Parole et naissance
Écrit au Lac Noir entre 1990 et 1993, repris et achevé en 1996, Autre matin constitue le dernier opus du cycle intitulé Sur un chemin sans bord. Si quelques-uns de ses textes ont paru dans des revues, il est pour sa plus grande part inédit.
Le texte final, Le monde du singulier, a été écrit en décembre 2023. Il éclaire a posteriori la démarche du cycle entier qu’il clôt et de ceux qu’il annonce », nous dit l’auteur lui-même.
L’épigraphe (Je te fixe dans les pupilles / jeune clarté / la gorge nouée) est extraite du seul volume du poète Leonardo Sinisgalli publié en France de son vivant, en 1979, dans la traduction de Gérard Pfister.
Les poèmes sont répartis en cinq temps en quête d’une « autre clarté » et dans un chant livré à l’ouvert au moyen d’une poésie libre où le distique est roi.
Celui-ci rappelle Le temps ouvre les yeux publié en 2013. Dans ce recueil, à la suite de l’ouvrage précédent, Le grand silence publié en 2011, la marche continue, aveugle, et il n’y a « rien d’autre / à dire / que l’évidence », à savoir, sans doute, la poésie elle-même. (Grâce au regard du temps, on entre dans « l’ouvert », celui dont parle Rilke et qui est donc de nouveau évoqué ici.) L’économie de moyens de la phrase unique composée de distiques très brefs est là déjà au service, cette fois, de neuf chants.
Une spiritualité s’entrevoit dès l’incipit d’Autre matin (Roger Munier voit en Gérard Pfister, dit sa biographie, « le poète de la métamorphose spirituelle au sein du monde… »). Elle sous-tend tout un univers décrit dans un réalisme délicat. Ainsi des champs lexicaux comme celui de la lumière, des fleurs, des maisons ou, à l’opposé, des pauvres et des morts. La finitude est en effet consubstantielle de la vie et la mort, comme la pauvreté et la souffrance qui tous font partie de la vie.
Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier, éditions le Silence qui roule, 2024, 96 pages, 15 €.
Et quel fut, Silésien, ton art
que coudre pièce à piècedes peaux mortes
d’une aiguille invisible…et l’aigre odeur
que les outils noircis, sans gloiredans l’étroite échoppe du cordonnier
Ces vers font soudain référence à Jakob Boehme, théosophe de la Renaissance, le cordonnier (mot qui fait chute) de Görlitz.
Puis le volet II s’ouvre sur le réalisme poétique précédemment évoqué et interrompu dès le deuxième texte par une invocation à la « présence invisible » pour celui-là seul que nous avons et dont nous retrouvons la voix dans « le silence dévasté de notre cœur ».
De le même façon que le volet II le volet III reprend l’idée d’avant, le silence, qu’il développe au milieu encore de la lumière, celle de l’automne juste avant la blancheur de la neige qui fait attendre l’été. En attendant « l’eau royale » qu’est la glace et qui se définit ainsi :
par tant de pureté
mille gouttes invisibles vivifiantestremblantes dans le souffle à chaque instant
Et déjà un quatrième temps arrive, toujours léger et concis ; il nous offre le bonheur d’une marche panthéiste et rédemptrice qui ne se souvient que du parfum :
ne reste aucune pierre
sans louange…dans un autre matin
C’est alors que l’évocation finale éponyme du titre représente l’espoir lui-même d’une naissance nouvelle dont le mystère est indicible. Et pour la présence encore magnifiée il n’y a qu’un « art » celui de « l’écoute ».
Le volet V fait perdurer cette conscience d’une naissance dans « Cet instant d’hiver profond et pur ». Et l’apparition d’ailleurs seule compte puisque « les traces sur le sol / déjà ne sont plus rien » ; mais la parole elle-même est nouvelle née comme le clame le dernier vers du second poème. Va-t-elle l’emporter sur la mort qui est là évoquée douloureusement ? Les éléments déjà comme l’eau et le vent ont leur rôle purificateur dans le mystère encore. Grâce à eux intervient une nécessité : « un seul / un innombrable chant ». Et c’est à la neige que, très poétiquement, le narrateur confie le rôle de « l’imiter ».
Le monde du singulier, dont de longs versets récents occupent les deux dernières pages du recueil, fait la lumière sur l’ensemble du cycle réalisé par Gérard Pfister. Il annonce une fois encore — et ce seront ses derniers mots — « un autre matin ».
Si ce dernier texte réitère l’importance du langage c’est pour dire celle du chant qui n’est que celui « des noms propres oubliés ». Suit une réflexion sur la précarité des choses, la mémoire et le temps dont nous avons voulu effacer l’éphémère. Il nous reste les mots mais aussi l’écoute attentive du « toujours unique », du « partout singulier ». En effet « chaque chose est une lumière, chaque chose une nuit. »
Présentation de l’auteur
- Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier - 6 septembre 2024
- Jean-Pierre Vidal, Fille du chemin - 6 mars 2024
- Eric Dubois, Paris est une histoire d’amour suivi de Le complexe de l’écrivain - 5 octobre 2023
- Un hommage à Colette, poète - 6 juillet 2023
- Estelle Fenzy, Boîtes noires - 19 mars 2023
- Un hommage à Colette, poète - 1 mars 2023
- Bruno Marguerite - 1 mars 2023
- Claudine Bertrand, Sous le ciel de Vézelay - 19 octobre 2020
- Claudine Bohi, L’Enfant de neige - 6 avril 2020
- Philippe Thireau, Melancholia - 5 février 2020
- Hélène Dorion, Tant de fleuves - 17 février 2017
- Dana SHISHMANIAN, Les Poèmes de Lucy - 25 janvier 2017
- Gabrielle Althen, Soleil patient - 19 décembre 2016
- Philippe Delaveau, Invention de la terre - 11 novembre 2016
- Jacques Ancet : Les Livres et la vie - 29 mai 2016
- Françoise Ascal : Des Voix dans l’obscur - 19 mars 2016
- Fil de lecture de France Burghelle-Rey : sur Claudine Bertrand, Nicole Brossard, Laura Vasquez - 23 novembre 2015
- Dominique Zinenberg : Fissures d’été, - 18 novembre 2015
- Denis Heudré : Bleu naufrage — élégie de Lampedusa - 7 octobre 2015
- Petr Král par Pascal Commère - 10 mai 2015
- La Lumière du soir, Marwan Hoss - 30 novembre 2014
- Geneviève Huttin, Une petite lettre à votre mère - 8 octobre 2014
- Claudine Bertrand, Rouge assoiffée - 21 juin 2014
- Denise Desautels, Sans toi, je n’aurais pas regardé si haut - 29 avril 2014
- Gérard Pfister, Le temps ouvre les yeux - 23 mars 2014