marqué l’ énergie et le pouvoir créateur. » (Mallarmé, O.C, p.1240) Ceci nous ramène à l’essence de la vision orphique du monde qui voudrait que l’univers apparu dans ses formes visibles ne soit que la cristallisation de vibrations sonores émanées du Verbe originel. De sorte que toute forme terrestre serait une vibration, une onde musicale comme ensorcelée dans la matière. C’est là l’idée de Maya avancée par la tradition hindoue pour désigner le monde apparent , dans le sens d’une réalité phénoménale issue de l’impulsion originelle du Verbe ou de présences numineuses.
Nomen, Noumen, mystère du rapport de l’invisible et du visible, Du Nom à son essence. Et le soleil est le lieu d’émanation de cette musique des sphères, de même qu’Orphée est voix-lyre descendue des hauteurs suprasensibles de l’univers pour enchanter le cœur de l’homme et toutes choses sur la terre. Et c’est là sans doute le message des Védas. Les textes védiques évoquent la notion de « Shruti » mot qui signifie en Sanscrit le fait d’entendre. Et c’est le nom qui fut donné à la Révélation par les sages, les sept Rishis de l’Inde védique. D’où le sens de texte entendu ou texte révélé. Car il s’agit bien d’une connaissance intuitive, d’une audition intérieure ! Shruti est un mot composé signifiant à la fois oreille, audition et connaissance révélée. Texte-Parole saisi par illumination du cœur, par l’ouïe intérieure, c’est à dire l’oreille du cœur ! Orphée inspiré par sa muse, Eurydice, car ici encore elle est l’écoute, la clairaudience de l’âme de pure nature suprasensible.
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III. Orphée sous le regard de Leconte de Lisle
Or c’est là le message essentiel transmis par le poème de Leconte de L’Isle intitulé Khirôn où Orphée rend visite au Centaure. Car voici précisément ce que Khirôn qui s’apprête à quitter le séjour terrestre dit à Orphée sous forme d’éloges.
Ainsi divin Orphée, ô chanteur inspiré,
Tu déroules ton cœur sur un mode sacré.
Comme un écroulement de foudres rugissantes,
La colère descend de tes lèvres puissantes ;
Puis le calme succède à l’orage du ciel ;
Un chant majestueux qu’on dirait éternel
Enveloppe la lyre entre tes bras vibrante ;
Et l’oreille attachée à cette âme mourante,
Poursuit dans un écho décroissant et perdu
Le chant qui n’étant plus est toujours entendu.Le Péléide écoute, et la lyre est muette !
Altéré d’harmonie, il incline la tête :
Sous l’or de ses cheveux, d’une noble rougeur
L’enthousiasme saint brûle son front songeur ;
Une ardente pensée, en son cœur étouffée,
L’oppresse de sanglots ; mais il contemple Orphée
Et dans un cri sublime il tend ses bras joyeux
Vers cette face auguste et ces splendides yeux
Où du céleste éclair que ravit Prométhée
Jaillit, impérissable une flamme restée ;
C’est Eurydice qui est l’ange gardien de cette flamme impérissable jusqu’à la fin des temps. Ainsi porte-t-elle son nom et sa vocation de Grande Justice pour l’accomplissement du grand Dessein de la Terre : l’Amour !
C’est l’écho du Verbe des mondes, la musique de la nuit antérieure qui résonne en l’ouïe intérieure ; «Et du céleste éclair, jaillit une flamme restée » : il s’agit bien du feu que Prométhée a ravi aux dieux au nom de la liberté et au prix d’une terrible expiation! Mais en Orphée demeure une flamme impérissable et le mystère de la parole, de la création poétique dont il est dépositaire garde toutes ses chances, sa vocation à subsumer le malheur et à réenchanter le monde.
Et la poésie en son essence n’est-elle une sortie hors du champ étroitement littéraire, cette échappée belle de la parole antérieure à l’écrit ? N’est-elle pas la vocation originelle d’Orphée, cette voix-lyre capable de subsumer le malheur et de transfigurer le chaos du monde par la beauté du Chant ?
Comme si le destin eût voulu confier
La flamme où tous vont boire et se vivifier
Au fils de Kalliope, au Chanteur solitaire
Que chérissent les Dieux et qu’honore la Terre.
La voix-lyre d’Orphée demeure l’espérance du salut du monde , car à l’inverse de Prométhée, le fils de Kalliope est chéri des dieux et honoré par la terre . Orphée apparaît à la fois comme messager des rois et des dieux. Son pouvoir est dans sa voix et le Chantre le précise à Khirôn :
Cinquante rois couverts de brillantes armures
Attendent que ma voix te conduise jusqu’à eux ;
Tous m’ont dit :« Noble Orphée, aux paroles de miel
De qui la lyre ardente enchante et la terre et le ciel
Va ! Sois de nos désirs le puissant interprète.
