Le Livre est un livre sur le livre, qui dit ce que devrait être le livre mais aus­si ce que le livre ne saurait être. En pro­posant des modal­ités d’écriture du livre idéal, mais en énonçant aus­si les lim­ites du livre, de la pos­si­bil­ité du livre, Gérard Pfis­ter des­sine en creux ce monde qui est au-delà des mots. C’est donc un livre ver­tig­ineux qu’il nous offre là, un livre qui ouvre des fenêtres sur un hori­zon indi­ci­ble. Au-delà du para­doxe, c’est une lib­erté mer­veilleuse qui nous est offerte, de percevoir d’une autre façon, de par­tir du livre pour aller au-delà, méta­mor­phosés. Accepter de ne jamais pou­voir dire ce qu’il y aurait à dire, lire ce qu’il y aurait à com­pren­dre, c’est aus­si se libér­er de l’angoisse de l’indicible en recon­nais­sant qu’il est d’autres manières de touch­er à l’essentiel.

Nous nous per­dons dans des reflets à l’infini, dans des méan­dres con­ceptuels, et nous restons, au terme de la lec­ture, sur l’impression très rasséré­nante qu’il existe bien un monde infin­i­ment plus riche que les mots ne pour­raient le dire, mais qu’ils peu­vent nous dévoiler.

Un art poétique

Illus­tré par les cinq cents stances

Dernier volet d’une trilo­gie ouverte avec Ce qui n’a pas de nom et pour­suiv­ie avec Hautes Huttes, Le Livre con­tient en fait deux livres, un recueil de cinq cents stances, regroupées en cinq cen­turies de cent frag­ments, et un essai qu’on dirait métapoé­tique, « L’expérience des mots ».  Ce dernier pro­pose, au moyen d’une réflex­ion sur ce qu’est la poésie, une grille de lec­ture de ce recueil mais aus­si, peut-être, de tous les recueils de l’auteur. En somme, dans « L’expérience des mots », c’est l’intention prési­dant à l’expérience poé­tique de Gérard Pfis­ter qui s’exprime, mais c’est aus­si, plus ample­ment, une propo­si­tion de ce que devrait être ou pour­rait être, idéale­ment, la poésie. Le pro­pos est ambitieux, mais il est for­mulé avec clarté et détermination.

Le Livre n’est donc pas une allu­sion à la Bible, ensem­ble des livres sub­sumés en un seul, mais une énon­ci­a­tion de ce que le livre est et n’est pas, ou plutôt doit être et doit ne pas être. La tonal­ité plus assertive, le vol­ume plus resser­ré que les précé­dents, don­nent le sen­ti­ment qu’il y va sinon d’une théori­sa­tion, du moins d’une poé­tique à fix­er. Et c’est ce que con­firme le désir du para­texte expli­catif. C’est une poé­tique qui s’assume et s’illustre.

Le Livre con­stitue un man­i­feste, ce qui était en somme à devin­er dans le titre, avec ce car­ac­tère absolu et défini­tif con­féré par l’article défi­ni sin­guli­er. C’est un mode d’emploi aus­si, en somme, qui nous dit ce que doit être un livre mais donc aus­si, implicite­ment, ce qu’est le livre que nous tenons entre les mains. Il s’agit donc aus­si de bien lire. L’exigence d’écriture revient en boomerang au lecteur.

Le point de vue ne manque ni de fran­chise ni de mor­dant, qui affirme d’emblée ce que n’est pas le livre, et ce que le mau­vais livre est. Bien sûr, la jubi­la­tion du lecteur est grande de saisir tout ce que la démarche a de risqué et de réus­si : il entre dans un livre qui pose les fon­da­tions du Livre et démolit les bases ver­moulues ou arti­fi­cielles. Gérard Pfis­ter n’a pas la vio­lence d’un entre­pre­neur de démo­li­tion, mais il ne ter­gi­verse pas ; la cri­tique des livres pleins de mots (frag­ment 239)n’a rien de lénifi­ant. A la van­ité du ver­biage impéni­tent, à son rem­plis­sage creux, est opposé un vide désta­bil­isant mais riche de pos­si­bles. Le mau­vais livre racon­te une his­toire en laque­lle il se résume et dans laque­lle nous cher­chons absol­u­ment à nous retrou­ver. Ce livre rem­pli de lui et de nous ne laisse pas place au silence, et manque son objet. Il passe à côté de ce qu’il doit être. Il n’a de « livre » que le nom, mais

    267
Les mots
s’enchaînent

tout est justifié

    268
Les marges

restent étanch­es
le silence est dompté

Ces deux stro­phes illus­trent, forme et fond, leur pro­pos, et don­nent l’exemple de ce que n’est pas le bon livre… Le texte authen­tique n’est pas « jus­ti­fié », dans aucun sens. Les mots ne s’enchaînent pas, au con­traire, le blanc typographique intro­duit un espace aléa­toire qui sépare par exem­ple le sujet de son verbe dans le frag­ment 268. C’est le lieu d’observer que Gérard Pfis­ter préfère, dans Le Livre, l’impair… Aux qua­trains de Hautes Huttes il oppose ici un autre rythme, et intè­gre le vide au sein de la pléni­tude de chaque stance. Chaque stro­phe, si brève soit-elle, con­stitue en effet une unité de sens, car­ac­tère pro­pre à la stance. Mais con­traire­ment au con­tre-mod­èle de livre, ici les marges ne sont pas étanch­es et le silence règne en maître, intro­duisant un principe d’incertitude : où faire porter l’accent, où intro­duire une pause ? La var­iété des rythmes de ces ter­cets (2+1 ; 1+2) pro­duit à l’échelle du recueil un effet par­ti­c­ulière­ment mélodieux, scan­dé par le silence d’un espace (blanc).

Ce man­i­feste pour un livre qui soit Le Livre n’isole pas le lecteur dans sa pas­siv­ité. Fréquem­ment inté­gré, sol­lic­ité par le « tu » et le « nous », c’est à lui que l’on s’adresse, puisque le livre n’est rien sans lui. Mais le lecteur n’est pas lais­sé à son irre­spon­s­abil­ité, il a sa part de tra­vail à fournir, son rôle à jouer dans cette entre­prise du sens. Des injonc­tions lui sont don­nées, qui impri­ment une ori­en­ta­tion à sa lec­ture, sol­lici­tent une atti­tude co-créa­tive. Et tout d’abord, il lui faut ne pas trop atten­dre du livre. C’est, avant la lec­ture, le regard porté sur le livre qu’il faut chang­er. Il s’agit de laiss­er le livre en paix. Les impérat­ifs sec­ouent le lecteur, lui imposent une démarche. Car s’il est ques­tion du livre idéal, il est aus­si, en somme, ques­tion d’un lecteur idéal.

