Harry Szpilmann, Les Corps incandescents

Par |2025-03-06T10:48:47+01:00 6 mars 2025|Catégories : Harry Szpilmann, Poèmes|

            Du poème con­sid­éré comme acte révo­lu­tion­naire nous exi­geons ceci : un nouvel 
incendie dans l’or­dre du sen­si­ble, cyprès, améthystes et cytis­es embrasés en plein cœur. 
Alliages inten­si­fiés dans la com­po­si­tion des corps, l’aligne­ment des flu­ides sur la solaire 
ascen­sion. Une plus-val­ue vitale.

            À l’épi­cen­tre comme aux pour­tours la résur­gence des sèves encore jeunes, l’activation 
des fleuves dans le réseau sur­chauf­fé du souf­fle. Le souf­fle. Le souf­fle plein, total, iridescent. 
L’im­mense et l’in­com­men­su­rable dans l’é­clat tout-puis­sant du plein jour.

            L’affinité priv­ilégiée des astres, des orchis et des geais lorsqu’ils se confondent 
absol­u­ment avec leur chant ; la terre lorsqu’elle prend part à l’absolu.

            Être de ce chant.  

 

Com­ment savoir sans se risquer
à son appel que le poème ne promet
rien qu’une furieuse danse de gouffres, 
un fir­ma­ment rêvé que vient crev­er 
la battue artési­enne des mots, que 
chaque voca­ble — hyène ou murène, 
vif ou san­guin — porte la voix au point 
d’ébul­li­tion, le dés­espoir jusqu’à saturation ; 
que cette croisade con­tre le rien 
creuse dans le corps des fleuves obscurs, 
des fleurs fiévreuses, de démentes 
réso­nances ne con­duisant à rien 
qu’à ce réseau de nerfs striant 
le corps ardent, le ciel vacant.  

Par­fois tu te trou­ves confronté 
à ce silence sans rives et sans confins 
et qui serait du ressort de la nuit, 
ce silence que tu sens perler 
sur le bout de ta langue comme 
des îlots à la dérive, comme gouttes 
de sang fusant dans les abîmes du temps, 
et pour lequel la langue serait 
d’in­suff­isante lumière quand bien même 
pulse en ton plexus tout le souf­fle condensé 
de l’en­chante­ment ; car pour ce dire 
il te faudrait gram­maire d’é­toiles et 
syn­taxe océane, des stro­phes illimitées 
toutes tor­sadées d’un feu à faire s’embraser
les loin­tains fur­tifs du poème.

Cela com­mencerait, si commencement 
il y avait, par un bat­te­ment, une 
vibra­tion, n’im­porte quel élément, 
l’air ou la terre, l’eau et le feu, 
faisant sauvage­ment irruption 
par les gouf­fres désaxés du corps 
et l’as­siégeant, par vagues se propageant,
par l’in­finie, l’in­sond­able fêlure que nous 
nom­mons désir et qui est tout 
aus­si bien un espace bleu et démuni 
qui se met à brûler, se consumer, 
en buti­nant la fine fleur du présent.

 

On ne sait pas très bien, 
un quelque chose comme un 
gron­de­ment de basse fréquence 
du côté des racines, comme un élan 
sans cause iden­ti­fi­able du côté 
des soleils, et qui pro­gresse et se renforce,
soulève la plèvre, enclenche 
les cordes vocales en attisant 
la forge des mots, ce quelque chose 
comme l’être tres­sail­lant en bord 
d’abîme et qui avant de vivre 
ou de mourir une pre­mière fois, 
expire — et tout le corps devient 
espace océanique et c’est le chant 
qui roule en nos artères et pulvérise 
notre réserve jusqu’à nous rendre 
lumineux et déments, 
illim­ités.

 

Tur­bu­lences encore loin, encore 
incon­cev­ables comme d’inorganiques 
craque­ments de nuit dans le système 
hydraulique du cœur qui par marées 
par sub­ver­sion par dis­rup­tion dérèglent 
l’é­cla­tante machiner­ie du corps 
avant que l’im­pens­able, que l’innommable 
n’endiguent flux et reflux vers la place forte 
de la pas­sion, vers la crête cristalline
de la folie et qu’en la lumineuse spirale
de l’air ne se met­tent à danser 
les par­tic­ules d’un feu qui sont 
les pétales du poème en devenir.

