Hans Limon, Barbarygmes et autres bruits de fond

2017-12-28T21:13:53+01:00

Traversé(e)

je suis de ceux qui foulèrent
le saint parvis
de la mosquée Omari
de ceux qui
passionnés
convaincus
rem­plirent les avenues
de mille slo­gans têtus
jeunes optimistes
démoc­rates utopistes
de ceux qui
révo­lu­tion­naires éphémères s’abouchèrent
et bouchèrent
les canons des blindés
qui recou­vrèrent de fleurs idylliques
bucoliques
les métalliques chars de la terreur
fils de Der­aa l’ancienne
nous étions
invincibles
indéfectibles
insubmersibles
nous por­tions dans nos âmes
et nos cœurs
la haine de l’infâme
et le droit vainqueur
fils de la liberté
nous fustigions
l’oppression
la corruption
nous réclamions
à cor et à cri
l’abdication
sans délai
du poten­tat zélé
fêlé
notre voix retentit
résonna
jusqu’à Homs et Hama
jusqu’à Banias et Kamichli
dans les détours du faubourg d’Harasta
notre voix traversa
les pieds secs
la riv­ière Barada
s’engouffra
sans crime
dans le vaste selamkik
du Palais Azim
nous étions les bour­geons confiants
d’un éter­nel printemps
nous fûmes décimés
par le Sort et l’armée
le pays tout entier
suffoqua
dans l’odeur des charniers
des hau­teurs de Kerak
s’exhalèrent
des relents de cloaque
il fal­lait vivre
il fal­lut fuir
les chars et les Bachars
et laiss­er der­rière soi
le ten­dre émoi
d’une mère en pleurs
mater dolorosa
il fal­lait cheminer
en ter­rain miné
Liban Turquie Égypte
déserts plaines et cryptes
pass­er du ten­dre émoi
d’une mère en pleurs
au pâle effroi
d’une mer de douleurs
mare nos­trum
rejoin­dre Ankara
trou­ver un passeur
et pourquoi pas
ten­ter sa chance
et dans une juvénile ardeur
attein­dre le rivage
de l’Eldorado France

puis tout se mêle
et s’emballe
tout se précipite
et me presse
et m’excite
et m’irrite
le temps l’espace
autour
le vent les traces
les vautours
tout se condense
et danse
et concourt
et conspire
à ma fuite
les agents de voyage
en dernière classe
les grossistes
en mirages
les marchands de soleil
en éveil
les pour­voyeurs d’espoir
les promoteurs
des quarts d’heure de gloire
les courtiers en espérance
puis
l’argent dépensé
l’essor des pensées
les rêves prodigues
brisant les digues
puis
les ten­ta­tives avortées
les pro­jets emportés
les vedettes italiennes
à l’affût
telles des chiennes
encer­clant assiégeant
le cha­lu­ti­er bondé
peuplé
de Syriens
d’Africains
d’Iraniens
jetés sur les flots
par la misère
et les maux
sans fin
tyran­nies avanies
con­scrip­tions abjections
pléthorique foule
mal­menée par la houle

il fait noir
tout est noir
et sombre
tout n’est qu’ombre
et reflets d’ombre
quelques lam­pes de poche
dessi­nent des fantoches
des mur­mures obscurs
abscons
frissonnent
et se défont
dans le silence
sans fond
les vagues s’amassent
en montagnes
en masses
les hydres maritimes
guet­tent leurs victimes
l’embarcation d’infortune
tangue éperdue
perdue
sous un ciel sans lune
nous flottons
sec­oués par le vent
nous pleurons
survivants
nous pri­ons tous les dieux
nous fer­mons les yeux
puis
survient la trombe
un homme
se cogne et tombe
est-il mort
le paquebot
pour tombeau
mau­solée désolé
est-ce qu’il dort
la conscience
en partance
je crie je prie
dans mes litanies
vont et viennent
l’Italie
Vintimille
Alpes
et scalps
mas­sacres et simulacres
je revois
Maman
les mains tendues
mon frère de sang
par­mi les pendus
je tremble
de froid
de faim
de peur
l’angoisse m’étreint
m’embrasse
m’écœure
m’enserre les reins
alors
je grave
je trace
de mes ongles écarlates
je griffe à la hâte
mes initiales
sur un tabouret
bancal
le navire prend l’eau
ma rai­son chavire
des héli­cop­tères survolent
les pas­sagers s’affolent
qui se souviendra
qui témoignera
qui racontera
dans un jour
dans un mois
le calvaire
le naufrage
dans quelques années
l’asphyxie
de nos vies
de nos âges
en pleine
Méditerranée