    318
Ne cherchez pas

dans les pages du livre
lais­sez-le écouter

    319
Lais­sez-le se taire

dans les mots
n’est pas sa vérité

    323
Ne par­lez pas du livre[…] 

 

A ce « vous » qui isole, suc­cède sou­vent un « nous » (qui ? là est la ques­tion) qui intè­gre. La démarche de lec­ture est pipée tant que c’est « nous » que nous cher­chons dans le livre et c’est pourquoi la lec­ture ne cesse jamais, est tou­jours inaboutie. Nous con­som­mons des livres, sans jamais nous ras­sas­i­er du livre. Nous prenons un livre, le reposons, en prenons un autre, cher­chons à nous y retrou­ver, à en faire un miroir de nos médi­ocrités, à le rabaiss­er à l’aune de notre petitesse. Tou­jours c’est nous que nous cher­chons et que nous trou­vons, et c’est pourquoi le but n’est jamais atteint et l’insatisfaction tou­jours renouvelée.

    421
Nous voulons
qu’on nous parle

qu’on nous sauve

    422
voir enfin

notre vis­age
que chaque ligne soit nos traits

Or ce « nous voulons » est plus qu’un con­stat, c’est une con­damna­tion. Car ce n’est pas cela que nous devons vouloir, et ce n’est pas cela que le livre a pour voca­tion de don­ner. En affir­mant ce que le Livre doit ou ne doit pas être, ce livre-là dit aus­si ce que « nous » sommes ou ne sommes pas et ce que nous devri­ons être. C’est l’une des par­tic­u­lar­ités de ce recueil : son assur­ance, cette autorité masquée mais bien présente qui per­met d’exprimer des souhaits sur un mode qui est plutôt celui de la voli­tion, comme ces frag­ments qui com­men­cent par « Il faudrait »

    437
il faudrait
que le livre ne soit

que cette vibration

    440
il faudrait

que le livre soit cet adieu
cette dépossession

Argu­men­té dans l’essai qui suit

Avec « L’expérience des mots », Gérard Pfis­ter clôt le recueil en explic­i­tant sa démarche. Ce petit traité con­firme la valeur de man­i­feste de l’intégralité du recueil Le Livre et fixe une poé­tique cohérente, illus­trée magis­trale­ment par les cinq sec­tions de cen­turies précé­dentes. Dès le pre­mier para­graphe, l’essayiste définit à son tour le leurre que le poète avait déjà dénon­cé : « Nous croyons vivre par­mi les choses, nous ne vivons que par­mi les mots. […] Nous croyons être au monde, nous restons enfer­més dans notre bavardage intérieur. » Ce « Nous » inau­gur­al est très frap­pant dans l’ensemble du recueil. La réfu­ta­tion de l’illusion (« nous croyons », « nous pen­sons ») jus­ti­fie un ton véhé­ment, par­fois presque prophé­tique. Certes, le poète s’inclut dans cette errance col­lec­tive, mais en l’énonçant, il révèle néan­moins une place à part, au-dessus ou à côté, la voix de celui dont les yeux sont dessil­lés et le verbe limpi­de. Que le poète ou le prophète s’en prenne à l’instrument même de sa dénon­ci­a­tion, les mots, se révèle par­ti­c­ulière­ment effi­cace. Non seule­ment les mots, en vérité, ne dis­ent pas grand-chose de ce qui est perçu, non seule­ment nous ne percevons pas grand-chose de ce qui est, mais nous nous lais­sons pren­dre à ce mirage, à ce tour­bil­lon qui n’a rien à voir avec le mou­ve­ment d’un Verbe créa­teur. Ce « brouha­ha de signes et d’images » n’est ni paroles ni musique, pas plus que ne l’est notre « bavardage intérieur ». Bavardage, log­or­rhée et gris­erie con­ceptuelle restent à la sur­face, seuls la musique et le silence son­dent les profondeurs.

L’essai revient aus­si sur cette spécu­lar­ité stérile qui guide nos lec­tures : « nous revenons à nos sujets accou­tumés comme on referme une par­en­thèse », nous refu­sons de nous laiss­er sec­ouer par l’altérité, l’étrangeté aux­quelles les mots devraient, s’ils jouaient leur rôle, nous con­fron­ter. Nous cher­chons dans les textes la con­fir­ma­tion de ce que nous savons déjà et de nos iden­tités arti­fi­cielles, nous les domes­tiquons pour les faire servir nos caus­es. « Ce sont les choses par­fois, à l’improviste, qui vien­nent nous sur­pren­dre, et nous ne savions plus même qu’il exis­tait une telle étrangeté, une réal­ité à ce point irré­ductible à nos menues exis­tences, aus­si décon­cer­tante, menaçante. »  Le monde s’oppose ain­si aux mots qui dis­ent le monde, et c’est là toute la tragédie des livres qui ne sont pas Le Livre. Le leurre des mots empêche de voir ce que le monde a de rad­i­cale­ment « autre », de réfrac­taire au lan­gage. Mais com­ment dire cette altérité que nous ne percevons que par le phénomène ? C’est tou­jours la ques­tion de l’essence qui se dérobe. On pour­rait objecter qu’écrire pour dénon­cer les mots est une façon de tourn­er en rond, de ne pas sor­tir du prob­lème, mais com­ment faire alors, et comme dire ? Juste­ment en écrivant les cinq cents frag­ments qui illus­trent, en acte, en dire, com­ment ouvrir une brèche dans la cloi­son des mots, pour percevoir une autre réalité.

Le pire, con­state Gérard Pfis­ter, c’est que ces mots à voca­tion ras­sur­ante, où nous pen­sons nous retrou­ver et trou­ver les repères du monde, ne rem­plis­sent même pas ce rôle. Con­traire­ment à ce que nous nous fig­urons, les mots, de la tribu ou non, ne ren­dent pas compte des choses, ils ne nous per­me­t­tent pas de maîtris­er le réel, qui tou­jours se dérobe. Gérard Pfis­ter renou­velle de façon poé­tique la querelle des Uni­ver­saux, et tout un arrière-plan méta­physique où s’opposeraient nom­i­nal­isme et pla­ton­isme. La référence au nom­i­nal­isme et à « l’illusion réal­iste » engen­drée par les mots se fait d’ailleurs explicite, mais très dis­crète­ment, à l’occasion d’une men­tion de Guil­laume d’Ockham. On songe aus­si aux réti­cences d’Antisthène envers la capac­ité du lan­gage à définir l’essence, à ses para­dox­es aporé­tiques. Et d’autres références sur­gis­sent, d’autres échos de la grande querelle du nom­i­nal­isme réson­nent, à voir rap­pelé com­bi­en les mots sont trompeurs et inaptes à ren­dre compte de la var­iété et de la beauté du monde, com­bi­en la Forme pla­toni­ci­enne est un leurre :

