Guillaume Métayer, Mains positives

Par |2024-09-07T07:49:42+02:00 7 septembre 2024|Catégories : Critiques, Guillaume Métayer|

Mains pos­i­tives  est un livre de poésie et de déli­catesse. L’auteur, Guil­laume Métay­er, est un tra­duc­teur pro­lixe et poly­glotte. On lui doit entre autres la tra­duc­tion com­plète des poèmes de Niet­zsche, du  Ver­dict de Kaf­ka… Il traduit, depuis le hon­grois, des poètes et écrivains mod­ernes et roman­tiques (Gyu­la Krúdy, Atti­la József, Sándor Petőfi…), mais aus­si con­tem­po­rains, comme István Kemény ;  des poètes slovènes, comme Aleš Šteger. De ce dernier, un arti­cle d’En atten­dant Nadeau a récem­ment présen­té Au-delà du ciel sous la terre, traduit par : Guil­laume Metay­er. Il a con­sacré un livre à la tra­duc­tion :  A comme Babel, qu’on peut lire avec bon­heur comme des notes d’atelier. Il est aus­si spé­cial­iste de Voltaire, d’Anatole France, chercheur… et poète. 

C’est assez de class­er mes papiers », écrit-il, ce qui donne le ton, l’un des mul­ti­ples tons de ce livre.  Comme si la lec­ture cri­tique tenait le milieu — entre éter­nité et classe­ment — il faudrait  dire ici com­bi­en la tra­duc­tion est au cen­tre de son tra­vail de poète ou comme ceux qu’il traduit influ­en­cent  ce qu’il écrit.  Plus sim­ple­ment : un cer­tain esprit de l’Europe cen­trale a for­cé­ment souf­flé sur lui… ou de « lEurope, cen­trale », pour repren­dre le titre de deux numéros de la revue Po&sie qu’il a dirigés.

Il est sûr en tous cas que l’humour de Dezsö Kosz­tolànyi a ren­con­tré le sien ; l’humour, comme une échelle pos­si­ble où se mesure le grand sérieux. De cet auteur hon­grois, « Le con­trôleur bul­gare » ou  « Le tra­duc­teur clep­tomane » sont, on en est sûr, deux nou­velles encour­ageantes et d’heureuses nou­velles, pour un lecteur tra­duc­teur, comme pour un qui ne l’est pas.

Un por­trait de Guil­laume Metay­er en tra­duc­teur et une évo­ca­tion de la poésie, comme essen­tielle tra­duc­tion… si l’on con­tin­u­ait sur cette lancée, on en arriverait vite à cette chute ou ascen­sion : qu’il soit poète. Or, il l’est, sans doute déjà  en ce que son livre red­oute le cadre, le por­trait, la déf­i­ni­tion de ce qu’est un poète. Un texte inti­t­ulé « rôle » le dit, trans­posé au théâtre. Comme dans un mau­vais rêve, « je n’ai appris que mes répliques », écrit-il. « Je dépose déli­cate­ment mon man­teau sur un fau­teuil du pre­mier rang, le long des leurs ( ceux de la met­teuse en scène et de l’actrice), mon fan­tôme, et nous partons ». 

Guil­laume Métay­er, Mains pos­i­tives, Édi­tions La rumeur libre, Févri­er 2024. 104 pages. 17 euros.

Un dan­ger est de « faire poète » au sens de ne pas l’être en le voulant trop ; sim­ple­ment, en ten­ant le rôle. On voit même l’idéal vir­er au sui­cide. Imag­inez :« Une vie soumise à l’anagramme ». La propo­si­tion se trou­ve dans un poème inti­t­ulé « Roulette ». Russe, bien sûr.

Mains pos­i­tives est une suite de poèmes en prose. Dans ses deux précé­dents recueils, Guil­laume Métay­er écrivait en vers. « Faire n’est pas refaire ». Et le troisième est sans ver­si­fi­ca­tion. Sauf que… l’on y retrou­ve des alexan­drins clan­des­tins, avec effet immé­di­at de sou­venir. Et échange de bons procédés : dans le livre précé­dent, Libre jeu, la ver­si­fi­ca­tion dépay­sait le prosaïque. Imag­inez un poème en vers inti­t­ulé « CIC », qui reprend « Ce sont sou­vent les actions / qui appor­tent le plus de sat­is­fac­tions », aux­quelles il oppose sa pro­pre action. Dans ce recueil-ci, le vers, la cadence, le sens de la chute pour clô­tur­er un texte ont le même effet de trou­ble. La prose et le vers ont trou­vé d’autres placements.

