La sortie de scène d’un homme discret
En hommage à Jean Biès
(1933–2014)
Jean Biès a choisi de quitter de son plein gré ce monde qui avait cessé de faire sens pour lui depuis que son épouse Rolande l’avait devancé dans la pénombre de l’esprit avant de s’enfoncer seule dans la nuit. Qui sait si, s’éclipsant avant lui, elle ne fut pas une dernière fois « l’Initiatrice » qui dans ses jeunes années le séduisit ? Il le pensait en tout cas durant ces années sombres où il l’accompagna du mieux qu’il se pouvait en dépit de l’absence de plus en plus pathétique de son inspiratrice à ce monde, dont elle lui avait révélé bien des secrets.
Le lien entre eux était si fort, et la connivence spirituelle si exceptionnelle, qu’on ne peut parler de l’un sans évoquer l’autre et sans devoir, à leur intention, imaginer une autre fin à la légendaire descente d’Orphée aux Enfers. C’est sans doute précédé, guidé par son Eurydice attentive à ce qu’il ne se retourne pas vers un monde dont les couleurs s’étaient pour lui fanées, que Jean Biès s’est acheminé vers un séjour nécessairement bienheureux du seul fait qu’il l’ait enfin retrouvée.
Quand nous nous reverrons
après peines insignes,
plus seuls que tâcherons
exténués des vignes,
et nous retrouverons,
signés d’ombre et d’années,
timides, aux perrons
de nos deux destinées ;
quand nous nous reverrons,
tremblants, ridés d’attendre,
ôtant le masque rond
des songes et des cendres ;
et quand nous comprendrons
que nous fûmes fidèles,
malgré l’arc des affronts
versés des citadelles ;
quand nous nous reverrons,
dévêtus de mémoire,
nous embrassant au front,
oserons-nous y croire ?
Quand nous nous reverrons,
nous jetant à genoux,
quand nous nous reverrons,
nous reconnaîtrons-nous ?
Miroir de Poésie, p. 143.
Sans elle, aurait-il tant écrit ? Il était persuadé du contraire et le disait haut et fort autour de lui. Écrire était pour lui un besoin impérieux, un sacerdoce, un baume sans doute aussi posé sur les blessures secrètes que tout homme porte en soi depuis l’enfance. Une trentaine de livres devait ainsi voir le jour, et l’on s’étonne qu’une œuvre aussi considérable et diverse, et toujours magnifiquement écrite, soit restée dans la relative pénombre où une opinion publique pressée et superficielle relègue aujourd’hui tant d’artistes et de penseurs, trop discrets sans doute, et trop préoccupés de poursuivre leur œuvre, pour être omniprésents sur les scènes où se font et défont les réputations. Aussi aimerait-on, pensant à Jean Biès et à la confidentialité dont sa vie et sa disparition ont été entourées, s’interroger comme le fit Rainer Maria Rilke au début des Cahiers de Malte Laurids Brigge : « Est-il possible que, malgré inventions et progrès, malgré la culture, la religion et la connaissance de l’univers, l’on soit resté à la surface de la vie ? »… et l’on répondrait comme lui : « Oui, c’est possible », tout en sachant que personne n’a le pouvoir d’évincer à jamais le chant d’Orphée, et que la parole d’un penseur, quand elle est vive et juste, survit à ceux qui pensaient l’étouffer, ou passer leur chemin comme si de rien n’était. Aucune interpellation majeure ne saurait être écartée sans que son écho un jour s’en revienne, démultiplié par le vide où on pensait l’avoir murée.
Un seul titre résume tous les autres et donne le ton de cette interpellation : Retour à l’Essentiel (1986). Retour car, de l’Essentiel, le monde moderne lui paraissait s’être détourné, et c’est à la Sagesse pérenne (philosophia perennis) que Jean Biès s’est continûment ressourcé, abreuvé, tout en faisant montre d’un talent d’écrivain qui lui revient en propre. Mais retour n’est pas régression, et moins encore regrets pour la vanité moderne orchestrée en attrait de la nouveauté. C’est donc dans le riche dépôt « traditionnel » qu’il a puisé sa raison d’être et son inspiration dès son pèlerinage au Mont Athos (Athos. Voyage à la Sainte Montagne, 1963) et son premier voyage en Inde (L’Inde, ici et maintenant – Lettres du pays de l’Être, 1979) qui devaient l’un et l’autre orienter sa destinée d’homme et de créateur, tout aussi marqué par la lumineuse figure d’Empédocle d’Agrigente, auquel il consacra un essai récemment réédité (Almora, 2010), que par celle de René Daumal dont il rédigea la monographie pour la prestigieuse collection « Poètes d’aujourd’hui » (Seghers, 1967). L’Essentiel n’a, depuis lors, jamais cessé d’illuminer et de féconder sa pensée en autant de tonalités subtiles, de fragrances rares que de livres publiés parmi lesquels on retiendra surtout : Passeports pour des temps nouveaux (1982), Paroles d’urgence (1996), Sagesses de la Terre – Pour une écologie spirituelle (1997), Les Alchimistes (2000), Vie spirituelle et modernité (2009), Paysages de l’Esprit (2011). Mais c’est au poète, attentif aux soubresauts de son temps, que revient le dernier mot :
Le chevalier
Homme qui me diras dans cent ans, que serai-je,
Sinon brume irréelle aux paupières de neige ?…
Homme, me diras-tu, veuf de voix, sans regard
— crâne défait sur sable affronté de fémurs —,
fantôme portant heaume emplumé de hasard,
redresseur de néant au vide de sa lance ?…
Errant poète fus, et guerrier dont l’armure
pèsera moins que l’air empanaché de silence…
Mon silence lui-même alors se sera tu ;
mon âme échappée des ténèbres dénouées
s’effilochera toute au verbe des nuées ;
L’absence t’apprendra mon nom.
Miroir de Poésie, p. 14 (extrait).
sur Jean Biès :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Bi%C3%A8s
http://www.jeanbies.org/presentation.htm
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