« Nous dis­ons « homme » ou « chien » ou « arbre » et nous en venons à croire qu’un tel con­cept se rap­porte à une réal­ité, alors qu’il n’existe rien de tel sous le soleil, mais seule­ment des hommes. »

En écho à, dans le poème :

    113
Tu peux citer « des hêtres »
« des pins »

« des châtaigniers »

L’écriture de « L’expérience des mots », didac­tique, se fait elle aus­si per­for­ma­tive, met en pra­tique la théorie en la for­mu­lant.  « Le tra­vail de com­po­si­tion con­siste à ménag­er la dynamique de l’ensemble et l’articulation des élé­ments » énonce par exem­ple l’auteur de l’essai (p. 208), définis­sant par là-même le livre en cours. La méth­ode d’écriture ain­si explic­itée est aus­si guide de lec­ture à valeur rétroac­tive, applic­a­ble aux cinq sec­tions précé­dentes. En fait, il faut lire en dip­tyque ces deux par­ties du Livre qui se reflè­tent l’une l’autre. Toutes deux pour­suiv­ent le même but, selon des tonal­ités très dif­férentes. Par l’intermédiaire de verbes de modal­ité (devoir, fal­loir), c’est une théorie lit­téraire qui s’édicte (« il s’agira de »). La démarche poé­tique telle qu’elle est définie dans le traité « L’expérience des mots » est une propo­si­tion ferme, pesée, argu­men­tée et illus­trée, délivrée en propo­si­tions qui sont autant d’étapes. Le poète prodigue des con­seils qui nous éclairent sur sa manière. Par exem­ple, si l’œuvre est longue, il est néces­saire de la seg­menter en sec­tions. De même, pour éviter une déperdi­tion d’attention du lecteur, « il faut créer des con­trastes de couleur, de ton, de rythme, qui don­nent à voir tou­jours autrement le matéri­au ver­bal. » Dans le même ordre d’idée (per­me­t­tre au lecteur d’avoir des repères dans l’œuvre), il s’agit de recourir au leit­mo­tiv, emprunt direct au reg­istre musi­cal cher à l’auteur. C’est d’ailleurs pré­cisé­ment là un des traits frap­pants et effi­caces de la poésie de Gérard Pfis­ter, le retour réguli­er « de stro­phes ou de petites suites de stro­phes qui auront déjà été énon­cées et qui, se trou­veront répétées une ou plusieurs fois, sous une forme iden­tique ou légère­ment mod­i­fiée. » La propo­si­tion se trou­ve donc, non seule­ment prospec­tive (dire ce que « sera » l’œuvre idéale) mais aus­si rétroac­tive (éclair­er un procédé util­isé dans le cours même du Livre, et dans les œuvres précédentes).

Présence-absence auc­to­ri­ale

Il est donc ques­tion d’une poé­tique, voire d’un man­i­feste ou d’un traité. Toute­fois, sa grande sin­gu­lar­ité tient à l’effacement de la référence auc­to­ri­ale. Les injonc­tions sont à la tour­nure imper­son­nelle, elles pré­conisent ce qu’il con­vien­dra de faire, mais la dis­cré­tion du poète est ici une manière de laiss­er vivre le livre en toute autonomie. C’est Le Livre en quête d’auteur. Tout au long du recueil, « Le Livre » est le sujet et l’objet du livre. Son exis­tence défie les lois du réel, il sem­ble s’auto-suffire. C’est d’ailleurs à la fin seule­ment des cinq sec­tions (actes ?) que la ques­tion de l’écriture du livre, de la pen­sée qui y pré­side et de la con­science qui lui donne forme, est posée.

    432
Car nul n’écrit

nul ne lit
le livre

    433
Ligne après ligne
le texte seul

con­duit la main

Le texte pré-exis­tant paraît guider l’écriture en acte. C’est peut-être la stance la plus impor­tante, car elle pose la ques­tion du lieu de rési­dence de cette auc­to­ri­al­ité. Une forme de réponse est don­née un peu plus loin :

    458
Écrire
n’est rien

que se quitter

    459
est-il
plus grand bonheur

que n’être plus à soi

Le retrait de l’auteur cor­re­spond à ce don du Livre. « Il ne s’appartient plus » en quelque sorte. En un sens, c’est le lecteur qui a écrit le livre, pour l’avoir lu puis refer­mé. Nous sommes pris au piège de cette belle réflex­ion. Gérard Pfis­ter nous a con­duits à notre insu à accom­plir le pro­gramme d’une lec­ture opti­male : il nous a mis en mou­ve­ment, a créé l’étincelle, la ren­con­tre, qui est l’un des des­seins du Livre.

Le mot « auteur » n’apparaît sig­ni­fica­tive­ment que très tard dans son œuvre, et c’est pour par­ler de cet égare­ment / efface­ment, du lecteur ensuite, de l’auteur d’abord.

    473
Un livre est un labyrinthe
où l’auteur

le pre­mier s’est perdu

Et pour­tant l’auteur est bien là et même nous assis­tons comme en direct à l’acte de créa­tion poé­tique, qui s’énonce en se faisant (puisque tout est per­for­matif dans cette his­toire). L’auteur se révèle dans les signes qu’il nous donne, tou­jours avec la même dis­cré­tion. Il nous invite à une lec­ture atten­tive, un déchiffre­ment. En voici un exemple.

Dans « Réso­nances », ce lieu de tran­si­tion après le recueil poé­tique et avant l’essai lit­téraire, l’auteur délivre, comme il en est cou­tu­mi­er, quelques clefs de lec­ture. Il est tou­jours émou­vant et intel­lectuelle­ment stim­u­lant de décou­vrir les sources d’inspiration de tel ou tel pas­sage du poème. Or le lecteur en quête de signe décou­vre un niveau sup­plé­men­taire d’intrication du sens : une trentaine de frag­ments ont en effet été inspirés par « Hautes Huttes ».

