Traductions de Béatrice Machet.
Avec nos chaleureux remerciements aux éditions Arizona University Press pour l’autorisation de traduire les poèmes d’Heather Cahoon.
Heather Cahoon a grandi à St-Ignace sur la réserve des Indiens Flatheads qui font partie de la grande famille des Indiens Salish. St-Ignace se trouve au centre approximatif de la réserve, à l’ouest de l’état du Montana. Heather est membre de cette communauté encore appelée Pend d’oreille, ainsi nommée par des français lors des premiers contacts avec les Indiens, à cause des boucles d’oreilles que portaient ceux-ci, indifféremment hommes ou femmes.
Les Pend d’oreille constituent la branche installée la plus à l’est de la grande famille des Indiens Salish. A l’origine pêcheurs, ils vivaient dans le bassin de la Columbia River, complétant leur alimentation de gibier, y compris occasionnellement le bison, ainsi que de baies et racines. Je ne résiste pas au plaisir d’indiquer que dans la langue Salish il y a 65 mots différents qui peuvent désigner l’acte de chasser.
Heather a obtenu une maîtrise en écriture créative poétique, et un doctorat au carrefour de trois disciplines à savoir l’histoire, l’anthropologie et les études Indiennes. Elle vit à Missoula, la célèbre ville des écrivains de l’état du Montana.
Eather Cahoon, Elk Thirst, Montana Office of Public Instruction.
Quand elle n’enseigne pas à l’université du Montana, elle écrit, elle dessine ou elle peint, souvent des figures tirées des récits des riches traditions orales héritées de sa culture. Sur ses toiles parfois on peut lire quelques vers de ses poèmes. Mais Heather a une autre mission encore : elle s’implique activement dans la vie « politique ». Elle a fondé le AIGPI, soit the American Indian Governance and Policy Institute (institut de gouvernance et de politique amérindiennes). Il s’agit d’un groupe de recherche formé par des Indiens qui pourvoit des analyses, des recherches et des informations aux tribus implantées dans le Montana afin que les leaders tribaux puissent mieux affronter et gérer les problèmes liés à la santé, aux structures de gouvernement, au développement économique et social, le tout dans un souci d’écologie et de développement durable d’une part, et de justice sociale de l’autre, dans le but avoué de renforcer la souveraineté des tribus et d’offrir aux membres des tribus sur la réserve, une qualité de vie nettement améliorée.
Heather Cahoon, Missions, Montana Office of Public Instruction.
Auteure d’un prochain recueil qui sortira à l’automne 2020, édité par University of Arizona Press, intitulé Horsefly Dress, (robe de taon), elle est aussi l’auteure d’une plaquette intitulé Elk Thirst, (soif de cerf), qui lui a valu en 2005 de recevoir le prix Merriam-Frontier. Elle a publié dans les magazines de poésie, dont Carve magazine, dans lequel elle explique ce qui l’a amené à écrire. Ce sont les blessures et le trauma de son histoire et de l’histoire de sa communauté qui cherchent à se faire entendre, à se faire comprendre, autant par le lecteur du poème que par son auteure, poème qui ne se délivre qu’après plusieurs années de digestion et de décantation quant aux faits historiques, quant à la violence subie, quant à la façon de partager et d’en faire la narration. En voici un exemple :
Łčíčšeʔ
Elle est un pouillot siffleur
couvée
par la folie. Elle
éclose
d’une coquille laiteuse tachetée de terre de sienne
pas Rorschach pas rouge-gorge mais pouillot.
Bec ouvert gorgée de notes
dures écaillées, appels étouffés
à l’intérieur
de la chambre grise de sa gorge.
Dis(ap)paraissant entre les branches
jaunes-vertes rendues muettes
plumes de la queue et corps menus orteils griffus
lignes blanches en demi-cercle ses yeux
perçoivent mais ne voient pas
au centre de la nuit les mouvements
raté d’allumage
ne lis pas bien le corps
réagit par ses propres moyens.
Łčíčšeʔ signifie sœur aînée dans la langue Salish.
Heather Cahoon, Łčíčšeʔ, Academy of American Poets.
Ce poème, comme beaucoup d’autres écrits par Heather, parle de l’expérience de la peur, de la violence, et de la façon dont cela affecte la conscience, comment cela métamorphose l’esprit et la façon dont vous ne serez plus jamais le-la même après. Parfois cela peut mener jusqu’à la mort. L’expérience vous fait comme porter des verres qui changent tous vos repères et qui changent votre rapport au monde, à la vie. Ce changement, Heather le relie aux récits traditionnels de son peuple et au personnage mythique de Coyote. Il est dit que Coyote, tout en transformant le monde prit la décision de garder les fléaux que sont cruauté, avidité, famine et mort.
