La prose n’est qu’un prolongement de la poésie. Mais la poésie c’est le noyau, c’est tout, la source… C’est la disposition à l’Etat de Poésie qui compte, et même avant l’écriture des poèmes. Les poèmes ne m’intéressent pas en eux-mêmes ; c’est ce qui les fait écrire qui m’intéresse. (p.623)
Au détour d’une tout autre recherche, Pierre Smolik découvre en 2005 que Georges Haldas, humble poète et insatiable scribe genevois, avait été mis en fiche « comme des dizaines de milliers de citoyens suisses, à l’époque où les membres du parti communiste, ses sympathisants et ceux qui étaient en rapport de près ou de loin avec lui… » (P. Smolik, p.9). Le projet initial était de concocter un ouvrage d’entretiens basés « sur la fiche et les pièces qui s’y rapportent » (p.9). Le livre qui naît finalement devant nos yeux se compose de plus de sept cent pages d’un dialogue océanique dont le flux et le reflux débordent largement le cadre des interrogations premières. Il ne voit le jour que deux ans après le décès du poète et s’impose de lui-même dans la collection des Dossiers H habituellement constitués par les textes, hommages et analyses de plusieurs auteurs. Un final à l’image donc de ce discret écrivant qui aura publié un peu plus de 70 ouvrages depuis son premier recueil de poèmes, Cantique de l’Aube en 1942.
Né au cœur du mois d’août 1917 à Genève, d’une mère suisse et d’un père grec, Georges Haldas s’éteindra aux lueurs déclinantes de l’automne 2010. Obtenant à 24 ans le 1er prix Hentsch de littérature française, sa vie entière ne cessa de couler et de se transfigurer dans l’écriture. Chroniqueur, journaliste et correcteur au Journal de Genève de 1941 à 1947, il travailla pour différent éditeurs, Skira, La Baconnière, Marc Barraud, pour la revue et les éditions Rencontre, scénarisa trois téléfilms avec Claude Goretta, écrira et scénarisera, avec le même, le film La mort de Mario Ricci.
Le « scribe de la source », finement attentif aux graines intangibles du quotidien, aura au cours de sa vie, comme on dit du cours d’une rivière, pris le temps d’observer aussi bien extérieurement qu’intérieurement ces poussières lumineuses, ces invisibles petits rien de l’infini qui, pour celui qui les voit vraiment, finissent par se révéler les luminaires les plus purs et les plus somptueux. Révélateurs du tendre inachèvement de la beauté qui élève et rédime tout. Lire Haldas c’est suivre la lecture comme on suivrait le cours d’un ruisseau sans connaître sa destination.
Dieu merci l’inachèvement est notre condition. Qui est en même temps ouverture. (p.630)
Ardent client des cafés, patient gustateur des succulences lentes, des gestes modestes, un souffle léger passe dans toutes ses phrases à la minutieuse sculpture, son écriture soulève subrepticement le voile gris de l’apparente banalité pour vous laisser apercevoir ce que vous n’aviez pas encore conçu des merveilles du quotidien, comme en passant, sans vous l’indiquer d’un doigt aussi grossier qu’impératif. Lire Haldas c’est faire de la lecture un jeu de patience qui désaltère et apaise. Oserais-je dire « élève » ? Si tel est le cas, ce n’est jamais dans le monde idéal de l’abstrait, toujours dans celui du « supérieur » incarné (2). Toujours dans l’écoulement incessant et la révélation inachevée de l’écriture :
Vous ne serez jamais un retraité de l’écriture.