« Hautes Huttes (147–174, 493–498) : une touffe de can­che flex­ueuse. En descen­dant vers le col du Wettstein. Orbey, Haut-Rhin. »

On sait qu’il s’agit d’un lieu, mais égale­ment désor­mais du titre d’une œuvre, au cen­tre du trip­tyque dont le dernier volet, Le Livre, est ain­si dou­ble­ment relié à l’environnement du poète :  d’abord par l’évocation d’un lieu qui est un livre, en l’occurrence le précé­dent, ensuite par celle d’« une touffe de can­che flex­ueuse » passée dans le champ de vision du poète. Nous assis­tons à l’acte de créa­tion poé­tique, avec ce proces­sus d’inférence d’une « touffe de can­che flex­ueuse » (la descrip­tion est déjà une suite de qua­tre mots for­mant et sens et musique) à trente-deux frag­ments d’écriture ? Et ces frag­ments, repris et isolés, con­stituent un « poème » à part entière au sein de la sec­tion, l’évocation de la danse des « hautes tiges » de Hautes Huttes, dont les épil­lets nous réen­chanteront. Les ondu­la­tions, vibra­tions, de ces imper­cep­ti­bles gram­inées – mais perçues par l’œil du poète – par­ticipent de la prodigieuse danse cos­mique que décrit Le Livre. Oscil­la­tion et ondoiement fig­urent dans l’antépénultième frag­ment de cette série, où ils devi­en­nent le signe de l’éclat du temps.

    495
Le temps brille
en minus­cules épillets

ondoy­ant sous la main

Con­stam­ment se tis­sent et s’entremêlent ain­si les niveaux d’écriture du promeneur/observateur/poète et cri­tique. J’en don­nerai un deux­ième exem­ple, la mod­i­fi­ca­tion du style à la fin de l’essai.  La prose poé­tique vient en effet rejoin­dre le ton plus neu­tre de la propo­si­tion théorique. Cri­tique et poésie se mêlent ultime­ment, révélant le tra­vail poé­tique com­plexe de ce pas­sage a pri­ori didac­tique. A la fin du Livre (p. 218–219), le traité reprend le rythme et la musi­cal­ité du poème !

« Si vivante, si présente, la lumière qui joue entre les plans du paysage, à peine se sou­vient-on encore des petit-bois fine­ment moulurés, feuil­lurés, des reflets, des traces sur les verres. »

Ou encore les dernières phras­es, en apothéose, qui plus est mimé­tiques du rythme d’un frag­ment en ter­cet 2+1 :

« La musique n’est là que pour faire reten­tir cet espace.

La parole n’est là que pour don­ner voix à ce souffle.

Ce n’est pas du livre qu’il faut par­ler, mais de l’expérience. »

En out­re, la dernière phrase est iden­tique au pre­mier frag­ment, comme si la répéti­tion (ou « la reprise »), con­dui­sait à ce point d’orgue.

    1
Ce n’est pas du livre
qu’il faut parler

mais de l’expérience

L’alpha et l’oméga fusion­nent, façon de représen­ter pré­cisé­ment le point exta­tique en quoi se résume la vibra­tion par­faite que doit engen­dr­er le bon agence­ment des mots. L’auteur est bien là, quoi qu’il en dise…

Il est d’ailleurs con­stam­ment présent dans l’agencement de l’ensemble comme dans le tra­vail du détail, invi­tant le lecteur à des inter­pré­ta­tions qui restent ouvertes. Aucune « réso­nance » n’explicitant la dédi­cace « aux Essais, aux Élé­gies, aux Vagues », nous voilà réduits aux con­jec­tures, et ce car­ac­tère énig­ma­tique même nous invite d’emblée à une lec­ture active, de co-créa­tion. Homme du Livre unique qu’est Mon­taigne, Élé­gies de Duino d’un Rilke nom­mé­ment présent, énorme sym­phonie des Vagues de Woolf, ces vagues qui par­ticipent d’ailleurs de la con­struc­tion du leit­mo­tiv du mou­ve­ment ? A cha­cun de voir ce qui s’harmonise le plus avec sa pro­pre lec­ture du Livre.

Loin d’être sans auteur, Le Livre est une par­ti­tion que le com­pos­i­teur a minu­tieuse­ment con­sti­tuée, et non pas seule­ment dans le choix et l’ordonnancement des motifs musi­caux ou la scan­sion métrique. A titre d’exemple, faisons voir et entendre :

  • quelques échos internes dessi­nant aus­si un reflet typographique, comme un reflux et un flux dans la page :

    90
Ne dis rien de l’ami

sou­viens-toi
de sa voix

    91
Tu ne sais
rien de lui

que saurait-il de toi

  • un tra­vail sub­til sur les allitéra­tions et asso­nances (sub­til, car il fait sens)

    332
Le livre

n’est qu’un vide
où s’élance l’éveil

  • ou encore le très réussi

    387
Le livre
n’est là

que pour nous délivrer

repris en écho au frag­ment 431, comme pour pro­longer l’effet d’écho homonymique du « livre délivre » (des livres ?) 

Cer­taines ful­gu­rances révè­lent un sens de la for­mule gnomique qui ne sur­prend guère chez le fon­da­teur des « Ain­si par­lait ». Ain­si de la maxime euphonique « La fugue des mots ne dit que la fuite du monde », où le jeu éty­mologique, la parono­mase et la référence musi­cale s’associent pour for­mer un apho­risme par­faite­ment équilibré.

Il y aurait beau­coup à dire sur les traits styl­is­tiques récur­rents de l’écriture poé­tique de Gérard Pfis­ter. Ce sont tous des élé­ments qui con­tribuent à créer ces fameux repères aux­quels le lecteur peut se rac­crocher, ce sont aus­si des modal­ités phras­tiques con­sti­tu­tives d’un style pro­pre. On pour­rait men­tion­ner l’utilisation de l’interrogative, — d’ailleurs relevée dans le petit traité fer­mant le recueil — en par­ti­c­uli­er celle ouverte par l’adverbe « com­ment ». A pro­pos de syn­taxe, notons aus­si un autre trait mar­quant car mélodieux, la tour­nure qui con­siste à dis­lo­quer les syn­tagmes, avec anté­po­si­tion du com­plé­ment repris par un pronom (dans l’exemple suiv­ant, le pronom adver­bial « en »). Le thème prin­ci­pal est ain­si mis en valeur et la redon­dance pro­duit un effet musical :

    320
La pro­fondeur du ciel

nul n’en revient
quand il s’y est jeté 

De manière générale, les com­plé­ments vien­nent en tête de phrase, pour ménag­er aus­si cet effet de sus­pens qui fait par­tie, selon la poé­tique même de l’auteur, du bon usage des mots.

