La félicité
Quand, à l’aube, elle affleure de l’ombre,
descend les brillants escaliers,
disparaît, et derrière la trace
d’une aile, ce souffle léger,
je la suis par les monts, par les plaines,
dans la mer, au ciel ; dans le cœur
je la vois déjà, je tends les mains,
j’ai déjà la gloire, l’amour.
Ah ! ce n’est qu’au couchant qu’elle rit,
sur la ligne d’ombre lointaine,
et me semble en silence montrer
le lointain toujours plus au loin.
Le chemin parcouru, la douleur
me désigne son doigt tacite ;
tout-à-coup – on entend bruire à peine –
elle est au silence infini.
Myricae, 1891 (1re éd.)
Le bois (souvenir)
Ô vieux bois verdoyant d’arbousiers,
hanté d’odeur lourde et de magie,
où j’ai souvent entendu ces bruits
d’oiseaux et de cigales cachées,
en toi vivent les faunes rieurs
qui mènent la brise à la houlette ;
vit la nymphe, et nos pas elle guette,
blonde d’ombre en ombre à ses cheveux.
Blancheurs de nymphes sous la ramée,
intermittentes, si leur envie
les offre à l’œil quand le soleil entre.
Disparues ! mais vivent les fourrés
encore de pervenches ! et vit
toujours l’acacia aux grappes grandes.
Myricae, 1892
Lapide
Dietro spighe di tasso barbasso,
tra un rovo, onde un passero frulla
improvviso, si legge in un sasso:
QUI DORME PIA GIGLI FANCIULLA.
Radicchiella dall’occhio celeste,
dianto di porpora, sai,
sai, vilucchio, di Pia? la vedeste,
libellule tremule, mai?
Ella dorme. Da quando raccoglie
nel cuore il soave oblio? Quante
oh! le nubi passate, le foglie
cadute, le lagrime piante;
quanto, o Pia, si morì da che dormi
tu! Pura di vite create
a morire, tu, vergine, dormi,
le mani sul petto incrociate.
Dormi, vergine, in pace: il tuo lene
respiro nell’aria lo sento
assonare al ronzìo delle andrene,
coi brividi brevi del vento.
Lascia argentei il cardo al leggiero
tuo alito i pappi suoi, come
il morente alla morte un pensiero,
vago, ultimo: l’ombra d’un nome.
Pierre tombale
Derrière des fleurs de molène,
dans la ronce où bat une aile
imprévue, on lit sur la pierre :
CI-GIT PIA, JEUNE FILLE.
Chicorée à l’œil bleu, dïanthe
de pourpre, et toi, liseron
sais-tu de Pia quelque chose ?
vous l’avez vue, libellules ?
Elle dort. Depuis quand a‑t-elle
au cœur ce suave oubli ?
Combien, oh ! de nues en-allées,
de feuilles, de pleurs sans bruit ?
Combien, Pia, sont morts depuis
que tu dors ! Toi, pure d’autres
êtres créés pour mourir : si
calme, les mains sur ton sein.
Dors là, vierge, en paix ; ton léger
souffle dans l’air, je l’entends
s’accorder au vol des andrènes
avec le frisson du vent.
Le chardon laisse où tu respires
quelques aigrettes d’argent
comme, à la mort, qui meurt confie
en pensée l’ombre d’un nom.
Patrie
Rêve d’un jour d’été.
Tous ces étourdissants
trémolos de cigales !
Crissantes dans l’allée
les feuilles au mistral
remuaient desséchées.
Descendaient dans les ormes
les rayons poussiéreux ;
au ciel seulement deux
nuages légers, floches :
deux blanches touches peintes
dans l’étendue bleutée.
Des haies de grenadiers,
touffes de tamaris,
le battement au loin
d’un engin moissonneur,
l’angélus argentin…
où étais-je ? Les cloches
me dirent où j’étais,
pleurant, alors qu’un chien
aboyait au forain
qui tête basse, allait.
Myricae, 1894
Le passereau solitaire
Toi dans la tour ancienne,
passereau solitaire,
tu essaies ton clavier,
comme en son sanctuaire
moniale prisonnière
l’orgue, à ses doigts légers ;
que, pâle tout-à-coup,
saisit l’étonnement
de trois notes cachées,
dans l’orgue, seulement
trois, fuyant comme mots
ensevelis, en paix.
D’un lointain sanctuaire
empreint de mort encens
dans ses grands caveaux vides,
par le silence immense
tu envoies tes trois notes,
ô esprit solitaire.
Myricae,1896
Traduction Jean-Charles Vegliante
Une traduction légèrement différente de ce dernier texte a paru, avec une réflexion sur La beauté, dans le site www.mouvement-transitions.fr, que nous remercions.