Giuliano Ladolfi, Le Journal de Didon / Jurnalul Didonei, traduction Sonia Elvireranu

Par |2025-03-06T06:54:15+01:00 6 mars 2025|Catégories : Critiques, Giuliano Ladolfi|

Si tu cueilles la rose tu détru­is son parfum ;
ne la touche pas (p. 30)

Après Le Regard… un lever de soleil et La Nuit obscure de Marie (1), voici une nou­velle col­lab­o­ra­tion mul­ti­lingue entre Giu­liano Ladolfi et Sonia Elvire­anu. C’est ici Ladolfi qui a tenu en pre­mier la plume et dans sa sa langue mater­nelle, l’italien. Il diario di Didone a en effet été écrit et pub­lié (1993) d’abord en Ital­ie, avant d’être récem­ment traduit en français par l’auteur, puis du français au roumain par Sonia Elvire­anu. C’est le résul­tat de ce dou­ble tra­vail qui est main­tenant offert au lecteur.

Rap­pelons en quelques mots l’histoire de Didon (Hélis­sa en grec), fon­da­trice mythique de Carthage, ayant dû fuir la Phény­cie après l’assassinat de son mari, Sychée (ou Sicheus), roi de Tyr. Sa légende se divise ensuite en deux ver­sions. Selon la pre­mière, parce qu’elle vouait à son époux une fidél­ité absolue, elle s’est sui­cidée afin d’échapper à un remariage avec le roi des Lybi­ens, Hiar­bias. Selon la sec­onde, celle de Vir­gile dans l’Énéide, elle a accueil­li Énée à Carthage après la chute de Troie, ils se sont pas­sion­né­ment aimés jusqu’à ce que les dieux enjoignent à Énée de repar­tir ; alors Didon, dés­espéré­ment amoureuse, mit fin à ses jours.

Giu­liano Ladolfi com­bine en quelque sorte les deux ver­sions. Quand Didon devient l’amante d’Énée, elle est han­tée par la faute d’avoir rompu le nœud de fidél­ité avec son défunt mari (Si la volup­té d’un bais­er m’étouffe, / mon cœur est déchiré par l’écho de Sicheus – p. 28), et si elle se donne la mort après le départ d’Énée, c’est bien plus parce qu’elle ne sup­porte pas le poids de sa cul­pa­bil­ité que par dés­espoir amoureux. 

On ne saurait juger ici de la tra­duc­tion roumaine mais nous savons déjà que Giu­liano Ladolfi manie fine­ment la langue française. Dans ce long poème, c’est Didon qui par­le, se par­lant à elle-même ou s’adressant à Énée. Le poète trou­ve des mots admirables pour pein­dre l’amour coupable. Je veux souf­frir de toi, affirme Didon (p. 24) :

 Giu­liano Ladolfi, Le Jour­nal de Didon – Jur­nalul Didonei, Iasi, Ars Lon­ga, 2024, 108 p.,  tra­duc­tion de l’italien au français par lui-même et tra­duc­tion du français au roumain par Sonia Elvireranu.

Toutes les couleurs pos­sède mon amour,

sauf le bleu du bon­heur (p. 18)

Les caress­es sont de la boue, mais pour moi
seule la boue freine la mort (p. 36)

Tu es entré en moi avec violence
pour semer la ter­reur et la honte (p. 68)

Cepen­dant l’ouragan de l’amour (p. 40) n’apporte pas que de la peine, et sinon pourquoi en effet aimerait-on ?

Même un con­flit aime une trêve
et tu es ma guerre et tu es ma paix (p. 32)

Homère van­tait « la vie à la douceur de miel ». Chez Hugo, reprenant une analo­gie égale­ment très anci­enne, « La vie est une fleur. L’amour en est le miel » (Le Roi s’amuse, 1832). Quant à Ladolfi, c’est le lan­gage amoureux qu’il assim­i­le au miel, à l’exemple entre autres de la Bible : « Des paroles aimables sont un ray­on de miel » (Proverbes 16:24). 

Con­tin­ue à m’étouffer avec le miel
de tes paroles pour que je puisse
dis­tiller son nec­tar dans des désirs sere­ins (p. 38)

Au parox­ysme de l’acte d’amour on peut se croire, par­fois, l’égal des dieux :

Homme, tu me cares­sais avec le frisson
d’un Dieu (p. 62)

Mais l’amour est un leurre où cha­cun est sa pro­pre victime :

Je me suis lais­sée emporter par des illusions
d’un nou­veau print­emps (p. 52)

Alors revient chez Didon un sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité qu’elle ne pour­ra pas se par­don­ner et qui la con­duit à se laiss­er mourir, sinon à se suicider :

Pour moi, il n’y a ni par­don ni prière,
l’obscurité répond au dés­espoir (p. 50)

Le poème se ter­mi­nant ainsi :

Mon virage
hor­reur de la cul­pa­bil­ité, inexorable
étran­gle tous mes désirs de vie (p. 96)

La légende de Didon a été maintes fois reprise par les poètes, les dra­maturges, les musi­ciens, les pein­tres. Rien qu’en France, aux XVI­Ie et XVI­I­Ie siè­cles on recense pas moins de six ouvrages lit­téraires qui lui sont con­sacrés, de Scud­éry à Mar­mon­tel, sans compter les tra­duc­tions de Vir­gile. Et Didon n’a pas totale­ment dis­paru de la fic­tion con­tem­po­raine. Le Jour­nal signé par Giu­liano Ladolfi s’inscrit ain­si à la suite d’une longue lignée de let­trés qui maintin­rent vivante la « haute cul­ture » à tra­vers les siècles.

Présentation de l’auteur

Giuliano Ladolfi

Giu­liano Ladolfi (1949), est un poète ital­ien diplômé en lit­téra­ture à l’U­ni­ver­sité catholique de Milan avec une thèse sur la péd­a­gogie. Il a tra­vail­lé comme chef d’étab­lisse­ment. Il a pub­lié quelques recueils de poésie et des essais et a fondé la revue de poésie, de cri­tique et de lit­téra­ture “Ate­lier”, où il con­sid­ère de manière par­ti­c­ulière l’esthé­tique et la poésie du XXe siè­cle. Il est égale­ment édi­teur, organ­isa­teur et ora­teur de nom­breuses con­férences littéraires.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Giuliano Ladolfi, Au milieu du gué

Comme je ne pra­tique pas la langue de Dante, j’ai véri­fié dans un dic­tio­n­naire le sens attribué en français au mot ital­ien : attes­ta­to, qui donne son nom au recueil de Giu­liano Ladolfi. […]

image_pdfimage_print
mm

Michel Herland

Michel Her­land est pro­fesseur des uni­ver­sités. En dehors de ses ouvrages et arti­cles pro­fes­sion­nels en sci­ences économiques, il est l’auteur d’un essai, Let­tres sur la jus­tice sociale à un ami de l’humanité (2006), de deux romans, L’Esclave (2014) et La Mutine (2018), de deux recueils de poésies, Haïkus-Mar­tinique (2018) et Tropiques suivi de Mis­erere (2020, éd. bilingue français-roumain), de nou­velles, d’un mono­logue, Le Dépar­leur, qu’il inter­prète lui-même au théâtre et de nom­breuses pub­li­ca­tions en revues.

Sommaires

Aller en haut