C’est tout son être au monde ‚qui vibre dans sa voix indissociable de son écoute. Tout n’est-il pas dit dans les vers déjà évoqués :
Et l’oreille attachée à cette âme mourante poursuit dans un écho le chant qui n’étant plus est toujours entendu.
C’est bien là l’écho de « l’invincible Nuit de silence chargée » la vaste nuit antérieure perçue par l’ouïe divine, l’oreille du cœur.
Leconte de Lisle dans une ultime résonance à ce mystère du Verbe décrit le départ d’ Orphée « ce même Etranger que nul n’oublie,/ Et qui marche semblable aux Dieux ! Son pas est tourné vers l’Olympe, et d’un pied souverain/ Il foule sans le voir le sentier qui serpente. »
Ainsi Orphée n’use pas de son regard humain pour marcher, c’est son ouïe qui le guide,« son front serein est tourné vers l’Olympe. » Khirôn accueille Orphée dans son antre et le salue par ces paroles :
Ta parole, mon hôte, est douce à mon oreille,
Nulle voix à la tienne ici-bas n’est pareille.
Leconte de Lisle salue dans les derniers vers le fils de Kalliope « à la belle voix » à l’instant où le chantre de la Thrace disparaît à la vue du peuple à qui il vient d’adresser ses dernières paroles :
Il dit et disparaît. Mais la sublime Voix
Dans le cours de leur vie entendue une fois,
Ne quitte plus jamais leurs âmes enchaînées ;
Et quand l’âge jaloux a fini leurs années,
Des maux et de l’oubli ce souvenir vainqueur
Fait descendre la paix divine dans leur cœur.
Ainsi la voix d’Orphée est-elle gravée comme souvenir inoubliable et immarcescible dans les âmes humaines, elle est immémoriale et demeure à jamais entendue. Elle est pure harmonie accordée par l’âme du monde aux âmes humaines qui baignent dans sa lumière. Cette lumière de l’âme chère est le sanctuaire où descend la « paix divine » Car l’âme est dépositaire du souvenir impérissable de « la sublime voix entendue une fois ».
Et cette paix est l’aurore de nouveaux liens dans des cœurs unis dans l’amour divin car Orphée a vaincu pour tous le mal et l’oubli ! L’aurore que Mallarmé voulait voir dans des mots pareils à Euros, comme le mot Eurydice, la muse inspiratrice du soleil orphique, cette aube du jour éternellement nouveau dont les peuples anciens ne savaient pas au crépuscule du soir si elle serait là le lendemain ! Ainsi vit encore le poète « flamme restée »de l’Origine en attente du poème où viendra filtrer la lumière de son âme aux persiennes de cette nuit plus ancienne que le jour et les ténèbres de l’Histoire !
Invincible nuit de silence chargé, silence qui pour la première fois fois a parlé et chanté, et qu’a entendu le Péléide, Achille, demi-dieu stupéfait se tenant aux pieds de la voix-lyre d’Orphée, la voix dont Leconte de Lisle dit que « la lyre est muette ».
Et le Centaure Khirôn dont la sentence de mort a été proférée par les Dieux se tourne encore vers Orphée :
Mais Hélios encor, dans le sein de Nérée,
N’entrouvre point des dieux la barrière dorée ;
Tout repose, l’Olympe, et la Terre au sein dur.
Tandis que Séléné s’incline dans l’azur,
Daigne, harmonieux roi qu’Apollon même envie,
Charmer d’un chant sacré notre oreille ravie,
Tel que le noir Hadès l’entendit autrefois
En rythmes cadencés s’élancer de ta voix,
Quand le triple Gardien du Fleuve aux eaux livides
Referma de plaisir ses trois gueules avides,
Et que des pâles morts la foule suspendit
Dans l’abîme sans fond son tourbillon maudit !
Orphée et Eurydice, Auguste Rodin.
Le Centaure Khirôn est puni par les dieux pour avoir critiqué leur conduite, et il vient de perdre son statut d’Immortel. C’est à Orphée qu’il se confie car il incarne à ses yeux l’avènement de l’homme au statut divin.
