Gérard Le Goff, Cadastre des décombres et autres poèmes
Entre les feuilles froissées du schiste mauve, des lichens gris, tels des lézards, racontaient encore hier la patience de ceux qui vécurent ici. Ce sont leurs mains habiles qui construisirent ces murs, qui plantèrent ces arbres, qui ouvrirent ces fenêtres sur le bonheur avec des gestes d’aurore. Ils ont aspiré au bon vouloir du soleil. Ils ont pris pour guide la nécessité du ciel. Tant d’années ont passé. Tant de siècles, peut-être.
Regarde : aujourd’hui, on détruit le miracle de leur maison, abolit la beauté de leur jardin, efface leur nom, martèle les dates de fondation aux linteaux des portes.
On abat les arbres et les demeures, on efface toute leur mémoire pour couler demain le béton cupide. Là tenteront de croître des populations déterrées de leur propre oubli.
Regarde : à force de déraciner le passé, de nommer présent leur rapacité, c’est leur futur qui s’effondre.
Angélus
Le carillon joue plusieurs tons
L’un plus grave
L’air arrêté dans la chaleur
De cette fin du jour
Semble soudain trembler
Vibre avec les ailes
C’est la voix de bronze de Dieu dit-il
Assis au bord du soir
Il a déjà rangé la canne à pêche
Ecarté le panier vide
Les heures ont coulé
Sans qu’il n’y prenne garde
N’a-t-il pas veillé la rivière
Epié sa fuite éperdue
Sur l’autre rive
Penche un bouquet de roseaux
Dérivent au long cours
Les chevelures vertes et or
De toutes ses Loreley
Des éclairs d’argent
Fraient encore avec la lumière
Le carillon joue plusieurs tons
Dont deux à l’unisson
Histoire de bénir les hirondelles
La voix de bronze de Dieu répète-t-il
Déjà sur le chemin
Tel que
Le temps avance
Dans le même sens
Que l’eau
Sans cesse du ciel au ciel
La mer n’est qu’un voyage
Le temps se moque
De notre attente
Cet espoir que comble
Le vide
Ou la douleur bien apprise
Le temps nous invite
A transparaître
A l’envers du néant
Inconsolables
De ne pouvoir rien abréger
Le temps nous couture vifs
Dans sa chrysalide
Translucide
Nous libère un jour
Sans ailes
In L’inventaire des étoiles, inédit, 2022
∗∗∗
A tisser la terre à force
A étendre leur bâti de patience
Ils ont ouvragé le pays
Les haies lui offrent leur partage
L’horizon l’éternise
Les sources du ciel l’irriguent
Les mains enracinées aux outils
Chaque pas arraché à la glèbe
Ils ont écrit les lignes du pain
Ils ont donné congé à la faim
Sans apprendre à prier
Ou alors du bout des lèvres
Leur langue parle l’instant du lieu
Ce cadastre encombré de légendes
Où paissent les troupeaux
Tous ces lieux-dits sauvés du silence
Pour les convaincre de préserver
Cette identité qui les clarifie
Ils auraient pu durer au pays
Vivre la grande patience du grain
La joie simple des bêtes repues
Malgré la gale et les orages
Malgré l’organisation sociale
Qui les laissa gueux pour de bon
Et puis la guerre a drainé leur sol
Pour des moissons d’acier
Où seuls leurs fils furent fauchés
Aujourd’hui le pays s’époumone
Son souffle de bocage coupé
Ses eaux désenchantées
De ne vous avoir su j’ai l’âme en peine
Oubliés les dates gravées aux linteaux
Les noms secs comme fleurs de reliquaires
*
Elles descendent du nord
Engendrées par le brouillard
Les Grandes Compagnies
Gens de sac et de corde
Coquillards familiers du Malin
Commensaux du malheur
La plume au chapeau
Ils s’enivrent du vin nouveau
Crachent des crapauds
Bâfrent gras aux tavernes
Gibier et poularde
Toisent qui les dévisage
Clouent les clowns
Aux portes des granges
Enfourchent les nonnettes
Lancent des cailloux aux serfs
