“Le nom des choses”, titre du dernier livre de Giancarlo Baroni, intrigue dès l’abord, non pas tant pour son originalité — le problème de la dénomination est la base de la communication et a toujours été abordé par les poètes — mais plutôt parce qu’il amène le lecteur à se demander comment l’auteur aurait traité lui-même la question.
La structure de l’œuvre est complexe : elle rassemble, ainsi que l’explique la rubrique « actualités », des poèmes inédits ou déjà présents depuis 1998 dans de précédentes publications, témoignant de la permanente présence de ce thème de la dénomination des choses dans la désormais longue expérience poétique de Giancarlo Baroni .
Le premier poème du recueil est très important pour mon exploration du recueil :
LES BAPTÊMES DU CONQUÉRANT
Montagnes lacs rivières
au fur et à mesure de son voyage, il les baptise
des noms de sa propre langueA partir de demain il sera interdit
de nommer les choses d’une autre manière.
Giancarlo Baroni, « Il nome delle cose » puntoacapo editrice – 2020 (traduction/adaptation Marilyne Bertoncini).
La poésie avec cette briéveté, caractéristique de l’écriture de Baroni, parvient à nous transmettre une incontournable vérité : nommer les choses, au sens large, appliqué ici aux attributs du paysage, est une forme du pouvoir.
Le concept de choses, dans ce recueil, apparaît très dilaté, il renvoie, comme on l’a vu, à des phénomènes du paysage, à des objets, à des images ainsi qu’à des concepts abstraits. C’est ce qu’illustre également le poème suivant :
CASTE
Prêtres priez
guerriers combattez
marchands négociezAgriculteurs nourrissez-les
De nouveau, la dénomination détermine le sort des individus, des sociétés, et apparaît dans ce cas comme l’un des fondements de l’ordre établi.
En avançant dans la lecture, on voit s’élargir les sujets, et le thème de la nomination s’exprime sous la forme de la précision, de l’honnêteté du mot. C’est une autre caractéristique de la poésie de Baroni. Sont ainsi traités les thèmes de la frontière, de la limite, du doute, du miroir entre victime et bourreau. Des thèmes qui rappellent la poétique de Giovanni Caproni, toujours abordés ici avec une diction légère mais élégante, confirmant ici l’une des caractéristiques du style de Baroni : il sait éclairer une image, une histoire, une situation, un sentiment, un renversement en quelques mots, comme il est juste en poésie
DU PREDATEUR A LA PROIE
la distance est mince
un simple méprise. Le gestede l’ennemi qui te déconcerte
tu l’apprends et le fais tien.
La deuxième section est, à mon avis, la plus intense du livre. Elle s’intitule “UNE GRAINE ENTRE LES MAINS” et traite du thème du passage, de la relation entre ceux qui partent et ceux qui restent. La mort, si douloureux événement qu’elle soit — avec le regard de pitié pour les survivants qui doivent surmonter le deuil — est vue comme une renaissance continue, comme un passage de témoin. À cet égard, la poésie éponyme me paraît paradigmatique, car elle unit ces thèmes à ceux de l’importance de la dénomination, du baptême.
UNE GRAINE DANS LES MAINS
on t’enterre avec une graine entre les mains
elle pointe hors du sol, germe, pousse
te fait de l’ombre en été
ses feuilles te couvrent en automne
nous le baptisons de ton nom
Les sections suivantes traitent du rêve, envisagé comme espoir et consolation
UN GOLFE COUVERT DE VOILES
Elle regarde par la fenêtre
sirote un café tranquille
comme si en devant elleil n’y avait pas l’avenue aux mille voitures
mais un golfe couvert de voiles.
Et puis l’amour pour les femmes, créatures à la fois sensuelles et angéliques, représentées comme des apparitions juvéniles, est traité dans des vers dont la touche élégante rappelle l’enseignement du poète de Parme lui aussi, Giancarlo Conti.
LES JEUNES FILLES PORTENT DES MONDES SUR LEUR TÊTE
Les jeunes filles portent des mondes sur leur tête
et dans leurs poches des rêves
qu’elles distribuent aux passants.
Certains les jettent
d’autres les respirent
et redécouvrent les parfums.Derrière ces yeux
courent des désirs comme des feux d’artifice
mais de leur trace
nous impressionne plus la lumière que la fumée.
La vie se promène sur leurs jambes
pour ne pas s’ennuyer.
Parmi les deux dernières sections enfin, l’avant-dernière consacrée aux personnages littéraires bien-aimés par Baroni qui les affronte avec ses armes habituelles, les décrivant de manière synthétique mais profonde, avec un éclairage cérébral lumineux. Sont passés en revue : Beatrice, Laura, Orlando, Hamlet, Kurtz, K, Le Baron perché…
LE PARTISAN MILTON
Plus je te poursuis Fulvia, plus je parviens
à cette vérité, que malgréles horreurs de la guerre reste vivante
celle qui aime d’un amour déroutant.
La dernière section, la plus importante, est intitulée “LES PIÈGES DE RAUSCHENBERG”. Rauschenberg était peintre et photographe et cette partie du recueil est consacrée à une autre passion de Giancarlo Baroni, la peinture. Une passion cultivée avec un œil photographique (Baroni se définit poète par passion et photographe par plaisir) très éduqué — les photographies de Baroni sont particulièrement frappantes par leur conception de l’image et l’originalité des prises de vue. Des œuvres d’époques, de sujets et de techniques picturales différentes sont abordées ici, et le poète, toujours d’un trait rapide, tente d’en identifier les significations cachées.
PÉTALE APRÈS PÉTALE
la rose de Magritte
emplit la chambre,tant qu’elle sera emprisonnée
combien de temps tiendront les murs ?
En conclusion, ce recueil de Giancarlo Baroni est une œuvre accomplie et riche de sens, qui rassemble, outre de nouveaux poèmes, le travail de plus de vingt ans, tissée dans un langage poétique vertical et clair, tout en maintenant dans de nombreux passages une grande capacité d’évocation, riche d’une ironie, mélancolique et légère. Le poète manifeste une culture littéraire et artistique profonde, qui devient le substrat sur lequel il fait croître ses propres réflexions et offre une vision empathique de la vie, en se tenant dès le début en équilibre sur le fil entre réel et métaphysique, il le fait en maintenant la promesse du titre, en nommant honnêtement les choses (objets, images, concepts), honorant ainsi l’un des principes fondamentaux de la poésie.
- Giancarlo Baroni, Il nome delle cose - 6 novembre 2020