Le jour qui s’en va
nous laisse dans l’ombre
avec ton visage
soir
Une voix, un regard, Jean Grosjean
Le jour qui s’en va
nous laisse dans l’ombre
avec ton visage
soir
Une voix, un regard, Jean Grosjean
A Jean Grosjean
I
Un autre jour te rencontre
il cherche son usage
parmi les encombrements de l’atelier
La croisée hésite encore
chargée du langage engourdi du spectateur
s’étonne de son reflet
sous la nuagerie prodigieuse d’Humilis
-Toi si vif à regarder le ciel
à écrire l’unique présent des nuages-
Au loin les éteules en rayons
se dissipent dans la brume
passent sans être feu
– ne parlons pas de Lui
sa présence est pleine
en toute chose-
II
Une poignée d’ordre
cherche la clenche
d’un pouvoir de fait
Sur le chemin de Damas
aux pas d’un sémite sans théâtre
des passeurs indéniables dressent leur tente
abreuvent l’ aube du caravansérail
de poissons pariétaux
Ce qui est à dire se tient dans la main
telle une pointe de flèche distraite dans l’éternité
glorieuse de construire le fil de sa nuit mystérieuse
Oracle des restitutions
les augures présentent les artabes
Les résines les fleurs de mai
passées sous la lune dans une brassée d’arômes
L’onde johannique prospère
à la gloire des anges
‑La vérité des hommes
n’est pas un point fixe
elle est une variable d’ajustement-
III
Langue du viatique où l’air et la fièvre
cinglent sur un champ échardonné
Langue morte ou langue muette
‑le Seigneur- te parle à sa ligne d’horizon
te voilà interprète d’un songe
apôtre d’une poétique
L’esclave prend ta main
pour parler en frère
il fait froid les marabouts s’ensablent
les zèbres filent vers l’océan
IV
Présent à la berceuse
tu as rêvé la pierre du repos
où cassante comme un genêt
se disposait la soif
Le poème hôte de l’obscurité
est jeté dans la fosse aux lions
dans cette prairie étoilée tendue de sable
où des fauves s’entr’suivent
sans pouvoir échapper à la servilité
Ils n’épargneraient personne
absents pour un exil destiné
une illusion mercenaire
-dialogue de la nécessité
et de la pauvreté-
Passerais-tu ici encore
dans une miséricorde de visite
que l’orphelin ne te regarderait pas
La forge s’est tue au passage de l’enfant
ses sandales ailées à la main
V
Aux rives de la Marne
une fugue te conduit tristement
vers la vache aux reins brisés
qui beugle rongée de vermine
Aux chevaux réformés
en route pour la boucherie
Il en va ainsi des indiens
toi qui suivait Mayne-Reid
cherchant les fleurs la nuit venue
après l’écoute aveugle de la Bible
VI
Vergers et vignes achèvent leur périple
les fermiers aguerris s’apprêtent sans tarder
à brûler branches et sarments
Ah le gentianère des plateaux de Gergovie
émule d’un siècle qui s’effondre
lâchant au beffroi la balle tressée
pour une proie plus simple
Les roselières s’endorment
silencieuses aux chants des oiseaux
échappés le long du fleuve
La vase s’abouche à la nasse
et le petit berceau d’osier
court au fil de l’eau
tu repêches quelques recrues venues à ta rencontre
fussent un manœuvre ou quelques autres incertains
VII
Se taire encore
l’auréole d’un fauve accroupit hors de toi
Un regard amusé
vers les froideurs harmonieuses
Faudrait-il chansonner
donner son temps à la musette
Tout s’efface ainsi
dans la torsion des flammes
et l’écart insolite du vécu
Rien à approcher
rien à perdre
les mots sont plongés
dans un seul aujourd’hui
ils se glissent vers l’obscurité naissante
vagabondent à la lisière du toit
VIII
Quel souvenir commun
que celui des étendards
aux portes de la jeunesse
où route de Saumane apprenant à écrire
je découvrais l’orage du poème
Crinière du lion déchaîné
qui tournoie dans la fosse
— Il est toujours là rugissant -
On t’a jeté à bas n’est-ce pas
et tu rechignes devant la servitude
raide et pâle cherchant des manières
refusant de rejoindre la déroute des consciences
Les traces sont bien visibles
sur le sol boueux
IX
Décembre tourne le dos au vitrail des cieux
les mois nouveaux préviennent de leurs racines fraîches
avant de s’endormir les uns contre les autres
Dans l’inventaire des calendes barbares
et des superstitions modernes
les nucléus pathétiques d’un thermidor
de tant d’autres misères s’imposent au bilan
le rêve prussien s’efface lui-même devant la guerre
Il faut alors beaucoup de tendresse
pour approcher le défaut de parole
et offrir cet amour en un gué sans naufrage
X
L’air froid s’immisce sur la poitrine
par ce petit matin d’orfèvre
allant vers quelques glanes
Tu marches encore
qui peut t’entendre aux portes de l’Orangerie
puisque ton souffle est retenu
et que nous professons le vacarme
Ta noblesse est un doute
tes yeux d’aigle
ardents à l’ordre et à l’exactitude
croisent alors devant la table dressée
un thé qui ne renonce à rien
impeccable dans la lueur de cette fin d’après-midi
Puis devant quelques saisons
‑bocks à la levure amère-
que l’ardennais explore en nos enfers
un carnaval de ferrures et de toiles
agite la quiétude cherchée en vain à cette heure
Penché sur l’évangile de Jean
‑celui qui entend-
à l’écoute du mouvement qu’il admire
tu déchiffres les traces du soleil sur le mur
‑Lui est son idée fixe
oubliée dans l’Eden
qu’il pensait avoir achevé-
XI
Cela est bien
la nuit descend sur l’arène
parmi les copeaux et les limailles
et les soldats de plomb rangés pour la bataille
Mais si fragile que soit l’été des mots
nous braquons nos faces sur l’insomnie factieuse
Les pages tournent
elles ne se débattent plus
l’envol se consume
dans le flot des ardeurs et des dissipations
Alors écrire comme une manie
pas-à-pas pour voir apparaître
laisser naître l’ouvrage
Les fleurs enfantines
vont allumer les voiliers du recueil
Le gibier à la passe
les flores les arbres nus
reconduits de l’imparfait
vers un semis éclairé de hasard
— Le vide ancien gagne en nombre de sorte qu’une ironie bienveillante
s’échappe de ton visage -
XII
Je cherche ici et là à me reconnaitre
à retrouver nos conversations
et l’éclat des après-midi
Le rosier Grosjean si bien apprêté pour le chemin
que je portais depuis le village d’Avant jusqu’au domaine
a reconduit son immensité grâce à toi
-Trinité inexprimable
Imperceptible abandon-
Des souvenirs au profit du don
font sécession
comme passés d’un point à l’autre
sans justifier leurs actes
Les fauves ne furent pas apprivoisés
mais apaisés miracle du poème
pour la gloire du Verbe
Résolution de celui qui s’évade
pour revenir de son plein gré dans la fosse aux lions
retrouver la langue mère
et la rigoureuse condition
de l’enfant qui s’endort
‑La pluie du vent
dort en quelque lieu-
Noël 2012 In Memoriam
Grand merci à Jacques Réda d’avoir rassemblé en ami « une voix un regard » chez Gallimard « ces pièces abandonnées » à notre connaissance