Ce qui s’ouvre et ne peut finir
Si nous ne parlions pas nul ne saurait
ce qu’il en est de l’autre dans l’autre chambre
Abdallah Zrika
Et si nous n’écrivions pas, ne lisions pas, n’éditions pas, pourrait-on rajouter à ces mots d’Abdallah Zrika[1], oui, que connaîtrions-nous de l’autre et de ce qui nous relie ? Nous nous savons tous en partance, et si souvent nous entendons déjà « courir la mort par les sillons/Du visage — on dirait qu’elle nous appelle »[2]. Peut-être Claude Rouquet, mon ami et éditeur, en ce mercredi de janvier 2015 où il s’est éteint, a‑t-il répondu à son dernier appel, nous quittant pour un inconnu dont il lui restait tout à découvrir alors même qu’avec un grand courage, une fière constance, il avait mené le combat contre la maladie de longues années sans jamais démériter de la vie, sans jamais renoncer à son désir d’être ici, avec nous, dans la présence.
Le legs qu’il nous a laissé, en plus de trois cents livres, dont quelques-uns encore à paraître, n’est en effet que de présence. Ne nous a‑t-il pas transmis une bibliothèque entière de voix, vivantes et mortes ? Voix d’écrivains venus d’horizons et de langues divers, unies dans une parole de beauté et de vérité qui n’excluent pas les ombres, les souffrances, les terreurs. Il les a rassemblées dans sa Maison d’édition à Bordeaux puis à Chauvigny depuis 1993, date de sa création. Les plus aimées de lui ont peut-être été les portugaises, celle d’Al Berto qui a accompagné pour sa compagne et nous ses derniers jours, celles de Sophia de Mello Breyner ou d’Eugenio de Andrade grâce auxquelles, entre autres, j’ai connu Les Editions L’Escampette. Les voix françaises, nombreuses, il m’est impossible bien sûr de toutes les citer, alors choisissons seulement d’évoquer celle de Bernard Manciet dont il a publié l’œuvre entière, de Claude Margat, notre commun ami et compagnon de route, de David Collin qui récemment m’a entraînée dans ses Cercles Mémoriaux. Enfin comment pour moi ne pas célébrer les italiennes, de Paolo conte à Antonella Anedda ? Toutes ces voix aujourd’hui, quels que soient leur provenance, occidentale ou orientale, et leur genre littéraire, sont des sentinelles qui veillent. Elles nous rendent souffle et nous font signe quand nous nous sentons orphelins ou désespérés. Elles nous appellent à continuer l’écriture pour peupler de nouveaux ouvrages la bibliothèque salvatrice de Claude, à Chauvigny et qui sait aussi ailleurs.
Car à l’heure où j’écris, Claude Rouquet n’est plus là, il a pris la poudre d’escampette avant nous, mais cela lui était coutumier. Plus de vingt ans déjà qu’avec Sylviane Sambor il avait choisi d’emprunter les chemins traversiers qui aident l’être à devenir ce qu’il est plutôt que de suivre la route bien ou mal tracée de la réussite sociale et matérielle. La force de ses rêves, la volonté d’aller au bout d’une aventure littéraire, poétique et humaine l’ont porté jusqu’à la fin, avec l’amour et l’amitié de ceux qui l’ont partagée avec lui. Homme de haute exigence et de ferveur, il a vécu jour après jour dans le désir réalisé de publier ce qu’il nommait « ses bonheurs de lecteur ». Défendant une conception de la poésie « en tant que passage vers un mystère » et affirmant « sa foi inébranlable dans la capacité des livres à opposer une résistance salutaire à l’invasion du clinquant et du faux-semblant », il a toujours montré une grande lucidité dans son refus du monde tel qu’on nous le propose. Les derniers évènements qui ont accompagné son agonie révèlent la justesse de sa vision. Quand la nuit monte, la lumière des livres accompagne l’ombre qui s’étend. Elle nous éclaire, et il nous l’a tendue comme un flambeau à saisir pour préserver l’essentiel.
Claude Rouquet pensait que l’amitié est une des choses les plus importantes, et que même si on ne se voyait presque pas, avec un livre accompli on faisait ensemble « le tour des sentiments, de la séparation, des deuils »[3], et de la douleur, inévitable. Il disait que son travail avec un écrivain commençait « dans l’établissement de relations personnelles, souvent passionnelles ». Pour ma part je n’ai vu Claude que deux fois au Marché de la poésie mais, malgré la distance géographique, nous nous sentions proches. Depuis 2005 et la publication de Les Yeux levés, nous nous sommes écrits souvent. Ses mots brefs, amusés parfois comme son regard derrière ses lunettes, n’empêchaient pas la bienveillance et la gravité des propos. Il avait un caractère de Cyrano, et la maladie a rendu sa noblesse de geste et de cœur encore plus évidente. De partis-pris tranchés, éditeur bretteur, et si fidèle, il savait à quoi sert la littérature et combien elle peut nous aider à vivre et à mourir, ouvrant entre les êtres quelque chose qui ne peut finir.
[1] Abdallah Zrika, Echelles de la métaphysique, Ed. L’Escampette
[2] Sophia de Mello- Breyner, Malgré les ruines et la mort, Ed. La Différence
[3] Al Berto, préface de Jardin d’incendie, Ed. L’Escampette
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