 

 

Alep

nous avons rafraîchi nos cœurs purs, nos fronts secs
sur les bor­ds limoneux de la belle Quoueiq,
nous avons chu­choté les secrets de nos droits
sous les arcs bar­i­olés des grandes madrasas
bien avant la curée, bien avant les rebelles,
nous avons bom­bardé les murs des citadelles
de nos joies désar­mées, de nos éclats de voix,
de sou­venirs char­més, de cou­plets maladroits
obstinés, laborieux, généreux, volubiles,
nos aïeuls ont plan­té sur les ter­reaux bénis
d’Abu Kamal, Tin­nip Azaz, Zabadani,
les oliviers noueux, le coton qui s’effile

sueurs de chair
sueurs de temps
lueurs de terre
lueurs de champ

les yeux exor­bités de ter­reur fascinée,
sous un ciel de mitraille opaque, à sec, à pic,
nous voyons s’exhaler la fumée dystopique
des mosquées cal­cinées, des vies déracinées
le sang des réfugiés se mêle aux eaux limpides
sil­lon­nant les val­lées, néants béants, sordides,
les oliviers dénoués jouent les épouvantails,
les moucherons diaprés gan­grè­nent le bétail,
les espoirs éven­trés sat­urent les trottoirs,
les mon­u­ments sacrés s’effacent des mémoires
et nos aïeuls nour­ris au blanc sein de la paix
s’endorment, con­sumés, sous les fleurs embaumées

fureurs de guerres
lut­teurs de camps
tueurs de frères
buveurs de sang

Sous pieds Cythère

oura­gan d’Ouranos ense­mençant les ondes
sexe tranché des mains d’un Cronos à la ronde
l’écume amère et mac­ulée s’offre à la mer
dans un glisse­ment lent d’envolées éphémères

sidéra­tion des nues décou­vrant Cythérée
nue sur la pâle conque aux atours éthérés
souf­fle quel­conque ouvrant la voix des plaisirs purs
depuis les bleus tré­fonds grif­fon­nés de guipures

sa peau de lait, son doux par­fum, ses cheveux d’or
font tres­sail­lir les dieux penchés sur les rebords
sur­diadémer­audée d’accroche-coeurs légers
son corps de grâce émerge de la mer Égée

raz-de-marée d’amour accostant le rivage
pluie de zéphyrs son­dant les ani­maux sauvages
per­le de sexe ouverte aux mem­bres déliés
Aphrodite applau­dit : Cythère est à ses pieds

 

 

Exil

nous sommes les voix
qu’on n’entend plus
nous sommes les faces
de l’Inconnu
rois déchus
esclaves exclus
princes méprisés
nous sommes les capitales
de l’Innommable
les minuscules
incompressibles
nous titubons
sur les sentiers
de l’impossible
excommuniés
ostracisés
nous avons traversé
le mas­sacre et l’horreur
nous avons survécu
aux râles de la terreur
nous semons nos destins
à tous les vents
à tout hasard
au gré des chemins
au fil des matins
les mem­bres tendus
tordus
les lèvres fendues
spec­tres du passé
sou­venirs effacés
nous sommes les témoins
oculaires
de l’ère
crépusculaire
nous sommes les victimes
résignées
de l’abîme désigné
les dépouilles opimes
du plus odieux des crimes
nous respiri­ons l’air frais
des beaux jardins d’hiver
nous buvions la fournaise
du désert délétère
nous creu­sions les tréfonds
des glac­i­ers des tourbières
nous avons gravi
les vol­cans ravis
arpen­té les massifs
les syrtes
et les récifs
sondé les profondeurs
des océans trompeurs
nous avons partagé
les som­mets enneigés
nos gosiers asséchés
ont bu à l’écuelle
le doux précipité
des flo­cons éternels
dans la jun­gle torride
sur les monts escarpés
de la grimée Tauride
au milieu des vallées
aux deux pôles renversés
nous avons répandu
nos haleines condensées
nos plus nobles transports
ont encerclé
les détroits et les ports
les deltas et les forts
où l’homme abonde
la bête seconde
où l’homme abonde
l’argent surabonde
ain­si va le monde
ain­si naît l’immonde
et surgissent
des cen­dres étouffées
de la pri­maire bonté
de l’antique probité
les ter­rains divisés
les parts subdivisées
la convoitise
attisée
la nature
pillée
défrichée
mortifiée
les frères brisés
les fers scellés
nous avons vu
nous avons su
nous sommes
la majorité
silencieuse
nous sommes
la minorité
sentencieuse
nos esprits animaux
nos paupières animées
con­sid­èrent l’insensée
sidération
de l’homme-loup-pour‑l’homme
l’effondrement frondeur
du roy­aume des faucheurs
nous nous taisons
sages et brutaux
ecce homo
plus rien ne vit
plus rien ne bouge
quit­tons ce drame
quit­tons la scène
voici
l’homme rouge
voici
l’anthropobscène