Khirôn veut s’arracher au joug des dieux en proie aux passions fantasques et aux jugements arbitraires. Il s’écrie :
Mais d’où vient que les Dieux qui ne mourront jamais/Les Rois de l’Infini, les Implacables Maîtres/En des combats pareils aux luttes des héros,/De leur éternité troublent le sûr repos ? Est-il donc par delà leur sphère éblouissante ? Une Force impassible, et plus qu’eux tous puissante,
Khirôn,le sage se confie au prince des poètes : il va payer comme Prométhée le lourd tribut de la liberté et de l’intuition morale du Bien et du Mal. Et s’il se tourne vers Orphée c’est parce qu’il est sûr que « la Beauté sauvera le monde » fût-ce à la fin des temps ! Et c’est ce que suggère comme nous l’avons déjà évoqué le nom de sa nymphe, muse et éternelle épouse Eurydice : Grande Justice ! Celle-ci ne pourrait devenir effective qu’en raison d’une finalité morale et spirituelle, une sorte d’apocalypse ou de fin des temps.
Orphée chantre de la Beauté la porte toute entière dans son être et cela a été perçu par le jeune Achille au bord des sanglots. La lyre était muette et le Péléide l’entendait, comme si elle émanait de la lumière de l’âme du Chantre de la beauté dans le temps et l’éternité ! Comme si le chant qui venait d’outre-monde rayonnait par la seule présence d’Orphée. Et c’est dans cet événement intérieur qu’est le poème, mythique et spirituel de Leconte de Lisle, un pur moment d’initiation,un nouveau commencement de l’Histoire de l’âme et de l’Âme monde. Le poème dit ce recommencement possible du mythe, où l’âme humaine inspirée par l’âme du monde vient à chanter à travers Orphée, présence de la Beauté immatérielle sculptée dans la forme admirable du poème où exulté des sonorités et du rythme de la parole, l’invisible se donne à voir dans le miroir de l’âme. C’est là un grand moment d’initiation où Orphée apparaît comme le vivant principe moral-spirituel de la création, comme le modèle humain divin de civilisation face à toutes les formes de la barbarie.
Ce principe de civilisation a pour nom la Beauté de l’âme et pour boussole morale l’éthique de la vérité. La poésie est réminiscence et métamorphose de la clairvoyance originelle de l’Humanité et en tant qu’épopée de la langue vernaculaire de l’ Ether de la lumière et du son, en tant qu épopée du Verbe, elle est unité de la beauté et de la vérité ! Elle est traversée du Léthé, Aletheia ! Elle est résonance au Aleph primordial dont Dieu ne s’est pas servi pour la création du monde : autrement dit il s’agit d’une sonorité en réserve, un son du silence de la nuit originelle qui s’anime dans le chant d’Orphée, dont on entend l’écho réverbéré dans l’éternité momentanée du poème. Tout est ici lié à l’Ecoute. Le son précède la vision, l’image sur l’autel nuptial du langage orphique. Et cette sonorité originelle est celle de la voix du silence, c’est la voix même d’Eurydice qui murmure à l’oreille d’Orphée ! « Ecrire commence avec le regard d’Orphée » nous dit Maurice Blanchot, mais c’est un regard tourné vers le passé où Orphée voit Eurydice disparue comme une fumée emportée par le vent, un regard épouvanté qui se changera en ouïe guettant l’écho céleste du silence où s’est évanouie sa Bien-Aimée ! Et si Orphée a perdu à ce moment d’impatience son Eurydice, c’est parce que s’est produit en lui une défaillance de l’Ouïe. Orphée n’a pas su demeurer à l’écoute des pas légers d’Eurydice murmurant sa présence fidèle et déjà la joie de la sortie vers la lumière du Jour ! Et désormais seule son ouïe divine recouvrée peut compenser son incapacité à percevoir par ses yeux, la présence d’Eurydice, muse inspiratrice recluse dans les closeries de son silence cosmique !
Poésie naît de la nuit tourmentée d’Eurydice, de son silence habité comme de l’ouïe réenchantée d’Orphée. Cette ouïe intérieure vibre à jamais dans le poème orphique ; les sons de la lyre ont filtré par les persiennes de cette nuit où veille Eurydice, l’éternelle Bien-Aimée, muse du poète Orphée qui est, comme Marcel Destienne en a fait mention dans son livre « l’écriture d’Orphée, cette « voix qui ne ressemble à aucune autre » .
C’est Orphée qui engendre la lyre, une lyre-voix qui « jaillit comme une incantation originelle » et« se raconte dans ses effets davantage que dans son contenu.
Et ce divin contenu, au pouvoir magique, nul ne l’a jamais entendu et pourtant chacun peut croire un bref instant s’en être souvenu !.. Comme s’il écoutait aux portes de l’âme du monde où bat depuis toujours le cœur silencieux d’Eurydice !