GUENANE et Chantal PELLETIER, aux éditions de La Sirène étoilée

 

Ecrivain et plasticien dont la vie se déroule entre Paris et Tregunc, dans le Finistère, Gilles Plazy est le fondateur des éditions placées sous le signe de La Sirène Etoilée1, dont "le chant (...) convie les marins à se détourner de leur voyage utile pour connaître la joie de l'outre-monde." Dans un récent échange de courriels, il répondait ainsi avec franchise et modestie à quelques questions concernant son activité d'éditeur :

 

Ne vous méprenez pas sur la Sirène étoilée : C'est une petite chose tout à fait artisanale, volontairement confidentielle, en fait un jouet modeste dont je me suis doté pour... me publier, et aussi en faire profiter quelques complices. Cela sans aucun moyen, si ce n'est que j'ai financé le premier livre et qu'ensuite c'est à chaque ouvrage de couvrir les frais d'impression (le tirage est normalement de cent exemplaires) et d'envoi. Par principe aucune demande de subvention, et distance à l'égard de toute administration. J'assure le travail d'édition et la maquette, qui ainsi ne coûtent rien. Guère de rapports avec les librairies qui ont d'autres soucis que la poésie et une diffusion restreinte sur un maigre fichier internet. Ce qui revient à dire que l'équilibre de la tirelire dépend surtout des amis des auteurs, de leur fan club quand ils en ont un…

Je ne publie guère que deux ou trois livres par an et ne fais de plan qu'à court terme, mais publie vite si le cœur (et la tirelire !) m'en di(sen)t… Et la Sirène a décidé de sommeiller jusqu'au début 2017, moment où il lui faudra faire le point sur le présent, le passé et l'avenir… D'ici là elle est préoccupée par un projet qui dépasse la mesure .

 

Parmi les publications "modestes" de la Sirène, donc, deux petits livres au format allongé (11x23cm) imprimés sur un beau papier mat couleur ivoire, sur lequel la typographie élégante (différente pour chaque recueil) et les illustrations de Gille Plazy prennent l'éclat et la profondeur d'une belle encre.

 

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Guénane, Atacama

 

 

Atacama, de Guénane, évocation de l'aride désert chilien d'Atacama, que parcourt la poète, s'ouvre et se clôt sur des dessins aux larges tracés, aux déchirures géométriques, ou comme les coups de pinceau énergiques et mystérieux de quelque calligraphie orientale. Une note en fin de recueil, situe le paysage de ce désert "au coeur salé", réserve naturelle et archéologique, en même temps qu'immense minière. Et le poème déroule – en 35 fragments - les mots qui nous y font pénétrer, comme la route qui "envoûte sous le bleu cru du ciel. Elle s'enroule – se déroule – s'envole / en vous tout coule / sereine révélation du rien / un rien qui ne soit vain." C"est en lectrice de Jabès, ce "frère du désert", que j'ai abordé le recueil de Guénane – pour en mesurer toute l'originalité. Le voyage géopoétique de la poète rend toutes les couleurs de ce désert hissé au rang de personnage tragique et mystérieux.  Rien de désincarné dans le désert que nous offre à voir Guénane, pourtant apparemment figé comme statue de sel, tournée vers son passé :

 

"L'Atacama      royaume du salpêtre
l'or blanc naturel  le sel de la pierre
c'était avant la chimie et la ruine
esclavage          rébellion          répression
saisissantes les villes-fantômes dérangent."

 

Les paysages décrits ont toute la beauté de l'imagerie surréaliste et crue de la poésie chilienne, et m'a parfois fait penser au film de Jodorowksy, La Danza della Realidad – tant il est vrai qu'ici aussi le réel se mêle aux mouvants mirages du désert, les mots ressuscitent les noirs épisodes des dictatures, dont Guénane (qui, à deux reprises, a parcouru ce désert) relève "les traces – poussière / memento homo"  :

 

"Chacabuco fait sursauter l'Histoire
la poussière parle sans qu'on l'interroge
théâtre tragique d'une ville-prison
camp de concentration
pas un soupçon de vie
l'ombre seule de la férocité obtuse
une dictature barbare vous pince l'échine
11 septembre  1973     calendrier bloqué."

 

Envahi par le silence, qu'explore la poète ("L'Atacama est un poème en stances /le silence seul devrait l'écrire/un silence extra-terrestre."), le promeneur/lecteur  chemine entre désert et voûte étoilée, comme entre deux parenthèses d'éternité.

 

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Chantal Pelletier, Tamalous

 

 

Le second recueil publié en 2016 est, lui, illustré de photos de Gilles Plazy : intérieur où flotte l'ombre d'une présence humaine,  détails presqu'abstraits de feuilles et de murs, ces photos aux noirs et blancs très denses et contrastés ont la sensualité qui convient à ces onze poèmes, ouvrant sur "Nu", où la poéte évoque une peau qui a du "grain". Ce "nu", guirlande au corps aimé, est le portrait beau et émouvant d'un corps sénile - mais toujours chéri :

 

La peau a du grain
ses cheveux du gris
(...)
des frisures enneigées
dansent au sexe foncé
frêle bouton d'hibiscus
sur les bulbes froissés
(...)
à la cuisse d'oiseau
bat le bleu d'un ruisseau.
(...)
Et qu'importe le reste
à quatre-vingt passés

il est toujours l'aimé.

 

La précieuse beauté des images dans ce poème érotique surprend et touche : rarement on évoque la sexualité du déclin des corps dans la poésie – et sans doute jamais avec tant de délicatesse et de mélancolie. Ce poème, à lui seul, justifierait qu'on lise le recueil de Chantal Pelletier. Mais la surprise vient aussi par la suite, tant l'ensemble, qui explore la fin de vie, remue par son humour et sa fantaisie, nous emmenant dans un voyage surréaliste, avec "Retour", par exemple, poème-récit dont le héros "était mort /depuis treize ans déjà/lorsqu'il est revenu", bouleversant l'ordre des choses, la famille et les apparences qu'on entretient à coups de "semblant" :

 

Encore faire semblant
quatre ou cinq décennies
de gestes automatiques
de jours fantômatiques?"

 

Humour tout près du réel, dont le poème-titre "Tamalous" donne aussi la clé : nous entrerons tous dans le cercle des Tamalous, où chacun

 

a le corps
qui trahit
se flétrit
se raidit
s'arthrite
se calcifie
souffre chiante sciatiques.

 

Suivant un superbe hommage au peintre Mark Rothko, suicidé en 1970 à l'âge de 66 ans, le recueil se clôt sur un ultime poème érotique : "Jeune" et son affirmation à rebours de l'écoulement du temps

 

Quand je serai jeune
je prendrai tes jambes à mon cou
pour que nous fassions
la patiente récolte
de l'eau des rêves
le seul nectar de l'existence.

 

Hâtez-vous donc, lecteurs, de découvrir ce petit opus plein de sagesse et de folie, plein d'amour et d'espoir aussi – hâtez-vous,que le temps ne vous inscrive au cercle des Tamalous sans munitions pour y survivre !

 

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