Non, jamais, à moins que je ne tombe malade, mais c’est autre chose. Je ne ressens pas de fatigue à écrire. Au contraire, le fourmillement des idées, même la nuit, parfois je n’arrive pas à dormir tellement il y a une abondance de choses qui me viennent. (p.629)
Il aura, entre autres, écrit sept volumes de chroniques sous le titre Confession d’un graine. « Si le grain de blé ne tombe en terre et ne meure… ». Cette graine de poète mise en terre aujourd’hui, nul doute qu’elle révélera à de très nombreux lecteurs encore sa force de germination. Nul doute qu’ils ne deviendront eux aussi des suiveurs de ruisseau. L’admirable travail de Pierre Smolik est un porche, beau et impressionnant. Il ne faut pas en avoir peur, au fil de ces presque 700 pages, c’est un jardin modeste mais vibrant et chatoyant qui se dessine sous nos yeux. On y entend le chant ténu mais persistant, sûr de lui, du ruisseau argenté de la « fraternité obscure des vivants »
Par contrecoup ce fichage absurde conduisit l’interlocuteur insensiblement à se nourrir d’éléments bien plus essentiels, abordés dans ses conversations avec Haldas. Une eau précieuse irrigua le désert des lignes fixées dans les classeurs fédéraux. Elle portait la voix d’un écrivain habité par la graine qui illumine sa vie quotidienne, cherchant à créer un pont entre le dedans et le dehors des êtres rencontrés en transcrivant le plus fidèlement possible leurs résonances en lui. (P. Smolik, quatrième de couverture).
Georges Haldas : En Etat de poésie
« La charité est cette clef », Arthur Rimbaud.
Rimbaud, le premier parmi les modernes semble fixer à la poésie un horizon tout autre que celui de la littérature. Sans doute Baudelaire le fit-il aussi.
Mais, comme tous les modernes qui ne peuvent avoir honte de ce terme ils ne font, finalement, que recouvrer la « vue », une certaine « vue ». Tel Arthur qui, s’étant « reconnu » poète, voulait se faire voyant. Sans doute ils furent au nombre des bourreaux et des victimes, chantres de l’ultime révélation poétique ils ne purent s’adapter à l’idée de son reflux nécessaire.
Eh quoi, donc !
Oui, si, précisément, la poésie surpassait une certaine forme de sacro-sainte littérature faites d’œuvres majeures et mineures et de carrière, par cela qu’elle est l’humble cœur oblatif de toute écriture, acceptant toujours/déjà son inévitable kénose, son « abaissement », son retrait ? (1) S’il n’y avait rien entre la danse oscillante des silencieuses et invisibles voyelles et toutes les res impitoyablement rationalisées qui s’achètent et se vendent à l’encan ?
C’est cette idée qui m’a saisie par les yeux en plongeant dans ce texte essentiel de Georges Haldas Les Sept piliers de l’état de poésie, et qui depuis lors ne m’aura plus lâchée au cours de mes lectures de ce poète subtil et généreux, en particulier en m’esbaudissant des féconds dévoilements de Le Christ à ciel ouvert, de Marie de Magdala ou du Livre des trois déserts.
Georges Haldas prend le chemin inverse. Loin des grandes orgues des épectases poétiques il regarde minutieusement ce qui tombe sous le sens et qui comble le sens. Du terrain de foot à la salle arrière ou à la terrasse d’un café, les habitudes « naturelles », les instants intangibles suspendus dans le vide. Dans cette contemplation contraire à toute extase, s’ouvre l’union infinie du dehors et du dedans propre à l’émotion poétique, à l’état de poésie :
Mais par quoi alors, direz-vous, se caractérise cette émotion poétique […] ? Eh bien, tout simplement — mais tout est là — parce qu’elle demande impérativement, cette émotion, à êtres dite. Transmise par des mots. Mieux : par une parole appropriée, seule capable d’y parvenir : poème ou prose inspirée. Or, cette particularité de l’émotion dite poétique constitue un phénomène d’une importance primordiale. A savoir que cette émotion poétique peut être causée par la vue d’une réalité extérieure à nous — […] — ou par la remontée : la brusque remontée en nous d’un souvenir par exemple — relevant de la réalité intérieure. Dans le premier cas, l’émotion poétique jaillit de la soudaine et inattendue rencontre du dehors — […]- et du dedans : notre psychisme. Ce que pour ma part […], je ne peux désigner que par “les noces du dehors et du dedans”. Qui nous permettent de mieux cerner encore la nature spécifique de cette émotion poétique, laquelle est à l’origine de ce que depuis longtemps nous avons appelé « l’Etat de Poésie ».
