Hommage à Jean Métellus (30 avril 1937 — 4 janvier 2014)
Une grande voix humaine vient de nous quitter après soixante-seize ans d’une carrière inégalée. Exilé de son pays natal d’Haïti en 1959 par la dictature de François Duvalier, Jean Métellus devint un docteur des âmes, des langages, et des mémoires identitaires. Par où commencer pour décrire une vie si remplie et si signifiante, pour parler des activités débordantes de ce grand travailleur?
Leur recensement laisse rêveur: médecin des Hôpitaux de Paris pendant de nombreuses années, neurologue spécialiste des troubles du langage, docteur en linguistique, professeur au Collège de Médecine des Hôpitaux de Paris, conférencier, écrivain, poète, dramaturge, lauréat des prix les plus prestigieux où, au cours des ans, s’entrelacèrent prix scientifiques et prix littéraires. Triple lauréat de l’Académie Nationale de Médecine, lauréat du Grand Prix de Poésie de langue française Léopold Sédar Senghor, Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, Chevalier de la Légion d’Honneur, membre de nombreuses sociétés scientifiques médicales, linguistiques et littéraires, dont l’Académie des Sciences de New York, lauréat du Grand Prix de la Francophonie de l’Académie Française et du Prix International de Poésie Benjamin Fondane. Cent treize communications scientifiques en France, Israël, Allemagne, Suisse, Canada, Belgique, Martinique, et Antilles. Responsable de l’organisation de vingt congrès de neuropsychologie et de rééducation, animateur de neuf dimanches d’études à l’Hôpital Emile Roux et d’une quarantaine de séminaires pour ses équipes; directeur de cinquante-cinq thèses et mémoires, auteur de douze ouvrages dédicaux collectifs et de cent quatre-vingt huit articles et livres sur des thèmes scientifiques et médicaux
Auteur de onze romans, de vingt-neuf recueils de poèmes, de cinq pièces de théâtre, de sept essais. Fréquemment anthologisé dans des ouvrages francophones et internationaux, traduit en plusieurs langues, dont le roumain, espagnol, italien, néerlandais et russe, invité fréquent à des colloques et rencontres poétiques en France comme à l’étranger, Jean Métellus unit dans son oeuvre et ses activités plusieurs continents et cultures. Couvert d’honneurs, il resta toujours un homme d’une grande modestie. Son principal souci était de servir, son principal instrument la solidarité – linguistique, poétique, éthique, esthétique, militante, ou clinicienne. Les témoignages spontanés à la nouvelle de son décès et les nombreuses allocutions, débats, articles qui lui ont déjà été consacrés, rendront redoutable la tâche du biographe. Car sa carrière d’homme de lettres ne peut être comprise sans un examen approfondi de ses écrits scientifiques, notamment ceux traitant des troubles du langage et de la mémoire (troubles médicaux, psychologiques, mais aussi langage confisqué par les dictatures et mémoire escamotée), ainsi que ceux traitant de la parole retrouvée, rééduquée, libérée. Tous ses modes de communication fonctionnaient en continu et s’enrichissaient et se disciplinaient mutuellement. En tant que médecin et poète, Jean Métellus savait que la vie est rythmée par la souffrance – physique, personnelle, mentale, sociale, collective, imposée par l’homme ou par la nature. Permettant de triompher de la fragilité, la souffrance peut devenir purification, instinct de renouveau, et affirmation suprême de vitalité.
Enfant, Jean Métellus vécut à Jacmel avec ses quinze frères et soeurs une enfance studieuse, ponctuée de lectures éclectiques et d’un premier travail comme professeur de mathématiquues. A l’âge de vingt-trois ans, il reçut une bourse d’études qui le vit loger à la Cité Universitaire de Paris pendant quatre ans et satisfaire sa volonté de savoir et d’apprendre. Cette ouverture d’esprit marqua toute sa vie, jusqu’à sa participation au “Train de la littérature 2000” à l’occasion de laquelle il écrivit un journal de bord qui contient des observations très perspicaces sur l’avenir polyglotte et multiculturel de l’Europe. Néanmoins, il n’oublia jamais ce qui faisait son centre de gravité: la vie dans sa vérité nue, profonde, inaltérable. Son sens du merveilleux et son émerveillement donnaiet à ses mots des couleurs et des senteurs d’ailleurs, riche moisson chargée de sens, sans un mot à vide, sans un raté. Sons, images, et sentiments trouvaient leur place dans l’ajustement d’un Verbe à la fois charnel et porteur d’éternité. Ses poèmes sont des portraits palimpsestes de l’expérience humaine; leur plénitude fait de sa poésie un prisme du monde.
