Présenté par Lexo Doreouli et traduit par Nana Gogolachvili.
Umberto Eco en parlant de la poésie de Mallarmé a offert au public un jeu impressionnant syntagmatique : « Tout sa vie Mallarmé rêvait à l’expression de l’indicible, mais a été vaincu. Dante considérait l’échec inévitable à ce propos, comme il croyait que l’expression des formes infinies avec les formes finies est une arrogance Luciférienne et préférait la poésie de l’échec à l’échec de la poésie. C’est-à-dire non pas la poésie de l’inexprimé, mais la poésie de l’impossible à dire ».
En effet est-il possible de saisir et d’arrêter de quelque façon que ce soit une véritable réalité ou de la restituer dans un phénomène relativiste, tel qu’est la langue où les mots commencent à parler des sujets de langue seulement dans les moments particuliers ? Par exemple, quand les gens sont confrontés à des décès (« Devant la mort nous parlons français » – Montaigne).
Le langage de notre temps qui est transformé en chaîne continue de citations, a un usage purement pragmatique qui ne rend plus compte des choses et la liaison entre les mots et leur âme sacrée disparait. Mais malgré cela, partager le pathos agnostique des paroles d’Eco à mon avis est encore impossible. Au moins, jusqu’à ce qu’il existe non pas la tradition d’une sorte de poésie métapsychique, mais le cas rare et unique comme les textes de Tomas Tranströmere ou de l’auteur de ce livre, le poète moderne classique géorgien Givi Alkhazichvili
Le signe ontologique de la poésie de Givi Alkhazichvili est justement l’éveil et la libération de la langue, qui ‚selon Foucault, s’enfermant en soi, autrement dit dans son interprétation, a commencé à écrire non pas l’histoire de l’histoire, mais l’histoire de la langue.
Je ne sais pas, si l’auteur Givi Alkhazichvili restera l’un de derniers poètes métaphysiciens, mais à chacune de mes tentatives de comprendre ses poèmes, il me prend un si fort sentiment heideggerien qu’à l’avenir il me sera impossible d’évoquer la présence de quiconque avec une telle ampleur. Givi Alkhazichvili réussit à forger des mots vivifiants, qui ne sont pas liés par les règles grammaticales et à gagner le droit de créer le silence, la langue du silence. Dans ses poèmes les mots d’après le contexte ont leur signification initiale et présentent aussi les choses de façon archétypale. C’est juste la langue de la poésie qui ouvre l’archéologie inconsciente.
Givi Alkhazishvili.
Il est évident que cela ne concerne pas l’état « Adequatio rei et intellectus » ou un projet de religion esthétique dont le but serait de répondre aux questions de la philosophie de diagnostic. Une telle chose serait vraiment « une arrogance Luciférienne ».
Givi Alkhazichvili établlit le fondement de la conscience poétique, qui d’une part essaie de dépeindre quelque chose sans le dire ou en cachant le mot, et d’autre part appelle à la réduction radicale poétique, pour que le symbole poétique ne se déforme pas à travers l’Univers réel.
La poésie de cet auteur est vraiment phénoménologique. D’après Derrida, entre le monde réel et le monde matériel il n’existe pas de différence. C’est seulement dans la langue qu’elle existe par son anxiété transcendantale. La différence ne se voit pas là, où le poète parvient à s’exprimer sans entrer dans le monde linguistique. Ceci contribue au développement d’une immunité contre les suicides en séries de la langue constamment menacé de disparition.
L’hermétisme de la poésie de Givi Alkhazichvili est à la fois la raison de son état herméneutique et la formation d’une conception esthétique et stylistique qui a influencé sa position civile et existentielle contre le régime soviétique. Il faut dire audacieusement que non seulement G.A., mais aussi sa poésie étaient les dissidents de l’époque soviétique. Dans ses textes autobiographiques il rappelle souvent comment le directeur de l’école a enfermé dans son cabinet un petit garçon de sixième avec la cravate rouge de pionnier au cou. Dans un espace fermé, debout devant un squelette anatomique, le pauvre garçon ne quittera pas le cabinet avant qu’il n’écrive un poème sur Lénine. Le son et le ton de l’idéologie brûlent ses oreilles : « Voulez – vous rentrer à la maison ? Écris un poème sur Lénine ! ». Il est évident que cet ordre n’a pas fonctionné et cela a défini son avenir antisoviétique et perturbé son invention littéraire. L’initiateur de Rebelliones sans aucune base légale était envoyé dans l’Armée Soviétique, où il a tenté de se suicider à plusieurs reprises. De cela et du reste encore Givi Alkhazichvili a produit des merveilles artistiques dans ses romans : « Futur passé » et « De part et d’autre de la porte de fer ».
Après l’auto-apprentissage de la littérature européenne, il se rend compte rapidement qu’il peut séparer artistiquement le citoyen et le poète et ses idées « sociales-réactionnaires » cèdent la place à la poésie méditative.