Il y avait dans le précé­dent recueil des lieux de prédilec­tion : rue, café, parc, toits… On les retrou­ve ici mais le temps a changé. Le temps qu’il fait  et le temps qui est. Le pre­mier est à dom­i­nante grise ou brumeuse. D’ailleurs, « il y a rarement eu plus brume que moi », dit l’auteur. Le sec­ond, explicite  dans « Trot­teuse », n’est pas celui qu’on croit. Certes, il est ce qui grise, au sens de ce qui vieillit :

Allongé aus­si longtemps face au silence du pla­fond, le corps se jette dans la seule issue 
pos­si­ble, la vieil­lesse. L’âme le suit comme son ombre et pour un peu on la ver­rait passer 
comme un cam­bri­oleur entre les deux fenêtres si au siè­cle dernier la radi­ogra­phie avait 
mieux progressé.

 Mais le temps est aus­si ce que dit le poème « Minute » :

Une minute peut dur­er soix­ante ans sous l’espèce d’une louche dans le bouil­lon. De grandes 
his­toires d’amour tien­nent en une minute.

La suite joue l’œil sur la soupe. Après un pas­sage lyrique, rup­ture de ton :

Mais quand la minute a été bien étirée, c’est tou­jours la même his­toire. L’élastique claque, la 
longue minute vous revient au nez. 

 La déri­sion, la pos­si­ble image clow­nesque rééquili­bre et dégrise ; à plus forte rai­son, une pos­si­ble auto-déri­sion le fait-elle. Une cer­taine légèreté est une réponse, par­fois de sur-vie, par­fois de vie ; une réponse authen­tique dans un con­texte général hos­tile où il ne s’agit surtout pas de par­ticiper aux entre­pris­es d’où «  on… sort plus gris ».

Le gris du temps météo et poli­tique ren­con­tre le gris de la vie amoureuse. Et Guil­laume Metay­er ne s’interdit pas de par­ler à la pre­mière per­son­ne, de s’adresser à une femme — ren­con­trée, ou/ et s’éloignant — : « Ne pose jamais sur nous ce beau sourire gris ». Le « tu » est aus­si présent, qui   ren­voie à un être aimé ou à soi-même dans un dia­logue intérieur, comme dans « Che­nil » où un moment de colère noire ren­con­tre Juvé­nal et Anu­bis. La vio­lence d’un moment passe par l’Antiquité et  dis­paraît sur ces mots : « fin de la version ».

 Il faut le dire, en pen­sant sans peser, le gris est celui du monde comme il va : « l’antivol au volant pour­rait être à la gorge ». Ou encore, « on peut tuer quelqu’un en lui enfonçant un souf­flet dans le coeur ». Ou : « il nous fau­dra bien­tôt importer autant d’armes que de douceurs. Intro­duire le droit de tir­er à vue, pour pro­téger le sucre et aug­menter la peur ». Mais, atten­tion au sur­vol, à un « bien-enten­du » de con­nivence. «  Il ne s’agit pas de faire de l’air du temps une allusion ».

Une veine satirique tra­verse le livre, avec des for­mules sai­sis­santes : « Cer­tains assoient sur vos yeux leurs gross­es fess­es gris­es. Ils vous cou­vent, dis­ent-ils… » ou encore « rien de tel pour blo­quer une entrée qu’être le château gon­flable ». Cours et cour­tisans sont tou­jours là. Et le poème est acces­soire. « Mes poèmes ressem­blent à des cra­vates » et la cra­vate est « tolérée unique­ment chez quelques dig­ni­taires du parti ».

Sur ce fond gris, il y a des retourne­ments héroïques. Une lucid­ité pro­pre au poème dégrise des cré­dos faus­saires. Ain­si, sur un ton satirique — l’époque l’a bien cherché — :

Les sci­en­tifiques sont formels : il est pos­si­ble de tout revoir pass­er, sans la moindre 
nos­tal­gie, dans un tout autre con­fort lin
éaire que la mort… 

Le poème conclut :

 Seules res­teront douloureuses les arrivées et leurs chignons .

Les arrivées et les départs ont un rôle majeur. Cela donne le très beau poème « trains » et ce cadre, « la porte des trains ». « Les arrivées et leur chignons », c’est un enchaîne­ment poé­tique, comme « chignon » est  une chaîne de mon­tagnes. Un jardin, avec « le lent mou­ve­ment de taïchi », recueille les paroles de celle qui vient de s’éloigner et inspire cette conclusion :

 Je ne saurai jamais pourquoi choisir ces allées pour fig­ur­er un départ.