Jean Métellus fut toute sa vie un ambassadeur de la langue française revitalisée par les cultures africaines et haïtienne et la langue créole. Il fut l’homme d’un pays, Haïti, et d’une femme, son épouse Anne-Marie Cercelet, à laquelle il dédia tous ses ouvrages. Sous son apparence calme, couvait une passion qui faisait entrer son interlocuteur intuitivement en poésie. Dans les pauses de la conversation, se tissait en lui le vaste espace-temps dans lequel tous ses ouvrages étaient “cousus par la fibre poétique… abreuvés par la sève poétique.” Combattant du langage, Jean Métellus se battit également pour la liberté et pour les droits de l’homme. Ses romans et ses pièces de théâtre montrent son engagement au service de la vérité tant historique que contemporaine. De Toussaint Louverture, combattant pour la liberté de son pays et l’abolition de l’esclavage, aux paysans qui commencent leur journée “au piripite chantant,” Jean Métellus fit découvrir Haïti au monde. Il en fut aussi le prophète. Instruisant en 1985 le procès de la dictature haïtienne qui s’écroula en 1986, et parlant de la terre déchirée d’Haïti des mois avant le tremblement de terre de 2010, il retraça la généalogie de son pays au-delà de la déchirure de l’exil.
HAÏTI
Sur cette terre sans repos
Indiens exterminés
Africains transplantés
L’horreur recommencée
Sur cette terre sans repos
Disparaissent sans écho
Projets à peine éclos
Menteurs toujours dispos
Sur cette terre sans repos
Gestes et souffle éperdus
Miel et fiel confondus
La vie comme pourfendue
Sur cette terre sans repos
Cousue de cicatrices
Offerte aux sacrifices
La mémoire se hérisse
Dans le scintillement du langage
Avec des mots de sang, d’orage
Sans peur, sans rancœur, sans tapage
L’homme vif transmet son héritage
Passé sondé sans préjugé
Hauts faits justement célébrés
Génocides, pillages dénoncés
L’histoire jaillit transfigurée
in La peau et autres poèmes. Éditions Seghers. Paris.2006
Au pipirite chantant le paysan haïtien a foulé le seuil du jour et
dessine dans l’air, sur les pas du soleil , une image d’homme en
croix étreignant la vie
Puis bénissant la terre du vent pur de ses vœux, après avoir
salué l’azur trempé de lumière, il arrose d’oraison la montagne
oubliée, sans faveur, sans engrais
Au pipirite chantant pèse la menace d’un retour des larmes
Au pipirite chantant les heures sont suspendues aux lèvres
des plantations
Si revient hier que ferons-nous ?
Et le paysan haïtien enjambe chaque matin la langue de l’aurore
pour tuer le venin de ses nuits et rompre les épines de ses
cauchemars
Et dans le souffle du jour tous les loas sont nommés
Au pipirite chantant le paysan haïtien, debout, aspire la clarté,
le parfum des racines, la flèche des palmiers, la frondaison
de l’aube
Il déboute la misère de tous les pores de son corps et plonge dans
la glèbe ses doigts magiques
Le paysan haïtien sait se lever matin pour aller ensevelir un songe,
un souhait
Sur des terrasses vêtues de pourpre il est happé par la vie, par les yeux
des caféiers, par la chevelure du maïs se nourrissant des feux
du ciel
Le paysan haïtien au pipirite chantant lève le talon contre la nuit et va
conter à la terre ses misères dans l’animation d’une chandelle
Et son oreille croit plus à la patience des végétaux qu’au vertige
du geste, à l’insurrection des herbages qu’aux prodiges
du sermonnaire
Car il méprise la mémoire et fabrique des projets
Il révoque le passé tressé par les fléaux et les fumées
Et dès le point du jour il conte sa gloire sur les galeries fraîches
des jeunes pousses
in Au pipirite chantant et autres poèmes. Éditions Maurice Nadeau. Paris. 1995
Jean Métellus, Au pipirite chantant et autres poèmes. Paris. Éditions Maurice Nadeau. 1995.
Site de la langue créole, guadeloupe.fr.
Circonvenir l’aurore
Et repasser le temps
Presser les heures choyées par la brise du bonheur
Comme le fleuve nourrit ses poissons
Et la forêt ses futaies
Le temps de dire le jour
Ce qu’on découd la nuit
Le temps de coudre la nuit
Ce qu’on délie le jour
Le temps de contempler
Les rides sereines de la foi
Les orgues sacrées de la loi
Le temps d’écouter dans cette pâle insomnie la voix étouffée de la vie
in Au pipirite chantant et autres poèmes. Paris. Éditions Maurice Nadeau. 1995
Sur la terre, à la fois berceau, havre et tombeau
Je marche
Le talon levé contre la misère
Qui flétrit toute vie et ensevelit toute passion
Sur la terre, lieu de ma naissance, substance de ma chair
Couvoir et cercueil
Je construis un temple en l’honneur du passé
Sur la terre, folie et raison
Hamada et oasis
Je tisse une écharpe haute en couleurs
Sur cette terre de pulpe et d’ossements
D’oraison et d’incendie, de robots et d’ascètes
La fureur des hommes nourrit les jardins du ciel
Sur cette terre, cimetière des erreurs humaines
Nécessité que le châtiment
Réalité que la pénitence
Mais la puissance de l’imagination
L’ardeur de la prière
La vigueur de la foi
Réveillent l’espoir
Colorent l’avenir
in Braises de la mémoire. Paris. Éditions de Janus. 2009
Françoise Naudillon, Jean Métellus, L’Harmatan.