Depuis lors, Givi Alkhazichvili écrit des recueils poétiques importants tels que : Sorti de l’intemporalité (1998) ; Le désir de retrait (2005) ; Khoronikoni (système de chronologie)(2006–2007) ; Livre d’épîtres (2012) Soleil inconnu (2014) et le livre récemment publié La terre de mes jours (2015). C’est avec des poèmes de ces livres que les lecteurs francophones pourront découvrir la créativité de dernier poète métaphysicien géorgien Givi Alkhazichvili.
G.Alkhazichvili a traduit du russe en géorgien la poésie d’Afanasy Fet, d’Andrei Bely et d’Aleksandr Block. En 1998 il a reçu le Prix d‘ État d’Akaki Tsereteli pour son livre Sorti de l’intemporalité. En 2011 il s’est vu décerner le prix littéraire le plus important du pays, « Saba ».
Le Duo
Tout involontairement
Je me souviens de ta caresse,
Du soleil
Et du rythme de ta respiration,
l’écho de l’écho
Et nous tout seuls…
Comme je t’aimais alors, infiniment,
Toi, l’anonyme coauteur de ces poèmes.
* * *
Je ne suis pas préoccupé,
Que tu ne puisses plus me voir,
Mais que tu m’appelles seulement
Et que tu essaies de me faire souvenir
Comme nous brûlions alors,
Avec notre cheminée brûlante…
Et je comprends que notre coexistence
Était une fumée
Gagnant le ciel…
Une fumée montante.
* * *
Dans mon enfance, ayant ma part de ciel,
j’étais toujours à apprendre à voler.
Maintenant, je ne peux plus voler même dans mes rêves
Et mon ciel s’appuie sur la terre.
Mais, quand tu ouvres les yeux de mon ậme,
Tu me présentes tout l’Univers, je perds mon corps
Et je sens ma respiration devenir légère.
Parfois je quitte la terre et je sens mon cœur tellement serré,
Que la tristesse d’un orphelin sans mère
Remplit mon silence.
Inexpliquables les moments, quand Jésus écrivait sur le sable.
Écrivait et effaçait, et, ce qu’il effaçait
Demeurait en nous éternellement.
Une pomme rouge a roulé…
(Épître du mois de mars)
Le temps n’ est jamais ni peu,
Ni beaucoup,
Il est toujours assez.
C’est le vouloir, qui est toujours insuffisant…
L’instant est profond,comme le puits –
Quand on aime il frémit tellement…
Nous parlons de l’avenir,
Comme si nous allions rester ici encore mille ans
Et discutons du passé qui est toujours présent,
Car nous sommes ici
Et nous tenons le temps avec les dents
Et c’est seulement l’ậme qui nous suffit pour supporter le mal…
Et c’est tout… c’est tout… toujours tout…
Les oiseaux noirs comme il te semblait
Sont toujours des sacs à ordures volant vers le lac Lici
Portés depuis les cours de l’hôpital oncologique
Traversant les entrepôts et les morgues,
Et tes yeux spectatrice et le vent froid faisant les adieux
Les accompagnent vers nulle part.
Le temps n’est jamais ni peu, ni beaucoup,
Il est toujours assez pour la vie et la mort,
Et que de choses voit l’œil
Dès sa profondeur perplexe ?!
Tu es transparente comme l’air
Et ne peux cacher même la Télé devant les enfants,
Ni miroir, ni fenêtre…
En voyant tes épaules fines j’ai peur
Que la brise ne t’emporte comme un papillon
Et que tu ne disparaisses comme une ombre.
Même la colère ne te prend plus quand tu remarques les yeux fixés des gens
Même si tu vois tout de part en part…
Les murs, le placard et tes mains légères comme des ailes
Et les pauvres cancaniers chuchotant de toi.
Tu écoutes ta propre respiration
Et involontairment répètes le motif obsessionnel et simple
De la voix de ta grand-mère
…Une pomme rouge a roulé…
Et tu vois la pomme, comme une nature morte.
Ici le temps passe, ne s’enfuit pas comme d’habitude,
Et le matin on peut voir les dauphins solaires,
Les chambres couvrent leurs yeux de leurs mains
Et tu te donnes à la somnolence en respirant de bonheur.
Elle est étonnamment affreuse la profondeur de l’instant,
Qui regarde toujours ailleurs…
On peut voir les marchands avec leurs gros sacs
Dans les couloirs sombres de l’hôpital,
Se glissant de chambre en chambre,
Jetant un œil vagabond et pậle.
Ils nous regardent en passant.
Nous sommes à table, nous deux.
On nous a offert de la confiture de framboise – un goût maternel
Nous diluons le thé et la framboise dans le temps
En sirotant les jours restants…
Et quelque chose disparaît comme une vapeur de thé…
Et sa légèreté se précipite dans des mots parlés,
Dans le chuchotement jailli de ta bouche
Frédonnant toujours les mêmes paroles
La tête baissée…
…Une pomme rouge a roulé…
* * *
Te souviens-tu de nos fuites,
nos journées passées dans les champs,
Cueillant les fleurs jusqu’au soir ?!
Oui, c’est moi,
L’herbier de ces jours.
* * *
Combien de nuits dois-je blanchir
Pour forger un jour,
Un tel jour,
Que nous avions passé ensemble.
* * *
Pourquoi tu l’éteins ?
Laisse-le briller,
La luciole pense qu’elle éclaire le sombre.