Léo Ferré
Jean Ferrat
Demain la veille !
— Quand les caribous reviendront, les caravanes reviendront, les hiboux reviendront, pour la frime, pour la forme, pour la rime, les lilas blancs des frimas surgiront, et les giroflées emmitouflées, et les bougainvilliers et les bayadères enamourées, tout ça. Oh, le ramdam !
Quand les caribous reviendront, les beaux jours reviendront, les esturgeons remonteront à nouveau le cours de la Deûle. D’un bruit sec dans les courées du passé les inquiétudes tomberont comme les chiffes molles qu’elles seront devenues, et les crabes, et les dettes, alouette…
— Ah, Lou, êtes-vous bien sûre de ce que vous me promettez-là ?
— Quand les caribous reviendront, les guimbardes reviendront, les kazoos reviendront et les grigous (vieilles badernes !) et aussi les sagouins sécheront sur pied, je tiens ça de bonne source.
Quand les caribous reviendront, les journées reviendront, rondes, pulpeuses, juteuses, sucrées, comme tout ce qui est rond pulpeux juteux et sucré se doit d’être sous peine de faire mentir les caribous qui, quand ils reviendront, auront à cœur de débusquer la carabistouille dans le marc du café matutinal.
Quand les caribous reviendront les nochères vibreront à nouveau à la nuit tombante, — car les nuits reviendront, et, ce faisant, les jours — alors les damnés de la terre et les hymnes poudreux qui s’enflamment comme de l’amadou à la nuit tombée reviendront (dirons-nous de l’amadou du caribou et des cors aux pieds que l’un va à l’autre comme la carpe au latin ? Et pourtant ite missa est.).
Quand les caribous reviendront, les Algonquins reviendront, et les Hurons, et la langue verte des Algonquins, et celle écarlate des Hurons, et celle tête-bêche des poteaux. Les caribous ne font pas peur, nulle crainte à avoir : chaque soir sera piste aux étoiles filantes… quand ils reviendront !
Car ils reviendront les chers caribous de nos bonnes pioches, et avec eux accourus d’Australie les dingos, accourus d’Aix-la-Chapelle les travailleurs du chapeau, les têtes de linottes, les zozos, accourus de Nonochie les Nonoches, accourus de Babachie les Babaches, nos frères en fariboles, et aussi les Ostrogoths, les Burgondes, les Bigoudens, les Burnous, les Clafoutis, les Tintouins, les Millepertuis, tous plus caribous les uns que les autres.
Quand les caribous reviendront, les colchiques redeviendront visibles derrière équarrisseurs et oligochètes appointés, et aussi et encore les caribous, car en effet quand les caribous reviennent tous les caribous reviennent, absolument tous, ce qui visiblement semble leur règle.
En quelques mots comme en cent : quand les caribous reviendront les caribous reviendront, ce sera fête alors ; l’aire du taon ne sera plus d’aucun fond d’ère, nous serons vernis, et comme nous en aurons soupé de toute cette poussière nous ne serons plus tenus d’opposer munitions à punitions, pouvoir à possibilité, sucre à pince ou, comme l’exige la chute, pince à linge.
Le Paradoxe de la p’tite bête
(Tombeau de Qala Mara)
Où donc est passé le temps à corps perdu de la petite bête ? La petite bête qui montait, qui montait, n’était pas de celles qui ont aujourd’hui cette apparence de pou que d’aucuns se plaisent à chercher comme la toison d’or afin d’en découdre, pas du tout ! La petite bête qui montait, qui montait, avait l’opiniâtreté des héroïnes des fables de La Fontaine — grenouille, tortue, araignée, mouche, puce, cigale, fourmi —, elle qui saupoudrait de septième ciel tant de mirettes et que nul jamais ne put décrier. L’été profus perdant son aiguillon dans la botte de sept lieues, la simple félicité champêtre s’ouvrait à lui à l’égal du premier bouton de rose. Le temps battait la campagne alors. Et puis, quand bien même ne l’aurions-nous pas connu, ce faune primesautier, malandrin des fourrés, suborneur des fenils, au moins l’aurions-nous sucé de notre pouce. Une saison durant, l’été fut en effet le temps de l’être, mais c’est l’hiver, l’hiver dont les yeux rougis n’ont gardé du soir qu’un impassible souvenir, qui est resté pour enrichir l’uranium et financer l’industrie des mouvements de masse. C’est comme ça que la vie a viré de bord. La vie !… Comment pourrions-nous être en retard sur elle alors qu’avec la fin des grands mammifères c’est elle et non le marché noir du CO2 qui fut refoulée très loin au-delà du périphérique. Abeilles, coquelicots, criquets, mer d’Aral, lac d’Ourmia, s’ensuivirent. L’air n’est plus que fumée opaque et négoces humanophages. La vie !… Sa facétieuse jacasserie passée de mode, ne restent plus que les peaussiers du dimanche pour peigner la rigueur boréale. N’est-il pas plus pratique que vivre ne soit pas une pratique, demande le Sphinx ? On se trompe, bien sûr, on se trompe continuellement, surtout quand on écrit ainsi que je suis en train de le faire. Vivre c’est se tromper. Écrire c’est se tromper. Et c’est pour cela qu’on écrit, pour tenter de repasser par le chemin qui ne nous a pas emmenés dans l’île fantôme que nous crûmes après coup avoir désiré gagner. Quand les poux se dressent sur leur séant pour bannir le bleu des foins, sommes-nous les chiens de nos ailes ?