Heather Cahoon, Blond, Montana Office of Public Instruction.
Heather, qui adopte une forme à la fois métaphorique et narrative dans sa poésie, dit que cet acte d’écrire continue de promouvoir les vertus des chants et récits des traditions Indiennes en général car cela préserve et transmet la sagesse ancienne, dessine une sorte de carte, d’itinéraire, qui peut aider les générations à venir, car elles feront les mêmes expériences existentielles. Selon elle comme pour la majorité des Indiens d’Amérique, les valeurs ancestrales comme les regards et conclusions perspicaces des aînés accompagnent et aident les plus jeunes dans leur parcours de vie. Sa poésie véhicule un des grands principes des cultures amérindiennes, à savoir l’importance essentielle de l’environnement, qui façonne chaque culture Indienne différemment mais toujours en relation avec un territoire et la vie qu’il héberge et permet. Cela comprend bois et forêts, le gibier, les animaux en général, les écosystèmes, les rivières et les lacs, l’homme n’étant que le gardien de ce territoire compris comme celui le plus approprié pour une tribu donnée d’y vivre en harmonie. Ce qui constitue un engagement et qui donne sens à une vie humaine.
Heather est bien entendu consciente de l’importance pour une culture de conserver sa langue. La sienne, menacée d’extinction comme toutes les langues Salishennes, est introduite dans ses poèmes : des mots, phrases ou expressions en langue Salish qui trouvent difficilement une traduction sans explication ou notes de bas de pages, tant ces mots sont chargées d’histoires, de mythes fondateurs, sont imprégnés de la vision Indienne sur le monde. Ces mots disent un « autre monde » possible et il serait bon de se rappeler de cette autre possibilité !
Voici deux autres poèmes écrits par Heather Cahoon qui illustrent mes propos tout en montrant comment la triste histoire de l’élimination des tribus par les occidentaux se glisse dans le corpus et fait désormais partie des mythes fondateurs des peuples Indiens d’Amérique.
COYOTE ET LA CROIX
I.
Quand l’ouest surgit au centre
du monde la parole se retira en de lourdes
lignes jaune-miel
et taches violettes dessinées
en travers des épaules légères de certains oiseaux noirs.
Mais la réalité frotte à vif les plaies de toutes les histoires
jusqu’à ce que les os récurés de l’auto-évidence
soient tout ce qui reste.
Bataillant dans l’orbe-coquille de l’espace
nous trouvons que les histoires ne sont pas différentes
des autres formes de vie
celles aux cheveux loqueteux
alignées sur chaque
instinct primordial pour éviter la mort.
Prenez Coyote, l’os du crâne élevé pour saluer la nuit
son chant traverse la mousse noire de l’arbre pareille aux cheveux d’une sorcière.
Il délivre un message
attaché dans le corps
de textes non écrits. Tel les oiseaux dont les cous amincis sont piégés
dans des colliers, ses pleurs confirment l’in/croyable.
II.
Je conte les respirations entre les corps
chaque syllabe poussée par la poitrine —
du Salish à l’Anglais, de Francis à Clara,
Antoine/Atwén, Malí Sopí*, en passant par Sopí*,
Pyél* redevenu X̣all̓qs** — ou chemise brillante,
la personne médecine qui a vu les hommes en longues robes,
le signe de croix, a tout vu
s’envoler pour advenir
dans le double sifflement indistinct sur une cupside
forestière et champêtre, à la moitié de l’hiver, une mésange à cape noire
émit les sons de l’ombre de son nom.
Mais bien avant que la forêt ne parte en fumée,
des apparitions avec des bras levés au ciel.
*Malí Sopí, Sopí, et Pyél pour Marie-Sophie, Sophie et Pierre
** X̣all̓qs: Shining Shirt, un visionnaire Salish-Pend d’Oreille (Séliš-Qĺispé visionary)
META
La transformation, toujours et dans toute chose comme dans la régulière fausse hellébore,
reconnaît la convertibilité
de tous les phénomènes, l’attribution d’une chose
en une autre,
comme avec Spokani devenu le soleil comme avec Coyote qui est homme
qui est animal qui est professeur tué et remis au monde à mainte reprises.
Il subit une série infinie de morts, certaines métaphoriques,
certaines métaphysiques, chacune métamorphique.
(Spokani : fils de Amotan, le créateur)
Source : Valley journal.
La poésie d’Heather Cahoon est enracinée dans les mythes mais aussi physiquement enracinée dans les paysages de sa réserve. Ainsi dans le poème intitulé Horsefly Dress et qui donne son titre au recueil, elle écrit :
Une longue plume d’aile propulse dans l’air le corps rabougri
d’un héron nocturne couronné de noir,
qui pourfend
la bouche desséchée de la mémoire.