Répond au gris la joie pos­si­ble. Il y a déjà de l’amusement à sig­naler quelques marottes et inven­tions de l’époque, à écrire un poème sur le « Dim­sum », à  com­pren­dre la playlist, où « le retour rede­vient départ » ; à  s’arrêter au jeûne, « grossesse mes­sian­ique d’autrefois d’où tout à cha­cun peut renaître ». C’est un livre qui fait sourire et rire, ce qui ne peut être sans la peine : « au moment du cha­grin l’oreille s’ouvre ». « Et le deuil (est) notre dic­tio­n­naire favori ». Un décalage très sin­guli­er, une sorte d’apparent mou­ve­ment de côté avant l’impact de l’émotion per­met de regarder en face ce qui la provoque.

 Il y a une joie pos­si­ble à voir les choses telles qu’elles sont. Comme dans ce très beau poème « Piscine » où l’on revient au sujet prin­ci­pal « Le temps qui passe dans les piscines n’est pas le même. »Et des ram­pes d’émotions : « la neige. Sa gangue fait date », la présence du passé, la force de « il y avait », l’enfance,  et le rap­pel du Temps qui joue en pous­sant des pio­ns. On croise ici des jeux, le bon­neteau, les cartes, le bréchet, et même le petit os de poulet en forme de Y, avec lequel on fait un vœu…Traversent aus­si des élé­ments de conte. 

On ne fini­ra pas sans évo­quer la ren­con­tre poème-réc­it, une forme libre, une réus­site, qui rebat les cartes et accueille la fan­taisie. Deux exem­ples : le poème Her, avec sa trot­tinette connectée :

 Je l’appelai Her et elle me nom­mait ear­ly bird.

Et « Wish­bone », où se racon­te une guerre pro­jetée sur la plage, pen­dant l’enfance. Une sorte de Guerre des bou­tons, avec des ennemis…

Mais au moment de rav­ager leur oasis de posi­donies  et de bar­belés, une voix nous arrêta, 
comme d’un décalogue.

 C’est la voix d’un pêcheur admiré, un mal­heureux… Con­ver­gent ici une expéri­ence forte, une scène, un événe­ment de son et de sens (impos­si­bles à sépar­er) où con­densent le mys­tère « les oasis de posi­donies et de barbelés ».

Pour le poème aus­si « le son est l’un des treuils des choses mais il n’est pas le seul ». Et la dis­tance qu’il par­court et révèle, il la voit à même les choses sen­sées rap­procher ; ain­si, le portable.

En m’étirant vers lui chaque matin j’approche la mesure du chagrin.

Le poème est la mesure vraie.

On ter­min­era cette présen­ta­tion trop som­maire, qui trace, incer­tain, un con­tour du livre, quand le poème, lui, est main pos­i­tive, plein, pléni­tude… dans l’émotion d’un poème très sin­guli­er, inti­t­ulé « Aujourdhui (vir­gule) ». Il finit sur un deuil. Ce texte est une suite d’images, réelles et rêvées, sans sépa­ra­tion pos­si­ble. Une suite de phras­es comme des pièces d’or. Guil­laume Métay­er arrive à ce comble : une prouesse de for­mal­isme — au lieu d’inscrire la ponc­tu­a­tion, il l’écrit en toutes let­tres (point), (vir­gule) et cela fait un rythme —  et l’éclat du sim­ple. Dans cette étrange Dic­tée ( d’école, de poésie),  il ne prononce pas et cepen­dant dit  « point final » comme jamais on ne le fit entendre.

 

 

Armelle Cloarec

Présentation de l’auteur

Guillaume Métayer

Né à Paris en 1972, Guil­laume Métay­er est chercheur au CNRS, tra­duc­teur et poète. À côté de poèmes (notam­ment Libre jeu, Car­ac­tères, 2017, pré­face de Michel Deguy), et d’essais cri­tiques (tels que Niet­zsche et Voltaire, Flam­mar­i­on, 2011 ; ou, sur la tra­duc­tion, A comme Babel, pré­face de Marc de Lau­nay, La Rumeur libre, 2020), il traduit du hon­grois, tant les poètes et écrivains con­tem­po­rains (István Kemény, Kriszti­na Tóth…) que mod­ernes et roman­tiques (Gyu­la Krúdy, Atti­la József, Sán­dor Pető­fi…), ain­si que de l’allemand (Poèmes com­plets de Niet­zsche, Les Belles let­tres, 2019 ; Kaf­ka ; poésie con­tem­po­raine autrichi­enne) et du slovène (Aleš Šte­ger). Il est mem­bre du comité de rédac­tion des revues Po&Sie et Place de la Sor­bonne et ani­me un ate­lier d’écri­t­ure poé­tique à Sor­bonne université.