D’où cela vient-il alors puisque 
ces eaux sur­gis­sent comme d’un 
non-lieu, ou de la nuit informulée 
dans la dou­blure d’une autre nuit, 
laque­lle erre aléa­toire et neutre 
par les nervures assoif­fées du langage, 
et que nul ciel n’y prend racine, 
nulle source pal­pa­ble, nul sol 
avide de semaisons, et qu’à l’encontre 
de tout espoir de toute logique,
néan­moins en sur­gis­sent ces signes
comme des astres sédi­tieux  
dilap­i­dant leurs éclats et leurs cris 
par les brèch­es écar­lates de notre voix.

 

Mou­ve­ment d’ap­proche autant
que de se sen­tir touché en son centre
irra­di­ant d’u­ra­ni­um lorsque le sang 
lunaire aimante les mots comme 
métal exalté, chimie ondu­la­toire des corps 
et des affinités ; de l’hu­mus à la bouche 
la nature vibre de tout son long 
et il n’y a d’autre mys­tère que cette mer 
immatérielle et diaphane jointant 
les pôles en un seul corps et puis 
cette houle qui se démène comme une 
lumière assoif­fée d’im­pos­si­ble — langue 
cen­trifuge inau­gu­rant son ciel 
par la force de l’é­clat.

Parce qu’il y a le langage 
et qu’en nos os, qu’en nos expirations, 
sa mécanique interne imprime
des rythmes des ten­sions des orages
qui ne nous ressem­blent pas, ne nous 
trans­portent pas ; des mots comme 
des fers des lames des instru­ments de lestage 
alors que de tout notre être nous 
n’aspirons qu’à voir les eaux 
de la langue se déliter et les soleils rageurs 
décrire leurs sul­fureuses révolutions 
dans les cieux syn­tax­iques du désir pur, 
et d’alors nous lever comme au premier 
matin du monde, la bouche en fleur et 
tran­scendés de musique et d’azur.

À l’o­rig­ine des mots, 
de chaque mot qui sur la page pèse 
de sa charge de sueur et de sa charge 
de sang, des mots vastes comme la mer, 
de sim­ples mots aux sen­teurs de pinèdes, 
des mots d’amour des mots marins des mots 
comme des embruns sauvages éclaboussant 
les aspi­ra­tions enfiévrées de l’esprit — 
à l’o­rig­ine ce même impondérable, 
ce même imprononçable tremblement
lorsque le ciel vac­ille sur ses assises,
que s’en échappe quelque oiseau dérouté 
venant chercher refuge au foy­er incendié 
de nos lèvres en émoi.

 

Présentation de l’auteur

Harry Szpilmann

Har­ry Szpil­mann (Bel­gique, 1980) est l’au­teur d’une quin­zaine de recueils poé­tiques dont l’essen­tiel a été pub­lié au Tail­lis Pré et au Cormi­er. Par­al­lèle­ment à l’écri­t­ure, il se con­sacre à la pho­togra­phie urbaine et à la musique ambi­ent ; ses albums sont édités par la Day­dreams Fac­to­ry. Enseignant de pro­fes­sion, il a longtemps tra­vail­lé à Mex­i­co City où il enseignait la philoso­phie du ciné­ma. Il réside aujour­d’hui sur les rives du lac Tan­ganyi­ka à Bujumbura.

Bibliographie 

Sable d’aphasie, Ces espaces à la base, Les rudérales, Lim­i­naire l’om­bre, Petite suite déser­tique, Du vide rétic­u­laire, Genès­es et mag­mas, À la façon de la phalène, Approches de la lumière, À pro­pos de tout et surtout de rien (Apho­rismes), Écarts ou les esquives du désir, Ful­gor. À paraître prochaine­ment : Chronique de l’é­clat, Elé­ments de la fer­veur, La vie frag­ile.  

 

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