Georges Haldas, Les Sept piliers de la poésie, L’Age d’Homme, 2009, Lausanne.
Je me dois d’en dire plus pourtant.
Ces lectures ne sont pas seulement d’épars luminaires sur un trop obscur sentier, non plus que simplement de faibles rais de lumière sur les tracés sinueux d’un processus vital et spirituel, mais de véritables inclusions, des organes de perception s’intégrant dans un corps en cours de vivification. Des lectures qui sont les constituants d’un esprit informant l’âme naissante d’un corps vivant qui vient au monde. Qui vient pour défaire et faire le monde : « Nous participons à la création du monde en nous dé-créant nous-mêmes », disait Simone Weil.
Lorsque l’on découvre Haldas, on découvre Haldas. Par-delà les livres et les textes. L’être, la personne… le poète, le poète qui est l’icône de la personne. Le poète qui fait que devient possible l’iconisation du texte, la transhumanisation de celui qui corps-et-âme se livre à l’écrire. Le poète qui est la présence invisible de la personne…
La part de la poésie « en tant que telle », sous forme de « poèmes » n’est pas la plus importante de l’œuvre d’Haldas. Comment définir le « reste » ? Chroniques ? Carnets ? Croquis. Choses vues, choses sues ? Des livres, oui pour sûr, mais surtout des textes, avant tout des textes ; de ces textes qui nous rendent présent autre chose que notre moi-confit !
En s’ouvrant à ce qu’il appelle l’émotion poétique Haldas retrouve le sens de la poïétique qui transcende ce qu’on nous a habitués à nommer poésie. Une intuition fécondante enracinée dans une humilité extrêmement profonde. Georges Haldas thésaurise sans théoriser. Et pourtant. Et pourtant il refait le chemin. Parmi les obscures frondaisons des mots il pénètre la clairière radieuse et paisible de l’Etat de poésie. C’est une vision, une theoria, une contemplation vraie, et la langue, l’écriture, son écriture est cette theoria, ses phrases lui sont tout autant révélations que révélateurs, double mouvement continu. Dans son écriture, écriture sereine, baignée d’une joie paisible autant que solaire ; sachant que la lumière solaire est autant le pâle ruissellement de l’aube que le trait ardent et pointu du midi, dans son écriture il découvre…
Il découvre, il invente, comme on le dit de celui qui met au jour un trésor, un espace qui n’est pas un lieu, qui n’est pas même un espace mais un pur non-où. Il in-vente, il invite le vent de l’Esprit à balayer l’intérieur.
Il découvre l’instant, qui en lui-même n’est plus même un instant. L’instant d’éternité perpétuelle qui gît en chacun de nous. De « nous », oui, car Haldas, sans bâtir de système (et pourtant le système philosophique de Levinas sur l’altérité — qui n’est pas sans écho avec la poésie d’Haldas- est très beau…), sans philosopher, sans enclore les mots, au contraire, révèle à tous ceux qui veulent bien le lire que, loin de retrancher le poète du « reste » de l’humanité, l’Etat de poésie inclut tous ceux que la littérature ou la poésie « instituée » pourraient (ou voudraient) exclure, les ceux-là qu’elles souhaiteraient poser, en tant « qu’autres » de l’autre côté de la barrière, celle qui « fait » les ceux qui écrivent et les ceux qui lisent… Et ce miracle advient, précisément parce que ce poète révèle ce qui se révèle à lui sans en passer par le prisme d’une idéologie, d’un système, d’une « grille de lecture » x ou y…
Impossible d’évoquer une « expérience » car il s’agit d’un processus vivant insécable, non analysable extérieurement. Il nous est fait invitation à entrer « dans » le poète, « dans » son écriture, ce qui en l’occurrence, revient au même !