Pho­to © Gyu­la Czimbal.

Bibliographie

poésie

  • Fugues, Aumage, 2002.
  • Libre jeu, pré­face de Michel Deguy, Car­ac­tères, 2017.

essais

  • Niet­zsche et Voltaire. De la lib­erté de l’esprit et de la civil­i­sa­tion, pré­face de Marc Fumaroli, Flam­mar­i­on, 2011, Prix Émile Perreau-Saussine.
  • Ana­tole France et le nation­al­isme lit­téraire. Scep­ti­cisme et tra­di­tion, Le Félin, 2011, Prix Hen­ri de Rég­nier de l’A­cadémie française, Prix de l’es­sai de la Revue des Deux Mondes.
  • A comme Babel. Tra­duc­tion, poé­tique, pré­face de Marc de Lau­nay, La rumeur libre Édi­tions, 2020.

choix de traductions

du hongrois

  • István Kemény, Deux fois deux, Car­ac­tères, 2008, Prix Bagar­ry-Karát­­son de tra­duc­tion du hongrois.
  • Atti­la József, Ni père ni mère, Sil­lage, 2010.
  • Sán­dor Pető­fi, Nuages, Sil­lage, 2013.
  • Gyu­la Krúdy, Le Coq de Madame Cléophas, avec Paul-Vic­­tor Desar­bres, Cir­cé, 2013.
  • Kriszti­na Tóth, Code-bar­res, Gal­li­mard, “Du monde entier”, 2014.
  • Budapest 1956. La révo­lu­tion vue par les écrivains hon­grois (dir.), Le Félin, 2016.
  • János Garay, Háry János, le vétéran, pré­face de Karol Bef­fa, Le Félin, 2018.

de l’allemand

  • Franz Kaf­ka, Le Ver­dict, Sil­lage, 2011.
  • Friedrich Niet­zsche, Poèmes com­plets, Les Belles let­tres, 2019.
  • Andreas Unter­weger, Poèmes, avec Lau­rent Cas­sag­nau, Print­emps des poètes & La Tra­duc­tière, 2019.
  • Ágnes Heller, La Valeur du hasard. Ma vie, éd. G. Haupt­feld, Rivages, 2020.

du slovène

  • Aleš Šte­ger, Le Livre des choses, avec Math­ias Ram­baud, Cir­cé, 2017.

bande dessinée

  • Rav­el, un imag­i­naire musi­cal, avec Karol Bef­fa et Alek­si Cavaillez, Seuil-Del­­court, 2019.

éditions de textes & préfaces

  • Ana­tole France, Le Livre de mon ami, Rivages, 2013.
  • Bernardin de Saint-Pierre, Éloge his­torique et philosophique de mon ami, Rivages, 2014.
  • Balzac, Stahl [Het­zel], Nodi­er, Scènes de la vie privée et publique des ani­maux, Rivages, 2017.
  • Friedrich Niet­zsche, Hymne à l’amitié, traduit par N. Waquet, Rivages, 2019.

Autres lec­tures

A comme Babel

A comme Babel est un ouvrage tout à fait réjouis­sant, par la pro­fondeur de sa réflex­ion à la lib­erté rhi­zomique, qui nous mène comme son titre l’indique d’une let­tre de l’alphabet, en l’occurrence celle […]

Guillaume Métayer, Mains positives

Mains pos­i­tives  est un livre de poésie et de déli­catesse. L’auteur, Guil­laume Métay­er, est un tra­duc­teur pro­lixe et poly­glotte. On lui doit entre autres la tra­duc­tion com­plète des poèmes de Niet­zsche, du  Verdict […]

image_pdfimage_print
mm

Armelle Cloarec

Armelle Cloarec, poète. Vit et tra­vaille à Paris. A créé la revue Sax­ifrage. Pub­lie dans des revues : En Atten­dant Nadeau, Po&sie, Europe, Sitaud­is, Archives de Sci­ences Sociales des Reli­gions, Midi… Tra­vaille sur le rap­port entre danse et poésie : Le lys est là (édi­tions Art­sPo) Mur­mu­ra­tion (sur 11 pièces d’Anne Tere­sa De Keers­maek­er). Tra­vaille la ten­sion poésie/récit : Alpha­bet. Bartle­by 2. La vie cli­ma­tique. A égale­ment écrit des con­tes et un scé­nario (Daph­nie Pro­duc­tion), Les rois de France.

Sommaires

Aller en haut