Jean Métellus, Braises de la mémoire. Paris. Éditions de Janus. 2009.
À petits pas
Les formes du crépuscule s’évanouissent
L’homme et l’arbre tendent le front
L’aube grisante voile l’enfer
Cette joie de vivre éclate
En feuilles, en pétales, en couleurs
Elle monte tel l’ange
Érectile par notre seul regard
À la cadence de nos vœux
S’envole
Portée par la flamme du désir
Par le sourire toujours repris de l’avenir
Elle libère les cœurs
Fidèles à ses promesses
Acquiesçant à ses éclairs, prêts à la moisson
Accompagne ceux qui
Déçus par les saisons
Se remembrent dans l’oraison
À petits pas
L’espérance imprègne paroles et gestes
À petits pas
L’espérance imagine, stimule, édifie
Rien ne lui est impossible
À nous ses serviteurs
Il adviendra selon notre foi
L’espérance, à la fois apparence et essence
À petits pas
Les formes du crépuscule s’évanouissent
L’homme et l’arbre tendent le front
L’aube grisante voile l’enfer
Cette joie de vivre éclate
En feuilles, en pétales, en couleurs
Elle monte tel l’ange
Érectile par notre seul regard
À la cadence de nos vœux
S’envole
Portée par la flamme du désir
Par le sourire toujours repris de l’avenir
Elle libère les cœurs
Fidèles à ses promesses
Acquiesçant à ses éclairs, prêts à la moisson
Accompagne ceux qui
Déçus par les saisons
Se remembrent dans l’oraison
À petits pas
L’espérance imprègne paroles et gestes
À petits pas
L’espérance imagine, stimule, édifie
Rien ne lui est impossible
À nous ses serviteurs
Il adviendra selon notre foi
L’espérance, à la fois apparence et essence
in Braises de la mémoire. Paris. Éditions de Janus. 2009
La terre, féconde et nourricière, toujours généreuse
En perpétuelle activité, maîtresse de toute vie
Demeure à l’origine de toute chose
Sa grandeur ne tient pas seulement à sa convivialité
Mais à l’ordre qu’elle impose dans le chaos ou la pluralité
La terre comme la femme crée l’homme
Mais plusieurs terres se partagent l’univers
Terre meurtrière et terre d’immortalité
Terre de désolation et terre promise
Terre pûre et de rétribution
Terre de rédemption comme la terre d’Haïti
Terre sacrée et sacrifiée
Terre mystique et scarifiée
Mais aussi terre de lumière et de prédiction
Garante du serment du Bois Caïman
Elle propulsa Toussaint à la tête d’esclaves traités comme des bêtes
Cette terre de naissance du premier état nègre du monde
Oui, c’est une terre étonnante, cette terre d’Haïti
Elle accueille et suscite tant de mystères
C’est le pays des morts vivants
Pays où s’enracinent des légendes
Où naissent de très grandes aventures
Où jaillissent des cris qui ébranlent les préjugés
C’est le pays d’un homme qui fut à lui seul une nation
C’est le pays de Toussaint Louverture
L’homme des commencements
L’homme-phare au verbe prémonitoire
En me renversant on n’a abattu que le tronc de l’arbre de la
liberté des noirs, mais il repoussera par ses racines car
elles sont nombreuses et profondes ʺ
La racine trait d’union entre la terre et l’eau
Permet à la vie de voyager aérienne
L’eau pénètre le sol
Dans ce royaume des morts, lieu muet et clos
Indifférent aux messages variés venus du ciel
Elle engendre et protège la substance même des espèces végétales
La terre boit pour s’amollir, s’alanguir
Et s’ouvrir aux convoitises des arbres prêts à l’assaut
Toute brèche souterraine invite à la reproduction
Appelle à la perpétuation des graines, des semences
La terre une et multiple
Mère, génitrice et gardienne de tout ce qui respire
La terre multiplie les différences et les ressemblances
Risquant parfois de créer la confusion ou l’anarchie
Comme si elle voulait alerter le cœur de la connaissance
Poème extrait de La Terre in Éléments. Paris. Éditions de Janus. 2008
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