Attentif aux ondes des choses, le poète, humble quoique toujours vigilant et d’une intransigeante précision, retrouve en lui la voix et la voie de la mémoire. Et, pour cela, et par cela, la vocation résurrectionnelle d’icelle. Parcourant sereinement le paysage intérieur il découvre, parmi les vaporeux objets qui le composent, une « disposition intime soustraite à l’espace/temps »… une graine d’éternité en nous, gouttelette de cela qu’il nomme la Source.
En fait, une petite graine en creux et non compacte et pleine comme une graine ordinaire, pour mieux être reliée par son petit vide primordial à l’instance originelle du « Royaume des cieux. (Les Sept piliers de l’Etat de poésie)
Toute la découverte de Georges Haldas passe par les mots et surtout les mots au quotidien. Pas tant les « mots du quotidien », non, qu’au quotidien. Une fréquentation amoureuse et journalière des « petites choses » vécues. Vécues, oui, mais non dans la fréquente indifférence. Dans la fréquentation luminescente d’une claire présence. Dans un art très particulier de l’attention, de la relation. Révélation altière de l’autre en soi, de soi en tant que tout autre. Attention révélatrice, dé-vélatrice, à une jonction unifiante : le corps, soumis au régime de l’espace-temps, par lequel passe l’émotion, la sensation et la relation, le corps qui est aussi la possibilité de l’expression écrite et poétique nous est déjà un autre et il nous permet, donc, la rencontre avec l’autre. Mais, pour aller au-delà de la façade, attrayante ou effrayante, de la relation, il y a aussi le « corps intime » :
… en nous cette graine ‑cette étincelle- d’éternité vivante logée au coeur du temps, où évolue le corps terrestre. (Le Livre des trois déserts)
Cet invisible qui fonde le visible se fait jour dans l’écriture au long cours du poète. La lumière n’est jamais criarde. Elle apparaît avec plus d’intensité petit à petit dans une constante humilité. Dans une patience palpable. Cette lumière éclate avec une violente douceur par le poème qui prend corps à partir de ce non-lieu invisible.
La poésie devient, redevient, une anthropologie intime, insaisissable, pas tant secrète que non décelable par les seuls mots, si ce n’est que ceux-ci peuvent donc devenir (par une sorte de quotidienne lutte sereine pour le sens) le fondement d’une attitude méta-logique.
Mais, évidemment, si l’état de poésie est un état non-commun, un « état d’exception », c’est que l’état commun, général, quotidien est autre et porte un autre nom. Et Haldas, vrai poète, le nomme : c’est l’état de meurtre… Par la plongée vécue en état de poésie Haldas a découvert (« inventé ») ce que, par ses études patientes et minutieuses, avait vu René Girard… La voie qui en vérité suit le Christ n’est pas une autre et énième « version » de la religion mais la libération de celle-ci et de l’état de meurtre qui est celui de l’homme chuté, cet inventeur du dédain et de la vulgarité du quotidien.
Haldas, trouvère-trouveur de la Source (comme origine de l’état de poésie) n’identifiait pas totalement cette dernière au Dieu-Père de la Triadologie chrétienne. Toutefois, il aura creusé un sillon qui prolonge lumineusement la sentence rimbaldienne : la charité est cette clef. Saisissant, presque sans le vouloir, par la force paradoxale de l’humilité, l’essence nécessairement kénotique de la poésie moderne. Loin de « l’épique » épuisant et épuisé, ce Grec d’origine nous renvoie, par l’irradiante charité interne du verbe, à la richissime pauvreté du tout-dire (3) de la contemplation adamique.
(1) : « La littérature est l’empire du mal parce qu’il peut se dire. Toute littérature qui ne parle que du bien est foncièrement ennuyeuse, personne ne s’y intéresse parce que le bien n’est pas fait pour être dit mais pour être fait. » (Dossier H, Georges Haldas, p. 191)
(2) : « L’homme de tous les jours vit dans le concret, c’est par le concret qu’il accède aux réalités supérieures. » (Dossier H, Georges Haldas, p. 151)
(3) : ce pan-rethos qu’Adam aurait perdu dans la chute selon saint Jean Damascène