    116
Sur la page

s’étire
un funèbre cortège

Le livre est musique et danse

Les six procédés majeurs recom­mandés par le man­i­feste du Livre sont explicite­ment fondés sur des analo­gies avec la musique. Mais la musique sert aus­si de référent pour sug­gér­er d’autres procédés poé­tiques. Par exem­ple la dis­pari­tion du passé et du futur au béné­fice du présent, ce qui se pro­duit lors de l’audition du son.  Les mots devraient pou­voir désign­er ce qui advient dans cette immé­di­ateté. « La parole du poème est per­for­ma­tive ou n’est pas. Le poème par­le au présent, tou­jours. Dans l’absolu du présent. » (p. 212) Le ton est, on le voit, asser­tif ; non pas dog­ma­tique, mais assuré. Le poème doit donc être le chant de ce présent seul apte à dire l’éternel présent de l’être. « Nous sommes celui que nous étions avant de naître. Nous sommes celui que nous serons après notre mort. Ici, main­tenant. Nous ne sommes rien d’autre. Nous sommes tout ce pos­si­ble, ici, présent. (p. 213) « Noth­ing has to come; it is now. Now is eter­ni­ty; now is the immor­tal life » écrivait Richard Jef­feries. C’est dans ce « now » que se place le poème. Cet éter­nel présent évo­quant une per­ma­nence de l’être rap­pelle une série de frag­ments de l’œuvre qui précède :

     466
Un livre est un berceau

tout poème
est un tombeau

    467
Si tu n’es prêt
pour cette vie nouvelle

à quoi bon ce berceau

    468
Si tu as peur

de te quitter
inutile ce tombeau

ce motif du berceau et du tombeau illus­tre égale­ment ce qui vient d’être con­seil­lé en matière de retour de motifs thé­ma­tique et prosodique. En effet, le poème avance par repris­es et adjonc­tions, par retours de stro­phes avec vari­a­tions. On l’a vu, le des­sein for­mulé est de scan­der la parole poé­tique afin qu’elle imprègne la mémoire et la sen­si­bil­ité du lecteur. Or cette image du berceau et du tombeau avait été annon­cée dans la sec­tion précé­dente (frag­ment 336) :

Un livre

est un tombeau
un berceau

Cette reprise d’un thème souligne la valeur esthé­tique de la poésie. L’accent est mis sur ce chant qui a valeur autonome, sans dépen­dre des mots qui le con­stituent, et où nous nous obsti­nons à chercher con­cepts et autres autorités séman­tiques. Il ne faut pas trop deman­der aux mots, il faut surtout les écouter (p. 203). La poésie se définit alors comme musique, unique­ment. « Ces mots, nous les écou­tons, et déjà ils sont musique. […] La poésie, ce ne serait rien d’autre. » Les mots sont un art, non pas un out­il, ils ne ser­vent à rien. « Nuances, cha­toiements, sug­ges­tions, rythmes, réso­nances. Il suf­fit d’écouter. » (p. 202) Car voir c’est regarder, en une synesthésie tou­jours renou­velée. L’écriture est invi­ta­tion à regarder l’écriture, le lecteur enjoint de se faire audi­teur et spec­ta­teur, les deux con­fon­dus dans ce spec­ta­cle total.  « Regardez : c’est un jeu per­pétuel, chaque mot danse dans le vide, chaque syl­labe gam­bade avec les autres. »

Loin de remon­ter à la Forme, c’est à un con­tre-Pla­ton et à une célébra­tion des man­i­fes­ta­tions que nous invite Gérard Pfis­ter. Le phénomène, « l’expérience », comme il est écrit aux seuils lim­i­naire et ultime du poème, valent sans doute plus que la per­fec­tion de l’Idée. Et à l’immuabilité des formes est préféré le change­ment, le mouvement.

 

    445
Si tu ne vois
l’intime mouvement

que sais-tu de la forme

L’image des vagues imprime d’ailleurs tout au long du livre ce mou­ve­ment de flux et de reflux, d’accélération. Car la musique entraîne la danse. Mais de même que Le Livre forme une boucle dans son invi­ta­tion à ne par­ler que de l’expérience et non du livre, de même la danse cos­mique est une rota­tion des sphères, une gira­tion de der­vich­es, un mou­ve­ment per­pétuel circulaire :

    396
Dans le livre

tout est question
de vitesse

    397
Le livre est une danse
une ivresse

un per­pétuel tournoiement

Ce dip­tyque de ter­cets est d’ailleurs bien car­ac­téris­tique, dans sa per­for­ma­tiv­ité même, d’une recherche musi­cale, qui passe ici par la rime interne et le sys­tème d’écho et d’homéotéleutes (ivresse, vitesse). La musique est con­sti­tu­tive du livre.

La danse, ce per­pétuel tournoiement, n’est pas mou­ve­ment dépourvu de final­ité. Elle provoque le ver­tige, et c’est pré­cisé­ment ce ver­tige qui décon­certe. Non qu’il rompe l’harmonie, au con­traire, sa final­ité est là :

    391
Le livre
n’est là

que pour nous accorder

    392
Que chaque mot

vibre
à la juste fréquence

    393
Que chaque instant
résonne

de l’infini qui est en lui

Cet accord que le livre per­met d’obtenir passe par une perte de con­trôle. On a vu ce que le livre ne doit pas être : le miroir com­plaisant, la con­fir­ma­tion des masques. Mais le ver­tige qu’il sus­cite réac­corde le lecteur avec un infi­ni qu’il porte en lui et dont il fuit pré­cisé­ment la ter­ri­fi­ante ren­con­tre. Le vrai  livre – le poème – est rob­o­ratif. Il provoque le ver­tige pour rétablir une har­monie authentique.

Pour que la danse accom­plisse sa final­ité sacrée, elle doit s’appuyer sur une musique bien par­ti­c­ulière. Le son et le mou­ve­ment con­ver­gent pour par­venir à cette longueur d’onde qui détonne dans l’harmonie con­ven­tion­nelle mais ouvre à un autre univers : la vibra­tion. C’est la vibra­tion vitale, le « Om » pri­mor­dial, le son fon­da­teur et soubasse­ment de l’univers. Le mantra du Livre est cette vibra­tion essen­tielle qui sort le lecteur de lui-même pour le met­tre à l’unisson de ce qui le dépasse.