Détroussent les pèlerins
Bâtonnent les mendiants
Moquent les familles
Lorgnent la promise
Jusqu’à l’autel de sa noce
Egarent les troupeaux
Brisent les échaliers
Assomment les bergers
Souillent les eaux vives
Maudissent les labours
Jettent un sort aux moulins
S’en retournent au printemps
Ombres efflanquées
Que saigne l’aurore
Ou finissent pris par les preux
Puis gigotent au gibet
Les yeux crevés par les freux
*
Elle souhaite raconter encore
La même histoire
Pourtant
Elle tremble d’effroi
A chaque fois
C’était à la croisée des jours sombres
Commence-t-elle
Je m’en souviens
L’épouvantail se tenait
Debout mais de guingois
Sur la rive d’un fossé
D’ordinaire
Ces hommes de paille
Se dressent
Au milieu du blé
Quelques oiseaux moqueurs
Couronnaient de leur chant
Ses cheveux de chaume
Sa main droite
Faite de sarment sec
Etreignait un bâton ferré
Un bâton de marche
Son autre bras invisible
Dans la manche cousue
Ses yeux
Deux boulets de charbon
Fixaient l’horizon du chemin
Qui s’amorçait à ses pieds
Son ample capote déchirée
Laissait voir sur sa poitrine creuse
Une croix de métal suspecte
Au bout d’un ruban écarlate
Sa bouche était-elle faite d’un fruit
Trop mûr pour s’ouvrir ainsi
Une chanson
Il se mit à marcher
Frappant le sol de son bâton
Non pas épouvantail
Mais revenant de guerre
*
Le vent d’hiver
Vêtu de feuilles mortes
Mène grand tapage
Ecoutez-le mugir à la porte
Le vent mauvais
Puisse-t-il briser dessus
Ses poings de givre
Empêchons-le d’entrer
Le soûlard
Le mauvais plaisant
Il soufflerait le feu
Renverserait la soupe
Briserait la vaisselle
Entendez-le corner
On prétend qu’il rameute
Des bonshommes de neige
En marche vers le hameau
Pour commettre grand dommage
On affirme qu’il réveille
Les grands loups noirs
Des contes d’autrefois
La bave aux crocs
Pour dévorer tous les âges
*
Vous croyez connaître votre ville
Il suffit pourtant d’un faux pas
D’un écart de conduite
A la tombée de la nuit
Pour emprunter une voie inconnue
Parce que se devine gravé
Dans la pénombre d’un mur
Le porche de toujours inaperçu
Que claquemure un vantail
De bois noir
Plus sombre que le soir
Une poussée désinvolte de la main
La porte cède à votre caprice
Les yeux s’écarquillent
Et vous voici déambulant
Dans une cité qui n’existait pas
Quelques secondes auparavant
Le pavé raboteux est d’un autre âge
Se succèdent inégales et sans plan
De hautes demeures aux toits pointus
Aux murs de terre et de bois apparent
Qu’éclairent mal quelques lanternes
Ces ruelles et ces bâtisses
Vous évoquent une époque lointaine
Dont vous ignorez tout
Si familière à votre esprit cependant
Puisque vous la rêvez de longtemps
Vous restez là immobile et interdit
En l’attente du miracle
Au terme d’un moment
Qui ne vous semble mesurable
Vous ne vous étonnez même plus
Que lors vous submerge
La sarabande trouble et enchantée
De vos étés d’antan
Une mascarade tissée de rires
Où les belles de la grange à demi-nues
Simulent une fuite éperdue
*
Les branches ploient
Sous le poids du ciel
L’herbe semble cendre
La terre blanche poussière
Le goudron huile de nuit
La lumière effeuille les ardoises
Qui resplendissent
Tels des soleils noirs
Les nuages épongent les fenêtres
Livides de bévue
Les portes se referment
Au nez de la fournaise
Les ventilateurs patrouillent
Dans la pénombre des volets clos
L’air se conditionne
Se raréfie
Dans le jour exsangue
Les peaux mises à nu
Mises à mal
Le souffle court
Le geste au ralenti
Un rêve de pluie
C’est l’été dans la cité
In L’estran des jours, inédit, 2022