 

 

Le bal des chats

sous la ten­ture des chapiteaux
s’éparpillent
subito
la valse des ronrons
le félin fandango
le mist­i­gral tango
des cha­tons d’outre-peau
pattes-à-pattes rustres
à souhait
sous l’éclat ténu des lustres
matoutatoués
bâil­lant la lie des flots
luminoumineux
contenus
con moto

des gerbes de moustaches
raso­tent et foulent des fils barbus-blés
bravaches
qu’elles emmaillotent
comme à cache-cache
comme à Mayotte
au loin des bâches
de sacrés numéros
ma non troppo
bubulles à qua­tre temps
bas­cules à contretemps
fibules jetées aux qua­tre vents
con­cil­i­ab­ules entêtants
mousseux mouvements
des yeux bercés perçants
surpi­quant les tapis soyeux persans
tout frisonne et ressent
tout s’étonne et redescend

la ritour­nelle des musiciens
roublards
s’en va puis revient
puis repart
les pas si forts tis­su­tent les liens
les chats piteux potassent
et finalement
s’enlisent dans la mélasse
d’une pluie de poisse
nonchalamment
un pour les chiens
deux pour les cieux
trois pour les rats
qua­tre acariâtres
valets violâtres
nar­quois rabat-joie
vils abat-jours
billes de velours
sur leurs plas­trons blasés
qui ne savent quoi tamiser
qui ne savent pas s’amuser
quit­tent leur bas bouge
et jouent
rusés roués
les matons mutins matois
la griffe plongée dans un bocal pyramidal
de bois­sons rouges
sans amygdales
des videurs siamois
sapés comme des sapeurs
dis­sipent les saouls buveurs
tout minoufés de bonnes liqueurs
les cabotins ne tien­nent pas bien
les con­sacrés whiskies coquins

ça brûle et ça quadrille
ça cahote et ça brille
ça cha­toie ça vacille
alle­gret­to
les entrechats chahutent
les con­tredans­es culbutent
sous les sif­flets des sans-goût-chats
huant les vrilles de joie
mâles et femelles s’enlacent
le feu se mêle aux maracas
les fri­mouss­es tiquent écument
coincées dans leurs cha­peaux de plumes
sur de larges litières
couron­nées d’oriflammes
se pâment
d’émoi
de pâles Reines de sabbat
rescapées des sorcières
quelques matousalems
pépères tout blancs tout blêmes
cha­lands des oubliettes
luti­nent des mistigrettes
que chipo­tent à tue-tête
les chats-trappeurs Davy-Croquettes

les coussinets dessinent
sur les pas vus pavés
de bon aloi
la ron­ronde chagrine
des esprits animaux
sans appui
sans aboi
les jeunes minois
de fin pelage
frico­tent et s’asticotent
à l’ombre des papilles en fleurs
des gus tardifs ronfleurs
pardonnons-leur
c’est un peu l’âge

les murs de toiles s’étiolent
les Ango­ras maouss­es titubent
et miaulent
sur le chemin
des piaules
char­p­en­tées comme des cubes
le pointu pla­fond rigole
des chats-chats qui s’affolent
des fines babines
qui s’enfilent à la pelle
de gross­es bibines
des brocs de gnôle
for­tis­si­mo
les tigres miniatures
hoquet­tent l’acide mixture
des vains spirituels
vérité pressentie
jamais démentie
ventre-saint-gris
après minuit
plus aucun bruit
les cha­grins s’enfuient
mais tous les chats sont gris

 

 

Présentation de l’auteur

Hans Limon

 Hans Limon est poète, dra­maturge et romanci­er, ain­si que pro­fesseur de philoso­phie et de théâtre. Il a déjà pub­lié plusieurs pièces de théâtre, dont Frères inhu­mains, lue à Avi­gnon, con­tribue à de nom­breuses revues, en ligne ou sur papi­er, et s’ap­prête à pub­li­er, à l’au­tomne 2017, La Bataille d’H­er­nani, gigan­tesque fresque roman­tique et théâ­trale, aux édi­tions Les Cygnes.

Son pre­mier roman, Déchi­rance, texte hybride et ful­gu­rant, sort le 2 novem­bre 2017, aux édi­tions Le bateau ivre. 

© photo Isabelle Poinloup
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