    404
Portés

Par l’unique insistante
vibration

    405
Cette basse
obstinée

en toutes choses

Com­ment l’assemblage des mots peut-il con­duire à ce ver­tige, à cette vibra­tion ? Il ne suf­fit pas d’écouter mais de bien regarder pour bien saisir (puisque nom­mer ne dit rien de l’être). De l’union avec l’objet regardé, celui que nous mon­tre le poème, naît un vac­ille­ment, unique comme l’est la vibra­tion fon­da­men­tale. « Tout n’a de réal­ité / qu’en ce ver­tige » (fr. 133) On peut certes nom­mer (fr. 136 et suiv­ants) les élé­ments de la nature, le nom ne dira rien de la chose à voir s’il ne pro­duit pas la vibra­tion qui est signe de la fusion com­plète (regard et étreinte) avec les choses vues. La deux­ième sec­tion du Livre s’attache à révéler ce mou­ve­ment essen­tiel, à faire com­pren­dre la nature de ce ver­tige, « ondu­la­tion », « vagues » « vibra­tions ». Le livre n’a de sens que religieux au sens d’un lien avec l’univers. On sait ce que le livre ne doit pas être ; on décou­vre ce qu’il peut ten­dre à être :

 « Il faudrait que le livre ne soit / que cet ondoiement » (fr. 183)

 

Du pas­sage à l’illumination

S’il est impos­si­ble d’abolir le temps, il est pos­si­ble d’épuiser le temps dans l’éternel présent de l’illumination. Le livre est une nais­sance tou­jours renou­velée, la réal­i­sa­tion d’une promesse, le lieu d’un pas­sage. Il est tou­jours mou­ve­ment, tou­jours tran­si­tion entre un avant et un après : œuf qui se fis­sure, matrice où l’infans entend les mots avant de les pronon­cer et de les voir. La médi­ta­tion sur le temps et son abo­li­tion n’est pas sans rap­pel­er la poésie de T.S. Eliot.

L’obstacle au livre est la pesan­teur et le sta­tisme encom­brant du lecteur, qui voudrait figer le temps, l’arrimer.

    372
Nous n’aimons que les pierres

le fleuve
ne les entraîne pas

    373
Nous nous rêvons
dans des palais

invul­nérables au temps

Or le livre n’est pas demeure mais pas­sage. Le livre n’est rien en soi, il est moins le tem­ple irréfragable que la coquille qui se brise. Le livre, nous enseigne le poète, ne doit être que le lieu d’une ren­con­tre, seule final­ité, seul « sens » du livre.

Le livre est un truche­ment, rien en soi, un pas­sage de la cause à l’effet, le lieu d’une fab­ri­ca­tion, lieu poé­tique par excel­lence. C’est aus­si pour cette rai­son que la fab­rique est mou­ve­ment, que la créa­tion du livre est tou­jours recom­mencée par la lec­ture, que le livre ne saurait être espace immuable. La métaphore filée du mou­ve­ment, et son corol­laire la vitesse, court tout au long des sec­tions, elle est reprise par dif­férentes images, notam­ment celle de la ruche, riche de mul­ti­ples connotations.

 

    335
L’abeille
ne s’endort pas

dans sa loge de cire

Le livre est donc un endroit d’où l’on part et où l’on va, c’est le lieu d’une pro­duc­tion, mais la poésie n’est pas dans ses mots, elle est dans le mou­ve­ment insuf­flé par toutes les lec­tures pos­si­bles. Chaque lecteur vient d’une direc­tion qui lui est pro­pre, repart dans une autre direc­tion et dans le livre se fait la ren­con­tre, s’opère la magie : le lecteur n’en repart pas comme il y est arrivé.

    340
Un livre n’est rien

que le lieu
du possible

Le livre n’est qu’intermédiaire, en somme, et Le Livre de Gérard Pfis­ter, le dis­ant, le démon­tre, et nous invite, au terme du par­cours, à dépos­er notre vade-mecum… Signe dis­cret adressé au lecteur, dans le petit essai de « L’expérience des mots » Gérard Pfis­ter évoque juste­ment le « dire c’est faire » d’Austin (qu’il désigne nom­mé­ment) et les mots qui sont des actes. Ce lan­gage qui crée et ne se borne pas à con­stater, c’est bien celui que nous tient Le Livre. C’est en cela que ce livre, Le Livre, est bien le dernier de la trilo­gie, il est le livre des livres, la notice explica­tive à rebours. Le livre, mode d’emploi.

Il serait donc vain de n’attendre du livre que l’identité à soi-même, que la con­fir­ma­tion de ce que nous sommes. Le livre incite, nous l’avons vu, à faire l’épreuve du ver­tige. Seul ce ver­tige peut être fécond — nour­ris­sant comme le miel de la ruche -, mais une telle démarche néces­site du lecteur qu’il soit prêt à faire l’expérience d’autre chose, à se laiss­er sor­tir de ses gonds…

    376
Le livre est un miroir

pour dés­ap­pren­dre
à nous chercher

Ce miroir ne répond donc pas à sa fonc­tion atten­due : le reflet. C’est en réal­ité un miroir défor­mant, l’image qu’il nous pro­pose donne le ver­tige et désta­bilise. Ni l’Autre ni nous-même ne s’y réfléchissent comme atten­du. A cer­tains égards, et puisque la lec­ture du Livre est une lec­ture ouverte où cha­cun est libre de nav­iguer à sa guise, la vision ain­si pro­posée me fait songer aux fan­tas­magories du XIXe siè­cle, aux « effets d’optique et de catop­trique » (Sain­tine) dont un Théophile Gau­ti­er récla­mait l’usage au théâtre, afin de don­ner « quelque illu­sion de catop­trique, pareille à celle que pro­duit une fan­tas­magorie ». La pos­si­bil­ité d’envisager le livre comme autre chose qu’un véhicule de sens, un miroir du réel ou un objet vénérable et inamovi­ble, libère le lecteur d’une alié­na­tion ancienne.

    379
Le livre
est une loupe

un téle­scope

    380
Tout s’éloigne

tout s’approche[…]

Le livre n’est donc pas le réel, il n’est pas là pour nous « authen­ti­fi­er », sa final­ité est au con­traire de nous appren­dre à voir autrement. En ce sens il a une voca­tion, une fonc­tion, presque une util­ité, ce qui revient aus­si à le désacralis­er et à désacralis­er le dis­cours sur le livre. Le livre n’est là que pour nous appren­dre à le quit­ter (frag­ment 388), à pren­dre un nou­veau départ après lui. Du livre ne reste que ce qu’il a engen­dré, et cet engen­drement est un nou­veau lien avec le monde. Là aus­si la démarche est per­for­ma­tive ; le livre qui s’achève (nous arrivons à son terme) nous dit ce que nous devons garder de lui, quels sont les ulti­ma ver­ba à retenir.

On peut d’ailleurs rap­procher la sug­ges­tion du frag­ment 488 et le frag­ment ultime :

    488
Ne par­le pas

du livre
seule­ment de l’expérience

    500
le livre

reste
inachevé

Même la fin de ce livre est promesse d’une suite, non d’une suite de livres, ce n’est pas de cela qu’il est ques­tion, mais d’un « parachève­ment » parce que le livre réus­si pour­suit sur son élan, développe encore son mou­ve­ment dans les échos trou­vés en son lecteur. Inau­gurée avec l’Innommé (Ce qui n’a pas de nom), la trilo­gie s’achève avec l’Inachevé, mais l’un comme l’autre dit par le détour négatif une réal­ité lumineuse et évidem­ment mystique.

