À l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain, Gallimard republie les neuf Carnets qu’il a tenus de 1878 à 1911. À la différence de ses carnets de poche, qui consignent les événements de la vie quotidienne, ces carnets ne relatent guère que ceux de la vie littéraire et créative, d’où leur intérêt évident. L’édition proposée reprend le texte et surtout les précieuses annotations des éditeurs américains F. O. Matthiessen et K. B. Murdoch (édition de 1947) ainsi que la traduction de 1954 par Louise Servicen chez Denoël, revue sur quelques points par l’éditrice de cette nouvelle publication, qui a également signé la préface et le dossier (chronologie, notices sur les différents carnets, bibliographie, notes, et trois index, noms, lieux, œuvres et personnages cités). L’édition offre donc toutes les garanties de sérieux et permettra aux amateurs, mais peut-être surtout aux chercheurs qui s’intéressent à l’œuvre de James de pénétrer dans la fabrique de ses textes.
Les carnets, en effet, sont inégalement intéressants pour le simple lecteur, qui n’a lu que certains des romans ou des nouvelles de James. Si, au fil de la lecture, on apprend les goûts littéraires de l’écrivain, son admiration de Balzac, mais surtout de Maupassant, si certains passages, comme dans le Carnet II, donnent des information sur sa vie personnelle, ses émotions après la mort de sa mère et le retour aux États-Unis propice à une interrogation sur les années passées en Europe, on assiste le plus souvent à une énumération de sujets, de « scénarios », plus ou moins développés, dont certains ont effectivement donné naissance à des textes, tandis que d’autres ont été abandonnés. Il est vrai que le lecteur ordinaire qui se sentira un peu accablé n’aura qu’à consulter le précieux index des œuvres et des personnages pour retrouver celles qui lui sont familières et s’informer sur leur écriture.
Témoignages sur la vie mondaine de James, sur la société qu’il fréquente et dont il regrette qu’elle le distraie de son travail, sur ses modèles littéraires (Maupassant en tout premier lieu), ces carnets ont surtout le grand mérite de nous faire assister à la genèse et au développement de la plupart des romans et des nouvelles. À partir des données que James trouve dans son expérience ou dans les anecdotes qu’on lui raconte, surgissent ce qu’il appelle des « germes », c’est-à-dire des « situations », qui importent moins par les détails impliqués, à la différence du réalisme, que par les relations entre les personnages, leur comportement, leur psychologie. Il s’agit d’ailleurs de présenter des « types » plus que des individus. Il est en effet « impossible de rien faire de valable en art ou en littérature sans idées générales ». Les fils de l’intrigue sont ensuite tirés, explorés dans plusieurs directions, avant que l’une d’elles ne s’impose pour la version définitive, parfois des mois ou même des années plus tard. On peut ainsi suivre l’évolution de Ce que savait Maisie, dont le « sujet » (c’est un autre terme de James, et il accorde à la notion une importance fondamentale) surgit au Carnet III. Ce n’est alors qu’un « petit grain de blé » qui germe au Carnet IV, croît au Carnet V mais est toujours en herbe au Carnet VI où il est question « de cette interminable petite Maisie » dont il « reste encore 10 000 mots à écrire ».
Ainsi se dessinent les contraintes extérieures et personnelles qui pèsent sur l’écriture. À partir du Carnet III revient constamment la préoccupation du nombre de mots, « necessité économique » essentielle pour les nouvelles : « je peux placer 5 000 mots, – voilà un fait décisif, et j’en ai manifestement besoin ». Si la « forme dramatique paraît [à James] le comble de la beauté », le besoin d’argent compte pour beaucoup dans le désir de réussir au théâtre et dans la tristesse lorsque les pièces sont mal accueillies. Mais les contraintes sont surtout celles que l’écrivain se donne. La situation, on l’a dit, est fondamentale, mais tout autant la façon de l’envisager et de la traiter. Et cela implique en particulier deux points qui ont à voir avec la « méthode », les « principes ». L’un est affirmé en particulier après les tentatives théâtrales, c’est le recours au « processus scénique », la nécessité d’une action dynamique, organisée en « petits actes ». L’autre, la préoccupation de toujours, est la question du narrateur. Ce n’est pas à un auteur omniscient de raconter ce qu’il sait, et en cela, le rôle de James dans l’évolution des techniques narratives a été fondamental : le narrateur, avec lequel l’auteur ne s’identifie pas, est un des personnages du roman, dans l’action ou en marge, peu importe. S’il prend rarement la parole en première personne, c’est à travers son point de vue que les faits sont racontés. L’auteur s’installe en quelque sorte dans son intimité et ne donne accès à l’action et aux personnages que réfractés à travers sa conscience.
De ces Carnets, on tirera donc une leçon à méditer : l’écriture n’est pas une question d’inspiration ou d’expression, elle naît d’une réflexion sur les moyens à mettre en œuvre à partir de l’observation et d’un travail assidu : « Ah ! l’atmosphère consolante, clarifiante, du travail – heures sacrées, inestimables ! »
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