REST IN WHITE & YELLOW
Laurence Millereau fut une beauté, une libraire et une poète, dans cet ordre (chronologique ou pas). Tout du long, aussi, une amoureuse. Et souffrante, dès l’âge de vingt-cinq ans – facette de son personnage qu’elle taisait farouchement mais qu’on ne peut gommer dans une évocation de sa vie dès lors que le mal a eu le dernier mot : en outre, donc, courageuse. L’une des dernières phrases qu’elle m’ait soufflées au milieu des tubes, le jour de son départ : « Je meurs en femme libre. »
Habitée par les passions, elle poursuivit de son indéfectible assiduité quelques lieux et quelques êtres. Paris, Mailly-le-Château, Toulon : ses lieux, toujours, furent avant tout le décor de carrousels humains, de palpitations des tréfonds. Tout a commencé dans le jardin paternel,
où le corps insatiable se plaît à vibrer longtemps aussi loin qu’à la nuit nouvelle dans ses odeurs de lavande et de chèvrefeuille .
Elle a terminé son existence dans un studio au fond d’un jardin méditerranéen, auxquels se réduisit de plus en plus son univers et où elle fit tourner solitairement son propre manège au rythme de ses respirateurs
jusqu’aux lendemains où l’ombre est silence .
Elle faillit mourir deux ans avant sa mort et ne survécut ce temps-là qu’artificiellement, inhalant la vie à l’aide d’une puis de deux machines et aidée merveilleusement par sa sœur Sophie. Ce sursis, loin d’être une descente aux enfers, quoique d’une physicalité aussi terrible que « miraculeuse » (dirent ses derniers médecins), elle le mit à profit, après une phase d’amnésie et les affres d’un syndrome de la page blanche, pour écrire, écrire encore et toujours.
Et, par l’écriture, elle s’éleva. Elle s’éleva et nous éleva
jusqu’au réveil des joies premières et de l’éclat du soleil .
Plume solaire, écrire, elle l’avait toujours fait et les archives qu’elle laisse nous en imposent, autant que sa bibliothèque. Écrire, de plus en plus recluse, devint son activité unique, moteur et raison profonde de sa survie. Louise Brooks au casque noir, aux lèvres sang, au regard médusant, elle fut sur le tard Colette (elle admirait la vieille écrivaine posée sur un fauteuil dans les combles du Palais-Royal). Laurence dans son fauteuil, recevait ses rares amis artistes, rarement, et seulement après le passage de la coiffeuse, l’application du rouge ; le regard n’a jamais flanché, il est bien là et nous poursuit dans l’un de ses derniers portraits pris par Raoul Hébréard.
Avant d’être immobilisée (et refusant obstinément qu’on la dise telle), elle avait eu la force de produire deux textes en prose. La Clowne revient avec humour sur son arrivée dans les années 1970 à Paris, où, jeune provinciale éprise, elle apparaît comme une Rastignac aux ailes d’emblée rognées par l’amour puis brisées par la maladie de Crohn. Dans Les Génies de la librairie, elle conte, par le biais d’une série de vignettes volontiers acides mais souvent admiratives, les dessinateurs, écrivains et v.i.p.s qu’elle honora d’expositions et de cocktails dans sa librairie du Marais, Biffures : à la fin des années 1980, ce fut l’une des meilleures de la capitale, avant d’être coulée par la guerre du Golfe.
Laurence redescendit alors accablée à Toulon et c’est là que, de plus en plus rivée et bientôt clouée à son clavier mi par penchant mi par le sort, elle écrivit les deux précédents ouvrages (n.p) puis, progressivement, se consacra à sa passion première, la poésie. Poésie qui est comme le miroir inversé, versant sérénisé de la fougue vengeresse qu’elle mettait à vivre.
Lorsque je la vis ainsi cloîtrée, coupée du monde, sachant son goût pour les haïkus, je lui suggérai d’en écrire et de les publier sur Twitter, dont le format me semblait adapté. En quelques semaines, elle dépassa les mille abonnés mais, au bout de deux ou trois ans, ses tweets politiques, contrepoint de sa création poétique, lui valurent le genre d’échanges au vitriol qui semblent donner le la des réseaux sociaux. Elle arrêta de tweeter.
L’observant une fois de plus prostrée, malgré mes réserves par rapport au phénomène, je lui conseillai de se tourner vers Facebook – dont, de manière charmante, elle prononçait le « Face » à la française. Je lui en vantai la plus grande légèreté et la possibilité de jouer avec des visuels. Très vite, lorsqu’elle fut enfin convaincue, elle appartint à une large « communauté » qui suivit assidûment son abondante production. Hormis ses collaborations livresques avec des artistes telle que Sophie Menuet, c’est là qu’était son public et c’était désormais son seul lien avec la vie culturelle telle qu’elle l’avait connue et alimentée.
Elle se forgea alors, presque à son insu, un ultime personnage, son moi de Fb, que les internautes amateurs de poésie percevaient comme une femme active, énergique et engagée dans la société autant que talentueuse, sensible et fine arrangeuse de mots : les adjectifs ne manquaient pas pour louer cette contributrice qu’aucun.e « ami.e » de l’Internautie n’aurait pu se représenter figée face à un carré de jardin dont elle ne pouvait plus arpenter les deux allées disposées en croix, qu’elle a voulues à la fin bordées de fleurs blanches et jaunes.
Elle ne supportait de courant d’air que produit par sa main sur le clavier. Comme on envoie des baisers sur un quai de gare, par le biais des nouvelles technologies elle envoyait les mots voyager à sa place.
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