Dans un débordement d’histoire originelle
j’entends son nom : Č̓atnaɫqs
La lune chasseresse déterre l’aînée, l’unique fille de Coyote,
son nom n’étant plus prononcé, elle est devenue
pierre poreuse.
Mais j’entends son nom Č̓atnaɫqs le long de la rivière Flathead
près de Revais
dans le découpage de la viande et son séchage
craquelé au-dessus des braises de peuplier.
Č̓atnaɫqs au bord de la rivière dans l’eau qui court,
incarnation de la foi, elle
perfore ce qui divisé
entre connu et inconnu. Ici,
elle repense l’archéologie de notre souffrance.
Sa bouche s’ouvre sur le cri d’alarme d’un éboueur brun,
un avertissement : Soyez prêts pour tout ce qu’un nom enveloppe.
Heather Cahoon, Horsefly Dress, University of Arizona Press, 2020, 88 pages, 16, 95 $.
Dans son prochain livre à paraître Heather Cahoon évoque aussi la transformation qui d’un être blessé, traumatisé, va mener à un être capable de paix intérieure et va mener finalement au pardon. Elle dit la lutte à la fois pour dire l’histoire telle que vécue par les Indiens d’Amérique du nord, pour célébrer la survie à la lumière de cette histoire, mais aussi pour extirper son esprit du ressentiment qui la ronge. Ainsi dans le poème suivant :
Rendre
Puissé-je être digne
des moments les plus difficiles.
Puissé-je trouver une voie pour faire rendre sens
aux souvenirs marbré de sang
encaissés dans
la carcasse du passé
ou encore dans la troisième strophe de son poème intitulé Scƛ’lil (qui signifie mort en langue Salish) :
La mort la plus difficile est de pardonner :
panier tressé avec les roseaux du ressentiment
et avec le chagrin refaçonné en une forme utile.
C’est l’action de re-forger l’équilibre
délicat entre deuil et absolution
à partir des actes ou événements perçus comme mauvais,
ces cas éphémères qui impliquent
des impacts durables. Puissé-je réaliser cette mort
la plus difficile, qu’elle soit catalyseur pour la vie.
Un autre thème abordé par Heather et qui est commun à tous les poètes « Native American », est celui du « Homing in ». Rentrer chez soi. Ce « home sweet home » peut très bien être un lieu véritable, une maison, la réserve où l’on a été élevé et que l’on quitte pour des raisons professionnelles, mais c’est aussi souvent un ou plusieurs lieux internalisés, espaces de la conscience, car dans les cultures Indiennes, appartenir (à la communauté, à un endroit donné de naissance, à une histoire, à la terre) est une valeur forte, un sentiment qui donne sens et force. Et qui perturbe aussi, étant données les modes de vie actuels qui pour « réussir » exigent mobilité, flexibilité et individualisme forcené. Et qui fait souffrir aussi étant donnés les souvenirs douloureux qui restent attachés à ces lieux de naissance ou d’appartenance.
Ainsi elle écrit :
Forger du sens
pour dg
I
Ce jour est bordé à la manière d’une feuille grossièrement dentelée.
Je suis de retour sur ma réserve, chez moi, du moins pour le moment.
Au volant, au-dessus de Dixon, regardant une mère tétra qui fait traverser
un vieux chemin forestier à ses bébés, je me demande si un jour je ne serai plus poussée
chez moi, ne me sentirai plus traîner
entre le passé et les présents lieux
que j’appelle chez moi.
II
Personne d’entre nous n’a été immunisé contre notre histoire partagée
celle de pousser
et
de pousser en retour, l’élan de laquelle
nous a propulsés
au moment présent.
III
Ce moment est l’œuvre de météores
qui taillent l’obscurité
dans le ciel densément étoilé
au-dessus de Blue Bay, la naissance
de mes deux fils, la mort
de certaines peurs et la
forge du sens
à partir de ce qui reste.
IV
Le sens est arraché comme plumes tirées de jours étroitement enroulés, il est
fait à partir du moins et du plus du banal, à partir ce qui
se veut exister — tout ce qui s’encre
sur la page.
En conclusion je dirais que Heather Cahoon, multi-artiste, incarne parfaitement bien ce qu’un(e) amérindien-ne est sensé(e) faire et devenir : utile à son peuple, actif-ve dans sa communauté, il-elle développe aussi une individualité en évolution vers un épanouissement, il-elle parcourt un trajet dans la vie qui autorisera que lui soit donnée la qualité d’être humain.
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