Cette expéri­ence, cette ren­con­tre qu’a favorisées le (bon) livre, con­duisent en effet idéale­ment à cette vibra­tion précédem­ment évo­quée, cet unis­son sur une fréquence inhab­ituelle, har­monieuse, qui ne sup­pose pas une gra­da­tion du sen­si­ble vers l’intelligible mais une con­comi­tance. Du silence de la page s’élève un son, une vibra­tion, accom­pa­g­nant une sorte de sen­ti­ment océanique. La fin du livre évoque ce moment où le livre a accom­pli sa mis­sion : il a fait naître une extase chez le lecteur, pro­duisant une petite apoc­a­lypse, un dévoile­ment dans l’art de voir les choses, le monde, micro­cosme et macrocosme.

    495
Le temps brille
en minus­cules épillets

ondoy­ant sous la main

    496
Oscillant

au moin­dre souffle
scin­til­lant dans la lumière

On ne se lancera pas dans de sco­laires analy­ses styl­is­tiques (même si l’envie nous en prend sou­vent en lisant la poésie de Gérard Pfis­ter !) mais ici le mou­ve­ment per­pétuel du temps s’exprime tout autant dans l’image de l’ondoiement des épis que dans l’anaphore de la syl­labe « ill », qui donne à voir presque visuelle­ment ces minus­cules épil­lets ondoy­ant, oscil­lant, scin­til­lant et bril­lant. Qu’ils soient minus­cules n’ôte d’ailleurs rien à l’importance qu’ils ont, et que le livre, dont le pou­voir grossis­sant a été plus haut énon­cé (loupe et téle­scope), donne à voir sous un autre angle.

Le livre est vibra­tion pri­mor­diale, ouver­ture soudaine à l’immédiateté du sens. Il sur­prend par les petites épipha­nies qu’il peut provo­quer. Là est ce mir­a­cle (voir les frag­ments 355–365), quand l’illumination se pro­duit. On ne peut déter­min­er pré­cisé­ment sa cause, mot, pen­sée, musi­cal­ité, mais par­fois, soudain, un « éclair » se pro­duit, une vision qui est aus­si un son pri­mor­dial, celui qui ouvre les portes de l’univers.

Com­ment dire Ce qui n’a pas de nom

Tel est l’essence du livre, le mod­èle du poème. Gérard Pfis­ter ne se con­tente pas de ce que le poème doit être, il pro­pose, avec « La con­science des mots », un man­i­feste asso­ciant théorie et pra­tique. La gram­maire et la lin­guis­tique con­stituent d’utiles out­ils au ser­vice de l’écriture. Car le poème n’est pas seule­ment un objet rêvé, il est fait d’images et de mots, dont l’agencement pro­duit – ou ne pro­duit pas, ou peu – la vibra­tion, le son cristallin, l’illumination. La poésie est fab­rique, elle passe par le sen­si­ble, et il faut savoir gré à Gérard Pfis­ter de ne pas con­tourn­er la dif­fi­culté du « com­ment faire ? »

Mais il ne s’agit pas d’un manuel d’écriture ou d’un traité du beau style ! En réal­ité, c’est une démarche très per­son­nelle, auto-explica­tive, et qui nous per­met d’entrevoir les arcanes du texte. En par­ti­c­uli­er, Gérard Pfis­ter mon­tre que le monde offert par le poète au lecteur n’a pas de référent com­mun extérieur qu’il s’agirait de com­menter. La sub­til­ité est d’importance : « une telle osten­sion ne mon­tre rien au-dehors de la phrase : c’est l’énoncé qui se mon­tre lui-même comme une réal­ité autonome. » Cette pré­ci­sion per­met de mieux saisir la portée de l’exemple don­né, « une fleur s’ouvre ». Cette fleur-là n’existe en fait que par les mots qui la désig­nent, elle ne vit pas indépen­dam­ment d’eux, elle n’est pas un objet préex­is­tant à cette énon­ci­a­tion. Les autres tour­nures de phras­es pro­posées, ces autres modal­ités pour dire cette fleur que les mots ouvrent pour nous, jouent le même rôle. C’est le cas par exem­ple de la solen­nité de l’injonction (« “Regarde !” C’est une injonc­tion. Il n’est plus ques­tion de nous détourn­er de la réal­ité nou­velle qui nous est ici offerte. » (p. 214), ou encore de la pos­si­bil­ité même d’un tel épanouisse­ment de la fleur à tra­vers la modal­ité inter­rog­a­tive : « Une fleur s’ouvre-telle ? en même temps qu’il est posé comme réal­ité, sans cesse le présent est posé aus­si comme ques­tion. Y a‑t-il vrai­ment une fleur ? est-ce que vrai­ment elle s’ouvre ? L’ici, le main­tenant ne sont réal­ité qu’en tant qu’ils sont un pos­si­ble. Mais ce pos­si­ble est-il vrai­ment réal­ité ? ». La mise en abyme se pro­longe ain­si, dans la mesure où l’écriture de Gérard Pfis­ter, dans le poème ou dans son com­men­taire, recourt volon­tiers aux modal­ités injonc­tives et inter­rog­a­tives. Même chose pour la forme empha­tique : « C’est une fleur qui s’ouvre » ou encore pour la forme pas­sive, car le lecteur atten­tif de Gérard Pfis­ter sait qu’il use de ces tour­nures tout au long des cinq cents frag­ments qui précè­dent. Par exemple :

    139
Que croyais-tu
Trouver

à l’horizon (inter­rog­a­tive)

    321
C’est un vertige
dans la chair

qui s’est gravé (empha­tique)

Ou encore :

    231
entends-tu cette voix
regarde

le texte se brise (ou sont asso­ciées l’interrogative et l’injonction)

Le Livre con­tient d’ailleurs plusieurs frag­ments util­isant cet exem­ple d’injonction pré­cisé­ment pro­posé dans « La con­science des mots » : « Regarde ! » et « Regardez ! » Et même au sein de l’essai expli­catif, l’écriture se met en abyme en recourant… à la même injonc­tion ! Encore une fois le poème et le traité du poème entrela­cent leurs mots.