Seule demeure
Il faut quatre murs pour faire une maison. Quatre murs. Il se trouve que quatre murs, c’est justement ce dont ma maison s’enorgueillit : quatre murs, quatre murs de bonne brique avec porte, fenêtres, chambranles, solives et sur chaque mur le cadran solaire en terre cuite de la Guilde des Briquetiers du Grand Matin.
Remarquez, on peut aussi faire une maison avec trois murs, la forme des commodes ne s’accommode guère de trois murs mais avec l’invention prochaine des incommodes à angles aigus ça va s’emboîter aux petits oignons. Je dis ça parce que ma maison n’a pas quatre murs mais trois. Trois murs. Si une maison à trois murs est une maison, alors ma maison en est une.
Je viens de dire « trois » ? C’est fort étrange. J’ignore comment ça m’est venu. Je ne connais pas le chiffre trois et je n’ai même jamais su compter jusqu’à trois. Je sais compter jusqu’à quatre : un premier mur, un second mur, un quatrième mur, mais je ne sais pas compter jusqu’à trois. Mieux vaut abréger alors.
Ma maison a deux murs. Deux murs. Ma maison est le couloir qui, l’heure venue, me permettra d’accéder à ma maison. Il faut deux murs, deux murs de bonne brique pour faire un couloir. Plus tard, ce sera une maison mais pour l’instant il faut un début à tout. Jadis ma maison a dû avoir trois ou quatre murs, je ne me rappelle plus, seulement avec les bombardements c’est devenu un couloir, un bon couloir bien aéré. S’il ne faut que deux murs pour faire un courant d’air, réciproquement un courant d’air est nécessaire et suffisant pour faire un couloir. Ce couloir est prémonitoire : ce sera une bonne maison, c’est déjà une bonne maison.
Mais ce sont des histoires tout ça, ne m’écoutez pas ! Il n’y a plus eu de bombardements par ici depuis perpette. N’empêche que s’il y en avait eu le résultat serait le même.
À la vérité, il ne faut qu’un seul mur pour faire une maison. Un mur non pas de brique, et pas plus de placoplâtre ou de bambou, un mur en papier. Un mur en papier est bien suffisant pour faire une maison. Que j’écrive sur ma maison et voilà ma maison. Le papier sur lequel j’écris sur ma maison c’est ma maison, ma maison d’être.
Alors, donnons-nous en à cœur joie : il faut sept cent soixante-treize murs pour faire une maison, une maison de brique rouge des plus chic. Sept cent soixante-treize murs, pas un de moins ! Personne dans aucun quartier aisé ne pourra jamais en dire autant. Si vous en supprimez un, un seul petit mur ! Elle n’a pas besoin de s’écrouler pour que ce ne soit plus une maison : sept cent soixante-douze murs et ce n’est plus une maison.
Maintenant, si vous tenez absolument à ce que votre maison n’ait que sept cent soixante-douze murs — c’est une économie de bout de chandelle ! — il vous faut en ce cas remplacer le mur manquant par un poème. Profitez-en, les poèmes sont vraiment pour rien en ce moment ! Mais si la question qui se pose à vous est réellement d’économie, alors il importe de remplacer chaque soustraction de mur par une addition de poème. Au prix où sont les poèmes, l’économie sera substantielle.
À terme, si comme moi vous vous satisfaites d’un mur — maintenant que nous avons vu qu’il ne suffit que d’un mur pour faire une maison, une maison bien épaisse —, il vous faudra en ce cas écrire sept cent soixante-douze poèmes. Mais vous avez le temps, la vie est vraiment pour rien en ce moment, il faut en profiter.