    443
On croirait une trace
Regardez

ce n’est que mouvement

« Regardez : c’est un jeu per­pétuel » (p. 202)

Autant dire que le jeu de ren­vois devient ver­tig­ineux. Le dip­tyque « Le Livre » / « L’expérience des mots » fonc­tionne « en vase clos » dans la mesure où tout ren­voie à tout, la lec­ture peut se faire en boucle, comme pour la Recherche prousti­enne, elle peut se faire dans tous les sens puisque la poésie du recueil n’est pas seule­ment illus­tra­tion anticipée de ce que l’essai for­mulera de manière gnomique, mais que l’inverse est égale­ment val­able : le poème énonce ce que la théorie illus­tre. En défini­tive, l’essai lui-même entre dans ce tout qu’est Le Livre con­sti­tué de « Le Livre » et de « L’expérience des mots ». Les leit­mo­tive et répéti­tions (ou bass­es obstinées, autre métaphore musi­cale du Livre) courent dans l’intégralité des pages du recueil, sans que l’essai et le poème soient à dis­tinguer. Telle est la plus grande sub­til­ité de ce livre sub­til, qui aurait bien pu nous faire croire que l’illustration de la langue précède sa défense. Le Livre est un Tout, il est Un, il est le Mot.

D’ailleurs, la dernière modal­ité énon­cia­tive pos­si­ble pour dire l’ouverture de cette fleur-mod­èle, fleur-Idée (du seul fait des mots, rap­pelons en effet qu’elle n’existe pas en dehors de l’invitation du lan­gage à la voir s’ouvrir) est la forme imper­son­nelle. Or cet exem­ple pré­ten­du­ment gram­mat­i­cal, « Il s’ouvre une fleur », évoque une absence de sujet réel de l’action, la fleur sem­blant « être ouverte » en quelque sorte par un agent mys­térieux. « C’est une action occulte qui serait alors sug­gérée, comme si cette éclo­sion était l’œuvre non de la fleur elle-même mais de quelque puis­sance dont on ne pour­rait dire le nom. »

On pour­rait dire, de la même façon « Il s’écrit un livre », ou même « Il s’écrit Le Livre », faisant écho à une forme de pas­siv­ité, à cet efface­ment de l’auteur précédem­ment con­statée, qui ren­voie elle-même à un motif présent dans toute l’œuvre de Gérard Pfis­ter, en l’occurrence ce qui n’a pas de nom, motif excé­dant bien sûr la seule théolo­gie. Ce mys­tère de l’auctorialité (du livre, de Le Livre, du Livre, du Monde !) « action occulte », est ain­si tout entier con­tenu dans l’apparent sim­ple exem­ple de grammaire.

Les mots échouent à dire le monde, car, selon la très belle for­mu­la­tion de Gérard Pfis­ter, « Ce qui est le plus par­ti­c­uli­er, le plus indi­vidu­el, jamais les mots ne le nom­ment. Ils ne con­nais­sent par néces­sité que le plus ou moins général. Ce qui est le plus pro­pre à une chose, cela n’a pas de nom et c’est cela pour­tant qui fait le car­ac­tère unique de son exis­tence, ce qui la fait pré­cieuse entre toutes. » (p. 198)

Ce con­stat n’est pas pour autant négatif, car si les mots ne désig­nent pas la réal­ité unique de l’objet, ils peu­vent pro­duire une ren­con­tre d’où résulte une « unique vibra­tion », « unique pul­sa­tion », créant « Un point. Un vide mer­veilleux où tout vibre ». Dans la mesure où ils sont les vecteurs de cette expéri­ence, les mots, selon le bon usage qu’il con­vient d’en faire, peu­vent devenir arti­sans d’une révélation.

***

La fleur est sans pourquoi, elle s’ouvre parce qu’elle s’ouvre. Ce mys­tère qui nous échappe, le livre peut le mon­tr­er, le désign­er, nulle­ment l’expliquer, pas même le « tran­scrire ». La fas­ci­na­tion des mots a pour­tant gag­né même jusqu’aux grands mys­tiques : Gérard Pfis­ter, qui a pub­lié Angelus Sile­sius et en est imprégné, dénonce la folie qu’il y a pour­tant à devenir le livre, selon l’invitation, (nous le décou­vrons dans les « Réso­nances » finales), de L’Errant chéru­binique(« deviens l’écriture et toi-même l’essence. ») Le livre sert, le livre est sup­port, le livre est délivrance, et nulle­ment invi­ta­tion à s’y com­plaire ou à le devenir.

Ce qu’il faut retenir du Livre, c’est le refrain :

 

Le livre
n’est là
que pour nous délivrer

que glose la page 217, définis­sant la visée du livre, non comme sup­pres­sion du temps, mais comme trans­mu­ta­tion de celui-ci en ce que Rilke nomme « l’Ouvert ».

« Le temps – c’est-à-dire les sons, les mots – ouvre les yeux. Et soudain : un espace sans lim­ites. Où tout était déjà, où tout déjà réson­nait – mais nous ne le voyions pas, ne l’entendions pas. Il était là. Il est là. Et on dirait soudain que tout le tra­vail n’était que pour cela : ce dévoile­ment, cette soudaine, cette sim­ple éclaircie. »

Le « brouha­ha de signes et d’images » qui épargne les enfants et les ani­maux nous voile l’essence des choses. Maisle livre est apoc­a­lypse, dévoile­ment. Après qu’on l’a reposé, peu importe par quelle modal­ité la fleur s’ouvre. Elle est ouverte, et le sor­tilège mau­dit du livre-miroir a été aboli par cette lec­ture : nous qui ne pou­vons voir l’infini de la fleur qui s’ouvre (car nous avons la per­spec­tive de la mort, qui fait refer­mer la fleur) nous avons grâce au livre les yeux de l’âme ouverts et non plus retournés, nous pou­vons voir les fleurs s’ouvrir à l’infini, comme la créa­ture, selon la huitième des Elé­gies de Duino. Le Livre a dit ce que le livre pou­vait faire. Tous deux sont refer­més et la fleur s’ouvre. Éternellement.

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Marie-France de Palacio

Marie-France de Pala­cio, née en 1969, est agrégée de Let­tres mod­ernes et pro­fesseure des Uni­ver­sités (hon­o­raire depuis 2016). Elle est une spé­cial­iste des rela­tions entre la déca­dence latine et la lit­téra­ture européenne de la fin du dix-neu­vième siè­cle, aux­quelles elle a con­sacré de nom­breux ouvrages. Elle est égale­ment l’auteure de deux essais, Ta sen­si­bil­ité te tuera (Max Milo, 2016) et Hyper­sen­si­bil­ité et con­science élargie (Bus­sière, 2017), et d’un roman L’Éveil de Zoé (François Bourin, 2018). http://plus.wikimonde.com/wiki/Marie-France_de_Palacio